mardi 29 décembre 2015

xkcd, humour scientifique et informatique


Randall Munroe, xkcd, volume 0, breadpig, San Francisco, 2009, 111001 p. $15,77

J'ai trouvé ce webcomic sous le sapin. Sympa, le Père Noël !
L'auteur de cette BD, diplômé de physique, a travaillé à la NASA. Son public de prédilection est celui des scientifiques et des informaticiens ; leurs références culturelles transparaissent à chaque page, complicité : mathématiques, informatique, jeu vidéo, technologie, Web, langage, et "relationship" aussi. xkcd est sous-titré "a webcomic of romance, sarcasm, math and language". Le tout est souvent présenté sous forme graphique : histogrammes, courbes, diagrammes, très peu de texte. Connivence de champ.

xkcd est une référence tri-hebdomadaire de la culture des étudiant-e-s scientifiques américain-e-s et au-delà, à la périphérie. Dans cet idiolecte, où l'on parle Python et Linux couramment, il y a des allusions aux matrices de rotation, au SQL, aux problèmes NP complets, à xorg.conf...  (cf. ci-dessous, l'avertissment (Warning) qui vaut, dans son ironie, comme un positionnement revendiqué). Mais on y évoque aussi Harry Potter, James Bond, Matrix, le marketing, Mario Kart... Grand écart culturel ? Constitution d'un espace culturel distinctif (champ) centré sur les mathématiques et l'informatique, culture des ingénieurs et chercheurs des entreprises du numérique (sur ce point, voir "ethnologie de la startup"?).

xkcd manie le sarcasme et l'humour ; le webcomic aime aussi à se moquer et plaisanter : de l'iPhone (cf. The xkcd phone), de Wikipedia, de Linux, des commentaires YouTube... Auto-dérision, distinction ?

Tout y est conçu pour le plaisir des geeks (ou nerds ?) : pagination en skew binary, énigmes codées à déchiffrer (pas faciles du tout)...

Parodie d'avertissement aux lecteurs du site.

Outre cet ouvrage, Randall Munroe est également l'auteur de deux livres :
  • What If?: Serious Scientific Answers to Absurd Hypothetical Questions (2014)
  • Things explainer (2015)
xkcd 0, p. 110120

lundi 28 décembre 2015

Des goûts et des couleurs que l'on perçoit


Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs, Editions du Seuil, 2010, en collection de poche, Points, 2015, 269 p.  Bibliogr., Index.

De gustibus et coloribus non est disputandum. On l'a ânonné en latin, mais Michel Pastoureau ne l'entend pas de cette oreille : il ne cesse de disputer et discuter des couleurs. Son ouvrage est une autobiographie dont chaque événement se rapporte à une expérience personnelle des couleurs. C'est aussi une sorte un roman agréable à lire qui invite à voir les couleurs du monde, et nous en fait voir de toutes les couleurs.
L'auteur, chartiste de formation, latiniste, passionné d'héraldique (blasons, armoiries), a consacré sa vie de chercheur et de Professeur aux couleurs (histoire sociale des couleurs). Il a écrit de nombreux ouvrages sur l'histoire et la symbolique des couleurs et notamment sur le bleu et le noir.

D'anecdote en anecdote, loin de Newton et de Goethe, de la physique et de la chimie, Michel Pastoureau passe en revue les couleurs de sa vie. Ainsi du Tour de France et des couleurs des maillots "souillés d'inscriptions publiciaires" loin des couleurs franches et unies des débuts, ou des couleurs des drapeaux nationaux (plier les couleurs). Il pose toutes sortes de questions : pourquoi le rouge du petit chaperon, pourquoi le chat noir est-il associé aux sorcières et au diable, pourquoi la crainte du vert, pourquoi le vert est-il plus apprécié en Allemagne qu'en France, pourquoi a-t-il une aussi mauvaise réputation ? Et le violet, couleur traitre ? Pourquoi le bleu est-il partout la couleur préférée, dans tous les pays, dans toutes les classes d'âge, pour les femmes comme pour les hommes ? Et les couleurs des chevaux à la terminologie si particulière...
"Parler des mots sans les montrer", Michel Pastoureau y réussit puisque son livre est sans aucune illustration, les mots y suffisent : "les couleurs sont d'abord des concepts, des idées, des catégories intellectuelles", affirme-t-il, évoquant l'arrivée des couleurs et d'un vocabulaire flou dans les catalogues (années 1950).

Pour de nombreux médias, le passage du noir et blanc à la couleur fut une étape importante sinon un tournant de leur évolution, qu'il s'agisse du cinéma, de la photo, des livres et de la presse ou de la télévision. En quoi cette étape fut-elle si importante ? Que change-t-elle à l'expérience des médias ? Nous n'avons pas de réponse à cette question : on considère que la couleur est un progrès, que cela va de soi, ce que contestent certains photographes et cinéastes, ou auteurs de BD. Mais ce n'est pas le propos de Michel Pastoureau, il ne fait que l'effleurer, pourtant il aurait sans doute beaucoup à nous dire sur le sujet (prochain ouvrage ?).

Voir aussi : sur un livre de Frédérique Toudoire-Surlapierre, Colorado, Littérature et médias : anthropologie des couleurs.

samedi 26 décembre 2015

L'information visuelle. Regards sur le photojournalisme des magazines



Thierry Gervais, Gaëlle Morel, La fabrique de l'information visuelle. Photographies et magazines d'actualité, éditions textuel, 2015, 239 p. , Bibliogr. Index.

L'écriture photographique saurait-elle être garante de l'objectivité du journaliste, du reporter ou du sociologue ? C'est la question qui ne cesse d'être posée par l'utilisation de la photographie pour couvrir et découvrir l'actualité. La photographie a pris place très tôt dans la presse, dès 1843, avec l'emblématique hebdomadaire L'Illustration (dont les archives, publiées sur Internet, permettent aux lecteurs de "revivre l'histoire au présent").
L'ouvrage de Thierry Gervais et Gaëlle Morel parcourt l'histoire générale du magazine d'actualités pour en dégager les conditions d'efficacité, en décrire les métiers qui organisent et rationalisent la combinaison du texte et de l'illustration en un nouveau genre médiatique.
Les auteurs situent les évolutions techniques : de la gravure à la similigravure qui permet une diffusion massive, la couleur, l'héliogravure, les appareils portatifs (Leica, Rolleiflex). Ces changements permettent une nouvelle rhétorique de l'image de presse et l'apparition du photo-journalisme où le photographe devient acteur et partie prenante du travail journalistique.

Trois grandes parties divisent le livre. La première est consacrée à l'invention du magazine (1843 - 1918) et de l'illustration ; elle s'achève avec le développement du reportage de guerre (bataille de San Juan à Cuba, conflit russo-japonais, guerre de 1914-18 etc.) et le reportage sportif. Bientôt, on voit arriver dans la presse les photographies d'amateurs, les photomontages aussi, et les retouches, les recadrages déjà.
La seconde partie traite des magazines d'actualité générale en Europe (1919-1936) : parmi les titres retenus, le Berliner Illustrierte Zeitung, l'Arbeiter Illustrierte Zeitung (magazine du Parti communiste, tout comme Regards en France), ou de VU qui, parmi les premiers, intègre la publicité.
La troisième partie décrit la standardisation progressive des magazines d'actualité et la création d'un genre pour lequel Life (1936) jouera un rôle emblématique. Les journalistes allemands quittent l'Allemagne nazie emportant avec eux aux Etats-Unis les talents qui ont fait la réputation de magazines comme la Berliner Illustrierte Zeitung. Life inaugure une conception du  magazine d'actualité qui influencera Paris Match, Stern, Look, Picture Post (1938), etc. Voici le moment des photographes stars (Robert Capa, Henri Cartier- Bresson...) et de l'agence photo (Magnum Photos, créé à New York en 1947). La publicité suit et prend une place importante : 50% des pages de Life en 1942, début du context planning.

La fabrique de l'information visuelle approfondit utilement l'histoire de la presse et des genres journalistiques. C'est un travail important pour comprendre comment la presse pourra évoluer sur le Web avec la généralisation de la photo et vidéo amateur alors que les médias sociaux accueillent des milliards de photos d'amateurs et que la question se pose de leur analyse automatique par l'intelligence artificielle (repérage des sentiments exprimés dans une image, détection des objets présents dans une image, image recognition, reconnaissance faciale, mesure de la mémorabilité, etc.). Quelle place peut occuper le photo-journalisme dans ce nouveau monde de l'information (de la sociologie et de l'histoire aussi) ? La photographie a bouleversé les techniques de narration (storytelling) et l'horizon d'attentes des "lecteurs" : a-t-elle, au-delà, sans qu'on le perçoive encore, bouleversé les idées et l'information ? Qu'en sera-t-il des changements introduits par le smartphone et les tablettes qui généralisent la vidéo, le partage et la portabilité ? Une nouvelle révolution de l'image est-elle en cours ?

Sur la photographie et les médias :

lundi 14 décembre 2015

Histoire improbable de la télévision par câble aux Etats-Unis


Larry Satkowiak, The cable industry. A short history through three generations, The Cable Center, 2015, $ 9,91 (Kindle Edition)

Dédié à l'apologie de l'industrie du câble, ce livre suit un strict découpage historique en trois parties. La première traite la période 1948-1973. L'histoire du câble aux Etats-Unis commence alors modestement, simplement ; d'habiles bricoleurs ont l'idée de tirer un câble coaxial connectant les téléviseurs à des émetteurs distants afin d'importer les programmes des stations locales voisines, situées à plus de 50 miles. Paradoxalement, cette innovation élémentaire résoud un problème primordial pour de nombreux foyers américains : comment recevoir la télévision locale qui retransmet aussi la télévision nationale, les fameux networks. La technologie est rudimentaire, tout comme le modèle économique : il réussit et, en 1973, on compte 2 991 réseaux câblés (cable systems). Parmi eux, Comcast Corporation, créé en 1963 avec 2200 abonnés, entre en bourse en 1972.
Confrontée à ce développement que rien ne laissait entrevoir, la FCC met en place une réglementation, qui a été maintenue depuis, limitant la distance d'importation de signal et instaurant l'obligation de transport par le réseau câblé, de toute station locale de sa zone de couverure (Must carry rule) ce qui confortera le localisme de la télévision américaine et instituera son double tissage de réseaux et de stations. En 1968, la Cour Suprême est saisie et elle accorde à la FCC un pouvoir de juridiction sur le câble (United States v. Southwestern Cable Co.).

Dans les années1970, les satellites prennent le relais des réseaux câblés et permettent le développement de chaînes thématiques nationales du câble ; c'est la deuxième étape. Alors commence l'époque faste de Home Box Office (racheté en 1973 par Time Inc.), suivi de Nickelodeon (1977), ESPN (1979), et finalement de CNN (1980) et MTV (1981). Le modèle économique de ces chaînes combine les possibilités du satellite et du câble (on a oublié le sens original de CNN = Cable News Network), de la publicité nationale et de l'abonnement. Le câble est une industrie ("a facilities based company", dira le président de Comcast). A la fin des années 1990, les câblo-opérateurs peuvent confectionner leur offre à partir d'une centaine de chaînes. La plupart des villes amériaines sont câblées (11 218 résaux). En 1995, 63% des foyers TV américains reçoivent le télévision par le câble.
Dans les années 1980, on vit pendant quelques années des antennes de un à tois mètres de diamètre devant les maisons, dans les jardins captant gratuitement les chaînes payantes, et d'abord HBO. Le satellite de diffusion directe (DBS), légal, avec des petites antennes deviendra d'ailleurs un concurrent du câble pour la  distribution de la télévision nationale puis locale, donnant naissance à des MPVD comme DirecTV (racheté récemment par AT&T) et Dish Networks.

La troisième étape commence avec la loi de 1996 qui ouvre la concurrence entre câble et télécoms. Suscitée par des innovations technologiques, la loi rend possible l'arrivée du haut débit et d'Internet dans le câble. L'an 2000 voit d'ailleurs la fusion complexe, visionnaire mais ingérable - de Time Warner avec AOL ; leur divorce sera prononcé dès 2003. Le marché se stabilise et continue de se concentrer : concentration des founisseurs de programmes (chaînes), concentration des distributeurs (MPVD, qui culminera avec l'abandon de la fusion Time Warner Cable / Comcast ; grâce à des opérations de remembrement (clustering), on ne compte plus que 4 155 réseaux en 2015). Le câble s'avère alors le principal distributeur de télévision soit via le câble soit via le haut débit (OTT). Mais les opérations de concentration restent à l'ordre du jour de MSO comme Cablevision, Charter...

Cette histoire est appelée à se poursuivre avec l'entrée sur le marché du câble d'acteurs très puissants, armés d'un immense capital scientifique et de beaucoup de cash (Netflix, Google, Apple). Des projets d'adaptations réglementaires (neutralité du Net) par le Congrès et la FCC sont en gestation. Parlera-t-on encore de "câble" dans la période à venir, le terme ne risque-t-il pas de devenir un obstacle linguistique (cf. Gaston Bachelard) à la compréhension de l'économie télévisuelle ?

Le travail de synthèse historique de Larry Satkowiak met en évidence les transformations de la télévision au cours de ses 70 premières années. C'est une utile mise en perspective pour imaginer l'avenir et ne pas s'enliser dans des représentations et des modèles économiques surannés. C'est aussi l'ébauche d'une réflexion sur l'innovation : le câble inaugura un nouveau paradigme télévisuel qui en avalera et digérera des innovations secondaires (au sens de Thomas Kuhn) comme le satellite ou les set-top boxes) ainsi que les dispositifs d'accompagnement réglementaire.
Quid du haut débit ? Relève-t-il encore de ce paradigme ou bien va-t-il le faire exploser ? Prudent, l'auteur n'aborde pas la question des désabonnements (cord-cutting) et du streaming (OTT), il élude aussi la question de la mesure (commerialisation des data), de l'interactivité ou des MVNO.

vendredi 4 décembre 2015

Histoire de l'édition : les entreprises du monde intellectuel



Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l'édition en France, Paris, 2015, La Fabrique éditions, 429 p. Index, bibliogr.

Voici un livre sur l'histoire de la publication des livres en France. Son originalité se situe dans la volonté de rattacher le monde des idées aux entreprises qui le font exister, la juxtaposition des postures intellectuelles et des questions d'argent qui les taraudent. Généralement, l'histoire de la littérature, et son enseignement, accordent peu d'attention aux entreprises d'éditions, à l'économie et au marché des livres. Pourtant sans cette économie et ce marché, il n'est pas de marché des idées. Pourquoi tant de dénégation, qui appartient pleinement à l'histoire de la littérature ?

L'auteur distingue, à juste titre, l'édition de livres et la publication de la presse. Dommage qu'il n'approfondisse pas l'analyse des différences. Jean-Yves Mollier, qui enseigne l'histoire contemporaine à l'université est un spécialiste de l'édition française avec des travaux consacrés à Pierre Larousse, à  Louis Hachette, à Michel et Calmann Levy ainsi qu'à Pierre-Jules Hetzel (l'éditeur de Jules Verne). Sur l'avènement du livre et de ses entrepreneurs au XIXe siècle, il sait tout et l'explique clairement.

Retenons de cet ouvrage deux moments qui nous ont paru essentiels et rares. Tout d'abord, le chapitre consacré au rôle primordial de l'édition scolaire dans le développement de l'économie du livre en France : imaginée par la Convention, l'éducation pour tous fut "passée à la trappe" sous le Consulat et l'Empire (cécité ou lucidité napoléonienne ?) ; elle revient avec la loi du 28 juin 1833 qui oblige toute commune à mettre en place une école. C'est alors qu'est passée commande de manuels pour l'apprentissage de la lecture à Louis Hachette (l'ouvrage est gratuit pour les pauvres). Imitant W.H. Smith (Angleterre), Hachette ouvrira plus tard les bibliothèques de gare qui diffuseront bientôt la presse, de plus en plus. Scolarisation et chemins de fer sont alors indispensables à l'essor de l'économie industrielle qui naît, tout comme le Web (neutralité du Net) et l'éducation scientifique le sont à l'économie numérique contemporaine. Concepts d'externalité positive mobilisés par la théorie économique de la croissance endogène (Endogenous Growth Theory).
L'édition scolaire décollera à nouveau avec la généralisation de l'école laïque, gratuite et obligatoire avec les lois scolaires de Jules Ferry (selon qui "celui qui est maître du livre est maître de l'éducation"). C'est l'époque d'Armand Colin, Hatier, Delagrave, Fernand Nathan, Vuibert. C'est l'époque des grands manuels : Ernest Lavisse (histoire) et Vidal Lablache (géographie), du Tour de la France par deux enfants... Et, plus tard, des Classiques pour tous de la librairie Hatier.

Ensuite, il y a le chapitre très riche et documenté sur "le siècle des dictionnaires", siècle où s'affrontent Pierre Larousse et Émile Littré mais qui voit aussi naître le Bescherelle. C'est l'époque où s'épanouissent les manuels domestiques pour le jardinage, le bricolage et la cuisine. C'est l'époque du Dictionnaire des sciences médicales (60 volumes) et des ouvrages de référence en matière de droit et de jurisprudence (Dalloz, Sirey, Pedone). On voit poindre et croître dans ce chapitre la plupart des outils intellectuels et culturels du grand public (manuels et dictionnaires) qui précèdent l'essor des outils que développe l'économie culturelle numérique. De manière tacite, Jean-Yves Mollier donne à percevoir la rupture du numérique dans la culture, et, en même temps, les obstacles tenaces qu'y mettra l'édition traditionnelle. On ne comprendra bien le changement culturel et social introduit par le numérique en France que si l'on perçoit ce contre quoi il se construit, lentement, laborieusement. Disruption ? L'auteur s'arrête aux portes d'Amazon : une autre histoire commence que l'on ne sait pas encore écrire.

Voici un livre d'histoire culturelle indispensable, clair et commode. Les pages consacrées en fin d'ouvrage à l'édition française durant la collaboration nazie sont édifiantes mais écœurantes. Elles disent, elles aussi, à leur manière, les racines culturelles de la France contemporaine et des mœurs du monde intellectuel. Salutaire mais inconfortable lucidité.