mardi 30 août 2011

France des villes, France des champs


.François Clanché, Odile Rascol, "Le découpage en unités urbaines de 2010"INSEE Première, N° 1364, août 2011

L'urbanisation de la France se poursuit. En 1936, au temps du Front Populaire et des premiers congés payés, un peu plus de la moitié des habitants vivaient en ville ; aujourd'hui, ils sont plus des trois quarts (77,5%). L'étalement urbain se poursuit : baisse de la densité des territoires urbains. La ville mange la France, le territoire urbain absorbe la campagne, à petites bouchées (21,8% de la surface). Cet accroissement est d'abord le fait des plus petites unités urbaines (moins de 10 000 habitants).

La France compte 29 343 communes rurales et 7 227 communes urbaines ; dans cette analyse démographique du territoire, il faut considérer à part l'unité urbaine de Paris, avec ses 10,3 millions d'habitants, tandis que Lyon, tout comme Marseille-Aix-en-Provence, n'en comptent que 1,5 million. Si l'on ne peut plus opposer aussi brutalement "Paris et le désert français" (J-F Gravier) qu'en 1947, le déséquilibre reste frappant. Notons que dans les 5 départements d'outre-mer, l'urbanisation est beaucoup plus élevée qu'en métropole (98% en Guadeloupe).

Le travail des deux chercheurs de l'INSEE permet de disposer pour les unités urbaines de données à jour, claires et distinctes, fondées sur des définitions rigoureuses :  l'unité urbaine est définie pour les villes de plus de 2000 habitants, par le bâti continu (sans interruption spaciale de plus de 200 m). On compte 7 227 unités urbaines (dont 61 de plus de 100 000 habitants, regroupant 2010 communes), selon le zonage de 2010 que vient de publier l'INSEE. Lorsqu'elle s'étend sur plusieurs communes, l'unité urbaine est dite "aggloméation multi-communale". Certaines unités urbaines sont multi-nationales (Lille, Strasbourg, Valenciennes, Bayonne, Maubeuge).

Quelques références
INSEE, Unités urbaines de plus de 100 000 habitants en 2010
INSEE, Le nouveau zonage en aires urbaines en 2010
MediaMediorum, France des villes, France des champs
INSEE, Chantal Brutel, Un maillage du territoire français

Pour la publicité et les médias, la géographie de la population française n'est pas commode à exploiter, mais elle est indispensable, qu'il s'agisse du ciblage, du géomarketing, de la réglementation de l'affichage, voire même des quotas de sondages utilisés par les enquêtes. La géographie est indispensable également pour analyser et suivre l'aménagement du territoire cinématographique, la relation entre urbanisme et équipement en salles (cf.  les travaux du CNC, par exemple : "La géographie du cinéma", septembre 2011).

Les développements du géomarketing, du mobile et du local (voire de l'hyperlocal) rendent la notion d'unité urbaine encore plus nécessaire. Il ne suffit pas de géo-localiser un contact publicitaire ou commercial avec l'adresse IP ou longitude / latitude, encore faut-il caractériser cette origine géographique de façon opérationnelle. Ceci vaut a fortiori pour les enquêtes par téléphone, postales ou face à face. L'opposition canonique rural / urbain, souvent utilisée par les enquêtes, est peu discriminante et peut être remplacée par une typologie des unités urbaines, selon les tailles. De plus, la notion d'unité urbaine présente l'avantage de transcender les découpages politiques, même nationaux, et administratifs qui présentent peu d'intérêt pour le marketing, sauf d'être commodes (département, régions INSEE, etc.).

L'exploitation publicitaire de ces données reste à mettre à jour.
  • Quels sont les styles de vie propres à ces unités urbaines ? A quoi corespondent les écarts de croissance démographique observés entre les unités urbaines, selon leur taille ? 
  • Qu'est-ce qu'un mode de vie rural dans une France de moins en moins agricole ? 
  • Faut-il partir de ces oppositions géographiques pour constituer des quotas pour les études médias (cadrage) ? 
  • Que vaut encore la notion de "rurbain" forgée dans les années 1970 et qui fonda, entre autres, le marketing de l'affichage ? L'étalement urbain n'est pas "la ville éparpillée" de la rurbanisation (G. Bauer, J-M. Roux, Paris, Seuil, 1976), définie comme "imbrication des espace ruraux et des zones urbanisées".

mercredi 24 août 2011

Marketing du livre : PLV en librairies

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Barnes  and Noble (Miami).
Noter : "New NOOK beats Kindle"
La fréquentation des librairies est sans doute sensiblement affectée par les développement numériques. Places de marché, numérisation des livres, développement de tablettes liseuses (eReaders). Ensemble, ces mouvements de fonds changent le livre et la librairie, les comportements de lecture aussi.
Aux Etats-Unis, les grandes chaînes vont mal : Borders a déposé son bilan, et, chez Barnes and Noble, qui ne trouve pas d'acquéreur (recapitalisation limitée par Liberty Media qui n'a pris que 16,6% du capital), le livre papier perd du terrain ; on y observe deux tendances : les jouets et jeux de société mangent la place dévolue il y a encore quelques mois aux livres dont ne subsistent guère que des "best sellers". A l'entrée des magasins, trône son liseur, le nook color dont les ventes sont en hausses La rentrée est numérique. La guerre contre Amazon aura bien lieu.

Notons quand même que les affirmation sur le déclin de la lecture sont confuses. Tout d'abord, de quel déclin parle-t-on ? Comment le mesure-t-on ? De quelle lecture s'agit-il (toutes les lectures ne se valent pas quant à l'effort requis, la rigueur des raisonnements mis en oeuvre, l'originalité, etc.) ? Met-on sur le même plan les livres de cuisine et les livres d'histoire ? Et, si déclin de cette lecture il y a, quelles en sont les causes : avachissement des exigences scolaires pour une partie de la population (enfants mais surtout parents), prix élevé des livres, concurrence d'autres divertissements (vidéo, médias sociaux, jeux vidéo, spectacle sportif, tourisme) ? Comment prendre en compte la prese, le Web, et le numérique en général, dans la l'appréciation du déclin, sa mesure et son étiologie ?


Ce débat nous dépasse, faute d'analyses rigoureuses à notre disposition ; nous nous en tiendrons au fait indéniable du nombre de plus en plus restreint de librairies dans nos villes et de l'offre croissante d'outils numériques pour la lecture de livres.

Faut-il imaginer les livres sans librairies ? 
Quelle est la part de la librairie dans les décisions d'achat, dans l'intention d'achat, dans le plaisir du livre qui anticipe la lecture. Flâner dans les librairies... Quels rôles jouent le libraire, la présentation des livres sur les tables et dans les vitrines ? Sur ce sujet, je renvoie à la thèse pour le Doctorat de gestion de Sandra Painbéni, thèse soutenue à l'Université de Paris Dauphine en 2008 sur "La prescription dans le processus de décision d'achat de livres" (à partir du cas des romans français nouvellement édités).
Faut-il installer des écrans dans les librairies ? Faudrait-il pouvoir commander sur Internet et passer prendre la commande chez le libraire (sur le modèle "drive" de la grande distribution (cf. Auchan DriveLeclerc Drive ou Carrefour Drive) ?

Les librairies indépendantes américaines déploient des efforts (cf. www.indieBound.org) pour animer les librairies, leur donner une âme. Par exemple, cet été, en publiant Kid's Next, un quatre pages de recommandations de lectures s'adressant aux enfants. Ces librairies organisent des événements, visites d'écrivains, dédicaces, lectures, clubs de lecteurs et groupes de discussion, collecte caritative, etc.
Pour lutter contre les diverses concurrences, recruter de nouveaux clients, il faut leur semble-t-il, s'inscrire dans le local, associer les avantages de la chaîne et ceux de la proximité, les bénéfices du voisinage et les économies d'échelle : ce qu'énoncent les slogans : "Your Locally Owned Independant Booksellers". "Read Local" ! Reste encore à associer à tout ces efforts les avantages du numérique et celui de la flânerie, de la rencontre, du confort aussi (ce qu'ont parfaitement réussi Barnes and Noble et Borders). Reste leur relation au numérique (Web social), aux liseuses et aux livres numériques. Les librairies ne peuvent plus ignorer le numérique. Le site Web est rentré dans les habitudes mais pas encore l'appli qui permet de payer et commander (cf. Starbucks), par exemple. La distribution du livre doit s'inspirer des boutiques de Starbucks, de Nespresso, des Apple Stores, ... Si lire devient un luxe, comme déguster un bon café, allons jusqu'au bout...
Calendrier des événements du mois. Books and Books réunit des librairies indépendantes du Sud de la Floride 

dimanche 21 août 2011

Media Makeover

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Alisa Miller, Media Makeover: Improving the News One Click at a Time, Kindle Edition, Notes, $2,99

Voici un ouvrage publié par Amazon dans sa nouvelle collection de mini ouvrages, Kindle Singles.
L'auteure propose, ni plus ni moins, de changer les médias de fond en comble (makeover), en modifiant notre régime alimentaire en matière d'information. C'est aussi l'objectif du site Media Makeover Project.
L'ouvrage commence par un diagnostic situant des problèmes clés, les "news nutrition facts" : agenda setting / cutting, fragmentation des supports, inégalités devant l'information, etc. Ensuite, elle rédige l'ordonnance et recommande des outils, des méthodes pour que notre information soit plus objective, davantage centrée sur les choses importantes de nos vies et moins sur le divertissement et les faits divers, davantage sur l'international et l'économie et moins sur le sport et le people. S'en suit la mise en question de la personnalisation, de la soumission aux moteurs de recherche et aux médias sociaux pour établir la pertinence d'une information. Il vaut mieux ne pas trouver que ce que l'on cherche : apologie convenue de la serendipity, alors que celle-ci n'est sans doute que la personnalisation des autres (journalistes, experts, amis, etc.).
Quelques remèdes pour que les citoyens s'informent mieux :
"Couverture" du Kindle Single lue sur un Kindle
L'ouvrage est effectivement bref, conformément aux exigences de la collection, avec des allures prosélytes, beaucoup de phrases d'exhortation ("informez-vous" sur le ton de "indignez-vous"). Défense et illustration du journalisme traditionnel, imprégnée de la nostalgie, avouée, de Cronkite et de "60 minutes" ! Trois omissions limitent quelque peu, de notre point de vue l'efficacité du livre (sans doute le prix payé pour la brièveté) :
  • On ne perçoit pas le modèle économique de ces recommandations plus ou moins stratégiques pour la presse (rien sur la publicité et ses outils), rien sur la gratuité et sur ce que sont prêts à payer les lecteurs.
  • L'auteur semble oublier que la compétence nécessaire à la formation des citoyens relève d'abord de l'éducation, celle que les parents et l'école inculquent. Sans cette base, les médias ne peuvent qu'égratigner les difficultés évoquées ; quand ils interviennent, tout est déjà joué et notamment les habitudes "alimentaires" en matière d'information. L'offre média tombe alors dans le schéma bien connu de "la reproduction". Exemple : l'incompréhension par le public américain de l'état du monde ("Report Card: What We Know", situé vers 47% de l'ouvrage N.B. il n'y a pas de pagination pour cet ouvrage qui n'a pas d'antécédent papier).
  • Pas d'interrogation sur la valeur des sources utilisées, alors que beaucoup émanent d'enquêtes déclaratives ; aucun regard épistémologique.
Un mot sur le format Kindle Single. Il s'avère agréable, efficace et trouve parfaitement sa place dans l'offre d'essais. Il peut contribuer à limiter le délayage, abondant dans ce domaine. Les graphiques passent bien malgré l'absence de couleur. Quelques typos. Les notes en fin de volume sont précises et commodes, mais les hyperliens vers le Web nous ramènent vers 1994 !
Concluons : un livre efficace pour se mettre en tête les thèmes essentiels débattus à propos de l'information et du journalisme. Plutôt conformiste : l'auteure ne doute pas un instant du journalisme.
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lundi 15 août 2011

Isaac Bashevis Singer et ses illustrateurs

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"Isaac Bashevis Singer and His Artists", exposition à Miami.

Affiche de l'exposition
On se souvient du désappointement d'Alice (au début de Alice's Adventures in Wonderland) lorsqu'elle découvre que sa soeur lit un livre sans images ("and what is the use of a book whithout pictures or conversations?"). Quel rôle jouent les illustrations pour les livres ? Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature (1978), new-yorkais d'origine polonaise, publia en yiddish. Ses ouvrages ont été souvent illustrés, notamment les livres pour enfants, Singer choisissant lui même les illustrateurs. Son oeuvre fut presque entièrement publiée dans la presse, d'abord des titres en yiddish puis en anglais ("second original") et là encore les illustrations ne manqueront pas. Singer a même été publié, entre autres, par les magazines Playboy et Esquire.
Miami, où Singer finira sa vie, consacre une exposition à ses illustrateurs : "Isaac Bashevis Singer and His Artists". L'ensemble des illustrations réunies par cette exposition donne à voir son oeuvre et ses personnages. Un dialogue semble s'être instauré entre les oeuvres écrites et les images d'illustrations, dans les éditions de ses livres et nouvelles mais aussi pour les publications dans la presse. Cette importante oeuvre des illustrateurs est désormais indissociable de l'interprétation de l'oeuvre de Singer et de son imaginaire.
  • Parmi les documents de l'exposition, se trouvent aussi de mnuscules carnets de notes manuscrites de l'écrivain, en yiddish (cf. infra). Ces carnets rappellent combien l'écriture manuscrite reste déterminante dans le mode de production littéraire, dans la préparation et l'élaboration première des textes, le remuement des idées et la mémoire des images. 
  • L'exposition rappelle aussi le rôle majeur tenu par la presse dans la publication de l'oeuvre, fonctionnant comme une première fenêtre de diffusion (sorte de chronologie des médias) et donnant de l'élan aux textes, ajoute des degrés de liberté à l'auteur pour ses négociations avec l'éditeur.
  • La notion d'illustration prend un sens nouveau avec l'illustration musicale telle que la propose Booktrack ("Soundtracks for books"). La lecture, la répartition de la concentration et de l'attention en sont affectées et quelque peu dispersés, invitant à penser le mécanisme de la lecture et plus généralement de la consommation des médias à la fois audios et visuels. 
Dans le Saturday Evening Post, 26 février 1966. Illustration de Des Asmussen.
Carnets de notes de Singer

vendredi 12 août 2011

Actualités de Montaigne

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Montaigne est actuel. Sur presque tous les sujets, ce qu'il a écrit il y a plus de quatre siècles, il invite encore à penser. Pourtant, la langue de Montaigne nous est de plus en plus lointaine voire incompréhensible ; ses références historiques et philosophiques sont ésotériques pour beaucoup d'entre nous, rendant sa lecture difficile. Plusieurs éditions récentes de Montaigne se sont attelées à cette difficulté. Comment rendre Montaigne lisible, aimable, comment rendre son actualité accessible, féconde. Il ne s'agit pas seulement de la langue, mais de l'organisation même des Essais, de leur présentation à des lecteurs entraînés à d'autres médias, en somme de leur ergonomie.
Partons de l'édition postume de 1595 (la première édition date de 1580) comme point de repère. Elle est reprise par Gallimard dans la Pléiade, édition savante, dans le français de l'époque avec des notes de bas de page pour ce qui n'est plus clair à un lecteur du XXIe siècle. L'ensemble comporte 1975 pages avec index, variantes, bibliographie et plus de 400 pages de notes. Un album l'accompagnait en 2007.

En contrepoint de cette édition de référence et d'étude, voici trois éditions rompant délibérément avec l'édition originale, son ordre, sa langue pour mieux faire valoir un texte qui n'a vieilli que dans ses apparences ou, plutôt, dans son mode d'emploi.
  • Citons aussi la traduction des Essais en "français moderne" par André Lanly, Paris, Gallimard, 2008, 1534 p.
  • How to Live. A life of Montaigne in one question and twenty attempts at an answer, par Sarah Backwell, Vintage Books, London, 2011, 388 p. Index, chronology. 
    • L'auteure, décidément irrespectueuse et moderne -et en cela digne de Montaigne - sort des chemins  habituels pour rendre Montaigne lisible par un large public anglophone. Elle propose un Montaigne pratique (de type Q and A), pour apprendre à vivre, "prendre soin de soi", comme on disait. Après tout, remarque-t-elle, Les Essais ne sont-ils pas une préfiguration de ce qu'apportera le Web à la biographie avec les blogs, les pages personnelles, les murs des réseaux sociaux ? 
    • 20 questions ont été identifiés par Sarah Backwell, thèmes susceptibles d'accrocher ses comtemporains, 20 portes d'entrée, 20 chemins de pensée où suivre Montaigne. Exemples : "Do a good job, but not too good a job", "Wake from the sleep of habit", "Do something no one has done before", "Give up control". Quel programme !
  • Aux Editions Leo Scheer, Bénédicte Boudou a dirigé Le Dictionnaire de Montaigne ; elle poursuit un objectif voisin : donner envie de lire Montaigne, faciliter la lecture des Essais. Pour aider le lecteur qui a perdu son latin, cette "anthologie thématique" de 718 pages comporte d'utiles notices biographiques du monde de Montaigne (130 pages) et deux brefs index (des noms, des thèmes). Le texte de Montaigne a été traduit du français moyen au français contemporain, les citations latines sont traduites, la ponctuation modernisée. De plus, les auteurs ont effectué une recomposition en 150 thèmes dans lesquels il et aisé de s'orienter.
Dans tous ces cas, le travail éditorial consiste à rendre Montaigne aux lecteurs. Il y a eu d'autres tentatives dans les siècles passés.
A tout cela manque aujourd'hui une dimension numérique (cf. le travail récent sur Molière), la capacité de lire sur des liseuses (eReaders), avec leur portabilité, leur moteur de recherche, leur dictionnaire intégré, le partage des notes, les illustrations didactiques.  Recomposer Montaigne avec des liens, des personnalisations, etc. : en versions numériques, Kindle, iBook, applis, n'existent paradoxalement, pour l'instant et à notre connaissance, que des reprises strictes du texte de Montaigne, sans aucun travail éditorial). A comparer aussi  avec le travail effectué pour l'appli iPad consacrée à On the road de Jack Kerouac.
En attendant de telles productions, ces diverses éditions, et il y en a des dizaines d'autres, rappellent la versatilité de l'édition papier et toutes les possibilités qu'elle ouvre.

N.B. 
  • Signalons, pour replacer Montaigne dans l'évolution littéraire et le "genre essais", le travail de Marielle Macé, Le temps de l'essai. Histoire d'un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006, 366 p. Index, Biblio. Tout particulièrement le chapitre 1, "Mémoire du genre".
  • Voir aussi l'ouvrage estival d'Antoine Compagnon, Montaigne en été.
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lundi 8 août 2011

Batailles d'écritures, avenir du manuscrit


Une bataille de l'écriture manuelle (Handschrift, calligraphie) se déroule en Allemagne. Quelle écriture faut-il enseigner, selon le niveau scolaire (primaire, secondaire) ? Le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (FaZ) rend compte à la une d'un conflit politique qui se déroule actuellement à Hambourg et de son inscription dans l'histoire de la culture allemande.
Pour simplifier : les partisans d'une écriture scripte (unverbundenDruckschrift) s'opposent aux partisans d'une écriture en lettres attachées, cursive (verbundenAusgangschrift), plus rapide. Question diablement politique : en 1941, Hitler avait imposé le passage à une écriture scripte avec un alphabet dit latin (Normalschrift) ; l'écriture alors usuelle, héritée du gothique, dite Sütterlin (du nom de son auteur), étant déclarée "juive" (circulaire du 3 janvier, signée Martin Bormann !).


L'enjeu du débat actuel est considérable ; de son issue dépendent :
  • les dépenses d'éducation : manuels à réimprimer, éventuellement, 
  • la réussite scolaire des élèves ballottés, au gré des classes, d'une écriture à l'autre, 
  • la difficulté globale de lecture des écritures cursives (aux examens, par exemple)
  • la performance des logiciels de lecture automatique : lecture automatique de document (LAD) et reconnaissance optique de caractères (OCR).
Le besoin d'une écriture commune est certain : il faut non seulement que tous les élèves puissent lire ce qui est écrit au tableau mais, mais aussi et surtout, dans l'intérêt de la société et de son économie, que tout ce qui est écrit à la main puisse être lu par tous.

Cette bataille scolaire a un air gentiment anachronique (cf. supra, l'illustration de la FaZ) alors que les élèves utilisent de plus en plus des outils d'écriture non manuscrite (ordinateurs, smartphones, etc.). Il n'en est rien. Quel statut prend le manuscrit dans une société à typographie numérique dominante ? Il ne disparaît sans doute pas, la fameuse victoire de Gutenberg est loin d'être totale ! Un paradigme ne se substitue pas à un autre, il l'englobe, en redéfinit la place.
Le marketing continue, par exemple, de recourir à des journaux d'écoute ou de pratiques média manuscrits (diary) pour des enquêtes. Le manuscrit, rigoureusement analysé et exploité, n'est-il pas au numérique "dactylographié", comme le quali au quanti (cf. la défense du manuscrit, par Tim Ingold) ? L'écriture manuscrite est révélatrice de la personnalité, d'un style (graphologie, calligraphie)...

Des applis sont développées permettant d'écrire avec un doigt ou avec un stylet sur un téléphone ou une tablette (cf. Penultimate Evernote), qu'il s'agisse de l'écriture de langues alphabétiques ou du chinois, etc. On peut aussi dicter grâce à la reconnaissance vocale (Dragon, applis intégrées dans les smartphones, les tablettes, les ordinateurs, etc.).
Comme toujours, l'histoire des médias resurgit à cette occasion et l'histoire culturelle et commerciale de l'Europe est reparcourue par le débat des écritures manuscrites. Le débat réveillé aujourd'hui à Hambourg s'étendra assurément à toute l'Europe. Aux Etats-Unis, la place de l'écriture cursive est en discussion dans la pluparts des Etats (certains s'en tientraient à l'écriture scripte). Dans de nombreux Etats, l'apprentissage de l'écriture cursive a été abandonné tandis que celle de la dactylographie devenait obligatoire. En Grande-Bretagne, une enquête de Docmail (2014) confirme la régression de l'écriture manuscrite.
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vendredi 5 août 2011

Brecht et Weigel à la maison

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Chausseestrasse 125. Die Wohnunngen on Bertolt Brecht und Helene Weigel in Berlin-Mitte, fotografiert von Sibylle Bergemann, Akademie der Künste-Archiv, 96 p.

Visiter la maison d'un écrivain pour mieux comprendre le mode de production de ses textes ? Pourquoi pas. La dernière habitation de Brecht peut être visitée à Berlin, Chausseestrasse 125. La visite, guidée, est brève, claire. Le document qui l'accompagne également.

Cette maison est aussi et, peut-être, d'abord, un atelier où se fabriquent les pièces de théâtre ("Produktionstätte"), où se réunissent les acteurs, costumiers, décorateurs des pièces jouées par le Berliner Ensemble, théâtre que dirige Helene Weigel : des bureaux et tables pour écrire, ciseaux et colle, pinceaux, schémas de mises en scène, documents (photos, journaux, anglais et américains notamment)... Une radio, une machine à écrire (portable), des téléphones fixes et même un téléviseur dans la chambre d'Helene Weigel. Des livres.

Le document du musée rapporte des réflexions sur les effets de l'habitation (l'habiter), sur le rôle et l'ampleur des habitudes ("die Diätetik der kurzen Gewohneiten") prises dans une habitation, réflexions stimulées par une discussion avec Walter Benjamin. En allemand comme en français, les notions d'habitude (Gewohnheit) et d'habiter (wohnen) sont parentes et renvoient, pour le français, au verbe latin avoir (habere). Dommage que le mot "habitant" l'ait emporté sur l'ancien français "habiteur" : de la maison et de celui qui y demeure, quel est l'habiteur ?

Au mur, sur des étagères, des signes des engagements de Brecht : un poème de Mao, une image et un texte de Confucius ("Der Zweifler", celui qui doute, titre d'un poème de Brecht, repris dans le livre, p. 50), des masques de théâtre japonais Nô : la ligne asiatique ("die asiatische Linie") qui court dans l'oeuvre de Brecht est manifeste, tout comme la ligne marxiste, non stalinienne (portraits de Lénine, Marx, Engels). Et encore des livres, de toutes sortes : des policiers (Krimi), des livres de cuisine et les classiques (Schiller, Goethe, Shakespeare, Cervantes, etc.)...

Trop peu d'attention est accordée par les sciences des médias et des cultures au mode de production des oeuvres, des médias (épistémologie). Les modes de production, littéraires ou cinématographiques, restent dissimulés dans la notion fumeuse d'auteur. D'après cette habitation, qu'est-ce qui a changé dans les technologies de création littéraire ? L'ordinateur et le Web. Si peu, et tellement.
Cette habitation énonce un mode de vie indissociable d'un mode de production et d'un rapport au monde : l'habitation ne doit pas manifester, provoquer d'attachements. Elle reste un lieu provisoire, pas d'enracinement. Dernière habitation de passage pour ces deux qui furent des émigrés perpétuels, condamnés par le nazisme dès 1933, mais revenant à la langue allemande et à Berlin, un moment usurpés (cf. le texte de Anna Seghers sur la langue parlée, prononcée par Helene Weigel, pp. 66-68). Brecht et Weigel sont enterrés ensemble, selon leurs voeux, dans le cimetière voisin, à quelques pas des tombes de Fichte et de Hegel...
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