dimanche 21 janvier 2024

Naissance de la littérature latine


 Pierre Vesperini, Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Paris, 2023, Les Belles Lettres, 149 p., Notes, Bibliogr

Le livre part d'un double constat, et commence par deux mystères : d'une part, la création de la grande Bibliothèque d'Alexandrie, d'autre part, la création à Rome, d'une littérature grecque, en latin. La grande Bibliothèque fut un rêve d'Alexandre. Ce dernier, qui fut l'élève d'Aristote, vénérait Homère. Ptolémée, qui hérita de l'Egypte à la mort d'Alexandre, fit donc construire une bibliothèque qui allait contenir 500 000 rouleaux de papyrus, son ambition, déclarée, étant de réunir "les livres de tous les peuples de la Terre" (y compris la Bible, la Septante, traduite de l'hébreu en grec). La bibliothèque est construite où l'imagina Alexandre, d'après des vers de l'Odyssée entendus en rêve. Alexandre, dit-on, était "fou de livres" (φιλαναγνώστηϛ, p. XXII), fou de savoirs divers, multiples, comme Aristote.

Rome, "civitas erudita" (Cicéron), fut, dit Pierre Vesperini, "passionnée par l'imaginaire grec" aussi, la littéeature latine est-elle, d'abord, une "littérature grecque en latin", donc "une littérature savante, destinée au commentaire". Les poètes romains de l'époque républicaine sont souvent pauvres, "esclaves ou fils d'esclaves" et vivent chichement. Métier bien précaire ! Le livre de Pierre Vesperini " est consacré à ces "poètes fantômes". L'auteur cite d'ailleurs Gustave Flaubert qui écrivait encore : "Nous sommes des ouvriers de luxe ; or personne n'est assez riche pour nous payer. Quand on veut gagner de l'argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre" (1867). Le mal est durable donc auquel le droit d'auteur apportera le début d'une solution avec Beaumarchais...

Ce livre se compose donc deux parties, l'une brillante (pp. I-LXVI) qui raconte l'histoire de la littérature grecque puis latine (de l'époque républicaine, seulement), la seconde qui cite et explique des textes de ces poètes (pp. 1-149). Ces textes sont souvent de simples morceaux, fragments minuscules d'oeuvres perdues, "des éclats de vers". Leur présentation par Pierre Vesperini, normalien, CNRS, donne à chacun des extraits une étrange mais fort belle couleur. Le pluri-linguisme du livre, composé de beaucoup de latin et de grec (avec traductions) , les notes et la bibliographie réjouiront les amateurs, lectrices et lecteurs, quel que soit leur niveau de langues anciennes. L'ensemble est très bien conduit. Bravo !

mercredi 3 janvier 2024

1851 : coup d'Etat et naissance du capitalisme français

 Francis Démier, Le coup d'Etat du 2 décembre 1851, Perrin, 463 p. Bibliogr., Index, 32 pages de notes.

Le Professeur Francis Démier, historien, est un spécialiste de la France du XIXème siècle. Son histoire du coup d'Etat est un livre très bien écrit, extrêmement documenté et précis (la presse de province est incroyablement présente ; sont présents aussi, par exemple, de manière systématique, les fonctionnaires locaux, préfets et sous-préfets). Du bon travail d'universitaire, et aussi de l'élégance et du style : le livre se lit comme un très bon roman et l'on découvre, en refermant l'ouvrage, que l'on a beaucoup appris. Sur les événements politiques mais aussi sur les événements économiques. Ainsi "l'appareil d'Etat", mis en oeuvre par le coup d'Etat, servit parfaitement Napoléon III et le "coup d'Etat de 1860", qui n'est pas de même nature que celui de 1851, allait assurer une mutation économique du capitalisme français.

Beaucoup d'informations sur le personnage du neveu de l'empereur mort à Sainte-Hélène : le président de la République, en bon héritier, sait utiliser l'image de son oncle si célèbre à son profit. Mais Napoléon III sait aussi gouverner : préfets et sous-préfets épurés, conseils municipaux dissous, maires révoqués...

Le livre décrit minutieusement les dispositifs militaires ; le coup d'Etat a été préparé dans les moindres détails : "dans plusieurs mairies, les tambours ont été crevés. Impossible de sonner le tocsin, les clochers sont gardés et souvent on a coupé les cordes" (pp;147-148).

On trouve à l'oeuvre, dans le livre, des notions (des concepts ?) mal définies et peut-être peu adéquates telles celle  d'"appareil d'état" tellement confuse et qu'on ne peut sans doute définir que pour une période et un régime politiques. L'auteur semble mobiliser la notion d'appareil d'Etat faute de mieux ; ainsi, p. 231, "les notables ... apparurent aux yeux de l'appareil d'Etat" (faut-il percevoir une allusion aux "appareils idéologiques d'Etat" ?). Ensuite, sont mentionnés le préfet puis le ministère de l'Intérieur.... Ailleurs, Francis Démier mentionne "les agents de l'Etat, préfets, procureurs généraux, officiers supérieurs"  (p.251) ou encore "la main de fer de l'appareil politique bonapartiste" (p. 270). De même est-on mal renseigné sur la bien trop vague "sociologie de la province insurgée "(p. 234), mais sans doute ne pouvait-on faire mieux : drame de l'historien condamné par les limites de ses données ! Plus loin, l'auteur conclut que "si la bourgeoisie a vaincu la révolution, c'est qu'elle s'est appuyée sur la force militaire et administrative sans faille de son appareil d'Etat" (p. 342). On regrette d'ailleurs de ne pas connaître les points de vue de l'historien sur son travail, ses difficultés, ses renoncements, son organisation, ses outils. Karl Marx est souvent cité, évoqué parfois mais rarement critiqué. Il en va de même pour le comte de Tocqueville. Enfin, nous faut-il trouver, comme Karl Marx, que Napoléon III est "médiocre et grotesque" ? C'est un peu vite dit !

Et l'on voit les héros de l'époque, Victor Hugo surtout qui, après avoir courtisé Louis Napoléon, dénonce le coup d'Etat, s'enfuit et s'établit dans les îles voisines, pour un exil de dix-neuf ans. Le coup d'Etat s'avère une réussite et une victoire imposante pour Louis-Napoléon qui se fait appeler empereur ; et c'est aussi une défaite complète pour les opposants. Le livre de Francis Démier éclaircit la situation sans toutefois se prononcer sur le bilan du second empire. Prudence scientifique qui appelle d'autres travaux, si possible, et qui souligne encore l'insatisfaisante réussite de la science historique.