lundi 28 janvier 2019

Molière : l'économie du spectacle vivant au siècle de Louis XIV


Georges Forestier, Molière, Gallimard, Paris, 2018, 541 p. Index, notes et illustrations, 24 €

Ce Molière est un grand ouvrage ; l'auteur fait plus que dépoussiérer l'image de Molière, il la redresse en expliquant le développement de l'oeuvre de Molière entre contraintes économiques et exigences royales. Sans y aller par quatre chemins, Georges Forestier distingue, clairement et distinctement, ce que l'on sait (les sources), les erreurs qui ont été commises (pourquoi, leurs sources) et comment elles se sont propagées (notamment celles que l'on doit à la biographie de Grimarest, sans cesse utilisée) et ce que l'on ignore et ignorera sans doute toujours (et pourquoi). Travail méticuleux qui donne à Molière toute sa dimension et rend la biographie passionnante. Un tel travail devrait susciter des remises en chantier des présentations scolaires de Molière, entre autres.

L'auteur n'en est pas à son premier coup : il a dirigé l'édition décapante de Molière en Pléiade publiée par Gallimard. Spécialiste du théâtre du "siècle de Louis XIV", il a aussi publié une immense biographie de Jean Racine (2006, 942 p. Paris, Gallimard), Racine dont il a également dirigé l'édition en Pléiade, Racine qui fut par bien des aspects, le concurrent de Molière. On doit aussi à Georges Forestier des ouvrages sur Corneille, sur la tragédie au XVIIème siècle. Spécialiste du Grand Siècle s'il en est.

Georges Forestier suit la vie et les oeuvres de Molière de manière chronologique, pièce après pièce.
Chaque fois qu'il est possible, il indique les éléments de gestion de la pièce : ce qu'elle a rapporté, combien ont encaissé les acteurs et Molière lui-même, quel fut le prix des places (qui varie selon les situations du marché, début de yield management !)... L'information économique et comptable est omniprésente sans jamais déranger, au contraire. De manière réaliste, Georges Forestier mentionne toujours les revenus de la troupe ; soirée par soirée, il indique le montant des charges multiples qui pèsent sur le théâtre : rémunération des acteurs, des musiciens, des danseurs, des techniciens, les achats de costumes (sur mesure), de la protection, le coût de fabrication des décors et de la machinerie (recyclables), les frais de déplacement, etc. Il mentionne également les revenus de Molière comme auteur qui s'ajoutent aux revenus de Molière acteur, doubles revenus qui lui permettent de vivre confortablement de son métier. On perçoit la concurrence entre les théâtres parisiens et le rôle qu'y jouent les acteurs et les actrices célèbres, leur rivalité (people !). On perçoit clairement la rivalité des auteurs aussi : Racine contre Molière, par exemple, comédie contre tragédie. Théâtre, visites et spectacles donnés chez les personnages importants, et riches, du royaume, subventions régulières et exceptionnelles du roi. Le modèle économique du théâtre de Molière, spectacle vivant, économie de prototypes, est exposé concrètement et discuté même s'il ne fait pas l'objet d'un chapitre spécifique, ce que l'on peut regretter ; sans doute, pourrait-on déjà observer ce que William Baumol et William Bowen appelleront plus tard, "the cost disease" dans le cas du spectacle vivant (Performing Arts. The Economic Dilemma, 1966), avant la reproduction mécanique (Walter Benjamin) puis numérique, de l'activité artistique.

Le théâtre de Molière, on l'oublie souvent, est déjà multimédia, Molière réalise une oeuvre d'art total (Gesamtkunstwerk, bien avant Richard Wagner) ; aux acteurs jouant une pièce, s'ajoutent la musique, les ballets, les décors avec leurs "superbes" machines", les costumes. L'inventivité de Molière s'inspire de diverses sources, la Commedia dell'Arte d'abord (ce qui rappelle l'importance à cette époque de la troupe des Italiens, avec qui celle de Molière partageait le théâtre) et les classiques latins (Plaute, Térence) et mais aussi le théâtre espagnol et portugais, tant d'auteurs aujourd'hui ignorés que Georges Forestier replace dans l'histoire littéraire et culturelle.
Avec cette biographie on ne perd jamais de vue le métier complexe de Molière, acteur formidable d'abord, réputé pour son jeu, auteur bien sûr, metteur en scène et directeur de théâtre (recrutement, gestion, prospection, etc.). La littérature ne donne du théâtre qu'une réduction livresque. L'enseignement devrait en tenir compte : lire Molière pour le jouer, pour le gérer, enseignement total...
Derrière "Molière le peintre" et son talent, il y a aussi un politique prudent qui saura gagner et garder l'estime et le soutien de Louis XIV ; et Molière se met entièrement au service de Louis XIV, écrivant et mettant en scène et jouant à la demande. L'histoire de Tartuffe, que l'église et les dévots condamnent et s'efforcent de faire interdire, témoigne de la patience de Molière qui ne renonça jamais à la faire jouer. L'analyse de Georges Forestier est magistrale, pour cette pièce comme pour les autres.

Le temps de Molière est décrit et expliqué par Georges Forestier ; indispensable car Molière est de son temps, des cultures de son temps, de l'éthique mondaine, des médecins et des bourgeois, le "goût galant" des salons, de la musique et des ballets de Lully...). Il est l'esprit de son temps. L'auteur évoque "le contrat de connivence, éthique et esthétique", qui liait Molière à son public. Moins connu, le lecteur découvrira un Molière traducteur, lisant dans les salons sa propre traduction du De Rerum Natura de Lucrèce, rédigée en "prosimètre", innovation qui mêle la prose et les vers. Matérialiste, Lucrèce, en disciple d'Epicure, dénonce les maux qu'entraînent les religions...

L'ouvrage de Georges Forestier désenchante tranquillement le culte littéraire des grands auteurs. Ainsi, il faut imaginer Racine, amant de l'actrice qui joue Hermione, plaçant en bourse à 5% les excellentes recettes d'Andromaque ! L'art pour l'art pour l'argent...
Toutes les explications minutieuses de cette copieuse et précise biographie ne diminuent en rien le charme et l'intérêt des pièces de Molière. Au contraire. Molière est aussi de notre temps. Pourquoi ? Comment pouvons-nous être du siècle de Molière sans être de celui de Louis XIV ? Comment se construit l'universalité d'oeuvres si particulières qui puisent dans les oeuvres du passé pour séduire le présent et s'en faire comprendre ?

lundi 14 janvier 2019

Impression 3D et fabrication additive : l'usine numérique est proche



Richard d'Aveni, The Pan-industrial revolution. How new manufacturing titans will transform the world, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2018, Index. 300 p. 28 $

L'auteur annonce une révolution proche, un genre difficile et, bien, sûr très risqué ; il est Professeur à Tuck Business School (Dartmouth College). Son livre décrit des technologies qui, selon lui, changeront le monde, et d'abord le monde industriel : l'impression 3D et la fabrication additive (AM pour Additive Manufacturing). Ce n'est pas d'avenir qu'il s'agit mais du présent déjà : "The revolution is here" affirme la première partie qui en énumère les caractéristiques, situe les principaux domaines d'application et recense les raisons du succès de ces technologies. Les exemples pour illustrer cette prophétie sont nombreux : Adidas pour les chaussures de sport sur mesure, General Electric, les écrans flexibles OLED, les pièces de moteurs d'avion (Morris Technologies,  racheté par GE), les lentilles optiques, les implants médicaux, les fusées (Relativity Space)...

Ensuite, vient un chapitre consacré à l'anatomie de cette nouveauté : nouveaux acteurs, nouveaux marchés, nouvelles règles aboutissant à un nouvel ordre du monde. Pour conclure, le livre donne des conseils pour être dans le coup et ne pas manquer le train de cette révolution qui se conjugue, pour la féconder, à la transformation numérique de la production (données, intelligence artificielle, effet network, robotique, etc.).
La fabrication additive favorise la "mass customization" (sur-mesure massif ?), la rend abordable  en favorisant la segmentation de masse. La flexibilité permet la modularité et généralise à moindre frais la complexité ("mass complexity") et la standardisation. Concilier les économies d'échelles de la production de masse avec le sur-mesure, avec l'affinité, tel est le principe du succès de l'AM. Fin de la taylorisation, du fordisme ? Richard d'Aveni imagine des associations d'imprimantes 3D  ("farms") remplaçant les usines actuelles. La nouvelle usine ne sera pas définie par un produit mais par un ensemble d'imprimantes 3D manoeuvrées par des robots exploitant des données, travaillant à divers produits, permettant d'augmenter son périmètre d'activité ("scope") et son extensibilité ("scaling"). A l'appui de sa thèse, l'auteur évoque Foxconn, Flex (dont le slogan est "Sketch to scale") mais aussi Jabil (Electronic Manufacturing Services), entreprise remarquée pour ses capacités de miniaturisation des produits. Néanmoins la nouvelle industrie parce que de plus en plus numérisée sera de plus en plus vulnérable aux attaques de hackers .

Richard d'Aveni anticipe une recomposition du paysage industriel affectant aussi bien la division technique du travail que l'aménagement du territoire. La nouveauté radicale de l'AM est de relier le marketing, l'analyse du marché, avec la production amenée à coller immédiatement à la perception du marché, à la demande, à sa diversité. Ceci suppose un traitement rigoureux des données collectées en temps réel à toutes les étapes de la production et de la vente (responsiveness ?). Les données apparaissent essentielles à cette transformation. L'AM est décrit comme le chaînon qui unifie tout le dispositif numérique et incite à la concentration, prévoyant le règne de "titans" : "Go big or go home", déclare l'auteur. Est-ce une voie possible pour la ré-industrialisation ? L'auteur signale les obstacles culturels qu'il faut vaincre pour percevoir les atouts de l'AM avec lucidité : les ingénieurs formés au calcul précis des coûts de production ne sont pas entraînés à penser au-delà : obstacles épistémologiques au scaling.

Encore une révolution ? Au moins, on échappe à la disruption ! L'ouvrage pèche certainement par optimisme et systématisme ; il déborde d'enthousiasme pour la fabrication additive et se laisse emporter au-delà de ce qu'il a pu observer au cours de son copieux et impressionnant travail d'enquête (entretiens, expérimentations, visités d'usines, de laboratoires, etc.)... Aux lecteurs prudent de tempérer cet enthousiasme pour ne retenir que l'essentiel et oublier les prédications et les extrapolations pour le moins hasardeuses. Car plus que d'une révolution, il s'agit plutôt d'une évolution qui ne concerne pour l'instant que des pièces détachées (l'assemblage reste déterminant) et le prototypage rapide. Mais l'impression 3D ne cesse de progresser : elle vient de toucher le verre (cf. les récentes avancées du MIT), le conditionnement des médicaments. On n'a pas fini d'entendre parler de fabrication additive.
Ce travail très documenté, stimulant, complète les analyses courantes - non moins enthousiastes - qui s'en tiennent à l'intelligence artificielle et au marketing, laissant de côté la fabrication. Beaucoup de lecteurs découvriront dans ce livre des entreprises qu'ils ignorent et qui sont pourtant primordiales.