jeudi 30 décembre 2021

Chevreuse ou Paris ? Se perdre dans un roman de Modiano

Patrick Modiano, Chevreuse, Roman, Paris, Gallimard, 2021, 159 p. 

Le roman se passe entre Paris et la vallée de Chevreuse. Il y a des voyages en voiture, depuis Boulogne-Billancourt, vers la porte Molitor, vers Auteuil puis vers la vallée de Chevreuse. Il y a aussi le café de la place Blanche, ou celui de Saint-Lazare, la terrasse vitrée du restaurant Murat, la porte d'Auteuil, la rue Pierre-Charron, la Cité universitaire, le parc Montsouris, le boulevard Jourdan, la porte d'Orléans, la gare de Lyon. Le livre n'est aussi qu'une complexe déambulation dans Paris, et, parfois, sur la côte d'Azur. 

Parfois, on a l'impression que nous manquent les éléments cartographiques qui nous aideraient à comprendre, à moins que, se perdre dans ces lieux ne fasse partie du jeu. Il y a bien un schéma dans le roman mais cela ne suffit pas. Les héros du roman que l'on lit sont aussi les héros d'un roman que l'auteur est censé écrire. Le lecteur se perd dans les saisons du roman, mélange les moments et les romans et finit par ne plus très bien savoir où le héros en est. Le lecteur est perdu, comme les personnages du roman.

L'auteur recompose ainsi le monde de son enfance, ses personnages. "Mais il eut un vertige en voyant brusquement apparaître comme sur l'écran d'un appareil de radiographie les liens qui unissaient les unes aux autres ces personnes. En quinze ans, ces liens s'étaient ramifiés et formaient avec de nouveaux venus un réseau très serré dont il faisait lui aussi partie, à son insu, comme au temps de son enfance". C'est donc un réseau social que décrit l'auteur, un réseau tel qu'il se forme dans son esprit ou tel que son esprit le forme, petit à petit.

"On est de son enfance comme on est de son pays", conclut le romancier. Patrick Modiano décrit les faits, les gestes et les pensées de son héros. Quand on a fini de le lire, il faut recommencer pour mieux comprendre. Et, recommencer encore pour bien situer les relations entre les personnages, entre les moments de l'histoire. Et le plaisir s'accroît à la relecture. C'est un très beau roman, fertile et aventureux où il fait bon se perdre puis se retrouver. 

mardi 28 décembre 2021

Spinoza dans toute son oeuvre et selon l'ordre de ses raisons

 Alexandre Matheron, Etudes sur Spinoza et les philosophies de l'âge classique, ENS Editions, Lyon, 741 p.,  2011, Index des noms, Index des passages cités de Spinoza, Préface de Pierre-François Moreau.

Voici une somme, celle des travaux d'Alexandre Matheron sur Spinoza (en dehors de ses travaux de thèse : Individu et communauté chez Spinoza, 1968 et Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, 1971. Alexandre Matheron était LE spécialiste de Spinoza. 
Alexandre Matheron était d'abord un disciple de Martial Guéroult dont il a apprécié la méthode telle qu'exposée et mise en oeuvre dans Descartes selon l'ordre des raisons (publié en 1953). Le spinozisme est pour lui comme pour Alexandre Matheron un "rationalisme absolu" (le réel est rationnel). 
Alexandre Matheron subit aussi l'influence de Pierre Lachièze-Rey dont Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza fut publié en 1932. Pierre-François Moreau dans sa préface souligne également l'importance d'un marxisme passé par la phénoménologie : "la magistrale étude de Jean-Toussaint Desanti", à qui il succède à l'ENS (Introduction à l'histoire de la philosophie, 1956), et Jean-Paul Sartre (Critique de la raison dialectique, publié en 1960). 
Pierre-François Moreau conclut son introduction en soulignant le langage cartésien de Spinoza : "parce qu'il n'a pas d'autre langage à sa disposition et qu'il doit forger sa pensée à travers ce langage - car on ne pense que dans un lexique, et on ne pense de façon originale qu'en modifiant peu à peu un lexique reçu".
L'oeuvre publiée est colossale : Spinoza est traité par tous les aspects possibles de son oeuvre et l'ensemble est divisé en deux parties : "Ethique, anthropologie, politique, religion", d'abord puis "Ethique, ontologie, connaissance, éternité", deux parties séparées par deux lectures de Spinoza, l'une consacrée à Victor Delbos, l'autre à L'anomalie sauvage d'Antonio Negri.


mercredi 3 novembre 2021

Marcel Proust, son père et la médecine

 Lothar Müller, Adrien Proust und sein Sohn Marcel. Beobachter der erkrankten Welt, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 2021 (deuxième édition), Literaturverzeichnis, 221 p.

On a beaucoup écrit sur Marcel Proust et sur sa mère. Le père est moins connu mais son influence sur le fils est peut-être plus importante qu'on ne perçoit parfois. Cet ouvrage permet de l'entrevoir et de comprendre la carrière, très internationale, du père médecin qui fut lui aussi, dans son domaine, comme son fils, un "observateur du monde tombé malade" (sous-titre du livre). Médecin célèbre, titulaire de la chaire d'hygiène à la faculté de médecine de Paris, hygiéniste de renommée mondiale, Adrien Proust est l'auteur de nombreux rapports et de livres fameux dont La défense de l'Europe contre le choléra

Adrien Proust n'était pas un homme de laboratoire. Il voyageait beaucoup, organisant la lutte contre la peste, le choléra et la fièvre jaune ; il fut le représentant français de la politique de santé de la IIIème République, "le prophète de la prévention par l'hygiène". Le livre le montre à l'hôpital de la Salpêtrière où Jean-Martin Charcot donne ses conférences de neuropathologie sur l'hypnose, sur l'hystérie, conférences auxquelles Sigmund Freud assistera...
Enfin Adrien Proust suit les pistes du choléra en Perse, en Russie, en Egypte ; Venise jouera un rôle central où se rejoignent le père et le fils.

Ce livre permet de voir la présence, dans le détail, de la maladie et des médecins dans l'oeuvre de Marcel Proust.

mardi 12 octobre 2021

La peinture dont on ne parle plus guère : Jean Bouchaud

 Jean Bouchaud : Regards sur le monde 1891 - 1977, Ville De Boulogne-Billancourt, 2021, 160 p. Bibliogr., 20 €

C'est un peintre bien peu connu aujourd'hui, qui a peint les colonies françaises, de l'Afrique noire au Maghreb, en passant par l'Indochine. Mais il a peint aussi la vie catholique de sa Bretagne natale. Pour les colonies, il est de toutes opérations, y compris les bateaux transatlantiques, les expositions.
L'exposition à Boulogne, au Musée des Années 30, donne à voir des oeuvres de Bouchaud, de très nombreuses oeuvres, sur différents supports.
Ce peintre né dans une milieu catholique, une famille nombreuse dont un des frères est prêtre catholique et l'une des tantes est religieuse, a sur le monde dans lequel il vit une vision plutôt conservatrice. Il ne dénonce pas, il énonce, sans approuver manifestement.
Peintre colonial, il travaille à la publicité de l'Afrique Occidentale Française, des Messageries Maritimes, pour le transatlantique Normandie ; il travaille à un calendrier aussi. Bouchaud collabore à l'Exposition coloniale, à l'Exposition internationale de Paris (1937) également. Pour le magazine hebdomadaire L'Illustration, il produit fréquemment des illustrations. On le verra en Chine également.
Que fait Jean Bouchaud pendant la guerre ? "Peintre officiel et reconnu, il participe comme de nombreux artistes à la vie culturelle de l'époque'", note discrètement (ou distraitement) Erika Boucher (p. 118). Faut-il comprendre que, "comme de nombreux artistes", il collabore à la politique culturelle du gouvernement de Pétain ? 
En 1953, Jean Bouchaud est encore retenu pour la décoration du lycée de filles qui deviendra le lycée Claude Monet et pour un autre établissement aux Antilles... Mais l'on n'apprendra peu, presque rien sur sa vie personnelle. Dommage.

L'exposition est d'une incontestable qualité et l'on est amené à voir le peintre au service de la société coloniale, dont on ne sait s'il l'approuve ou non. Mais ce n'est pas le problème, pas encore. Il aura passé beaucoup de temps en voyage, laissant à son épouse le soin de la famille. Le livre et l'exposition donnent à percevoir ses "regards sur le monde". Mais qu'a-t-il vu ? Nous voyons ce qu'il a retenu, ce qu'il veut retenir, en touriste. Comme bien d'autres intellectuels à son époque. Et cela aurait bien mérité quelques pages aussi.

lundi 27 septembre 2021

Madame Karl Marx, née baronne von Westphalen

 Jérôme Fehrenbach, Jenny Marx. La tentation bourgeoise, Editeur : Passés composés / Humensis, 2021, 397 p.,  Bibliogr., Index des nom de lieux, Index des noms de personnes, 22,8 €

Son nom était noble et elle était, disait-on, très jolie : Julia Bertha Jenny von Westphalen, "Madame Karl Marx, née baronne von Westphalen" ouvrait à Marx un monde proche du pouvoir prussien. Mais cela n'intéressait pas Marx, qui, étant juif converti, était de toute façon exclu de ce genre d'avenir : il refusera définitivement toute proposition du gouvernement prussien. Jenny ne reniera jamais la noblesse de ses origines.

Jenny, explique l'auteur, était fille de son siècle et elle conseille à son jeune mari un usage plus décontracté de la langue allemande : "Libère l'outillage des rimes, desserre la cravate et le shako - laisse filer les participes, et place les mots comme ils l'entendent". Le 25 août 1841, c'est leur première nuit d'amour mais ils se marieront à l'église Saint-Sylvestre de Kreuznach, le 19 juin 1843. Mariage religieux, quand même.

La première partie du livre expose les conditions de vie des deux familles, leurs modes de socialisation. L'auteur fait des hypothèses sur les personnages, sur leurs relations que parfois rien ne justifie ; mais c'est son opinion. Ensuite, le livre décrit minutieusement l'activité, politique et personnelle, des deux personnages.

Karl Marx devint d'abord rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung puis s'attaque à Paris aux Annales franco-allemandes, qui seront un échec. Marx, jeune père de famille, - sa première fille, Jenny est née le 1er mai 1844 - mène encore une vie d'étudiant un peu attardé. Lui et sa femme ont appris le français, très vite et très bien, et ils en sont fiers. En 1845, pourtant, le couple doit quitter Paris suite à un arrêt d'expulsion du gouvernement français ; ils vont s'établir en Belgique. Evénement clef : Marx fait alors la connaissance de Friedrich Engels, fils d'un industriel anglais. Le 24 février 1848 est publié le Manifeste et puis c'est leur embarquement pour l'Angleterre. Là, c'est la misère mais, malgré tout, Karl Marx s'attaque au Capital qu'il terminera en septembre 1867, presque vingt ans après, pour le premier livre du moins. En 1852, ce sera le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1857, une grossesse éprouvante s'achèvera par un enfant mort-né. Mais toutes ces années seront difficiles, surtout pour Jenny qui va perdre trois de ses jeunes enfants. Et l'on perçoit que l'auteur, malgré toute sa prudence, n'arrive pas tout à fait à rendre compte de la spécificité féminine dans le couple. En 1859, est publiée la Contribution à la critique de l'économie politique. Jenny ne s'en occupera pas. Elle se remet en 1860 d'une sévère variole...

En 1869, le père de Engels meurt ; il laisse à son fils, Friedrich, un bel héritage dont celui-ci accorde une part à Marx, qui, du coup, touchera désormais une rente importante. La vie des Marx change dès lors : en octobre 1865, un bal est donné chez les Marx, cigares, vins fins et décolletés ; le 2 juillet 1867, une soirée est co-financée par Engels pour les trois filles Marx... 

Jenny Marx mourra le 2 décembre 1881. Elle servit Marx, elle mit au monde six enfants.  Il ne serait pas ce qu'il est devenu sans elle et le livre ne le met pas assez en évidence. La documentation est riche et souvent précieuse. Certes, la biographie de Jérôme Fehrenbach est souvent de bonne qualité, elle approfondit des aspects mal connus de la vie de Marx et de sa femme mais l'auteur n'aime pas Marx, et cela transpire dans presque tout le livre. 

dimanche 8 août 2021

Un été avec Machiavel ?

Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel, Paris, Equateurs / parallèles, France Inter, 2017, 148 p. L'ouvrage se termine par "Lire Machiavel", une bibliographie de 7 pages.

Ce sera bientôt le cinquième été de ce petit livre original sur Machiavel. "Passer "un été avec Machiavel". Une petite partie de l'été, au moins, pourquoi pas ?

Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert notait : "Machiavel. Ne pas l'avoir lu, mais le regarder comme un scélérat". Cela n'a guère changé ! Il n'a pas très bonne réputation, mais on ne sait pas vraiment pourquoi et on l'a rarement lu. Alors, lisons ce petit livre de Patrick Boucheron pour en savoir un peu plus long sur ce personnage qui écrira : "J'ai décidé d'emprunter un chemin qui, n'ayant encore été parcouru par personne, me vaudra certainement peine et difficulté". Ce livre est l'histoire de sa vie.

Machiavel est né en 1469. Son père, Bernardo, est amateur éclairé de bons livres (par exemple, l'Histoire de Rome de Tite-Live) mais Machiavel n'apprendra pas le grec. On le lui reprochera toute sa vie. En revanche, il sait le latin ; il recopie Lucrèce (De Natura Rerum). Enfin, beaucoup plus tard, sa mise à l'écart lui donne le temps de rédiger Le Prince, ouvrage politique. Son talent et son savoir proviennent "d'une longue expérience des choses modernes et d'une continuelle lecture des antiques". Le Prince est un livre dont on ne sait souvent que penser : Diderot y verra un exposé de "l'art de tyranniser" tandis que Rousseau pensera que "Cet homme n'apprend rien aux tyrans, ils ne savent que trop bien ce qu'ils ont à faire, mais il instruit les peuples de ce qu'ils ont à redouter". Le livre est dédié à Laurent de Médicis qui, mort jeune, ne s'en inspirera pas.

"Machiavel, ce maître désenchanteur" écrit donc, selon Patrick Boucheron, une typologie qui devrait plutôt s'appeler "De principatibus" que "Il Principe", titre simple et accrocheur que lui donna finalement son éditeur romain. La Mandragore, cette pièce de théâtre comique que rédige également Machiavelest le complément indispensable du Prince et du Discours sur la première Décade de Tite-Live. Mais il faut aussi mentionner son Histoire de Florence ou l'histoire des Ciompi, révoltés, quasi prolétaires ouvriers de la grande fabrique lainière. L'oeuvre de Machiavel a donc son unité par delà les diversités des genres. Il meurt en 1527.

"Les meilleures armées qui soient sont celles des populations armées" : on dirait du Mao Zedong mais pourtant c'est du Machiavel, que Patrick Boucheron caractérise comme le théoricien de la "guerre sale, une guerre de partisans, politique et brutale". Depuis sa mort, Machiavel est relu par divers théoriciens dont, en 1933, Antonio Gramsci. Qu'en ont-ils retenu ?

Ce petit livre est très bien fait, bien construit, il donne à penser Machiavel, il invite à le lire et à le relire. Pour ne pas s'ennuyer cet été ou plus tard. Et pour penser l'histoire autrement.

L'auteur est normalien et Professeur d'histoire au Collège de France (L'histoire des pouvoirs en Europe occidentale). On lui doit, entre autres, un ouvrage original sur Leonard et Machiavel (2008).


dimanche 25 juillet 2021

La Chine est encore trop loin

 Joël Thoraval, Ecrits sur la Chine, textes rassemblés et présentés par Sébastien BIllioud et Laure Zhang-Thoraval. Postface de Maurice Godelier, Bibiogr., CNRS Editions, 2021, Paris, 570 p., Bibliogr, Index, Glossaire

Voici un livre sur les cultures chinoises. C'est le livre d'un anthropologue, normalien, historien, philosophe aussi et quelque peu ethnologue. Les Ecrits sur la Chine regroupent quelques-unes des contributions de Joël Thoraval à l'évolution intellectuelle et culturelle de la Chine contemporaine. 

D'abord, l'ouvrage donne des études comme "Le concept chinois de nation est-il obscur ? A propos du débat sur la notion de minzu dans les années 1980" sur ou " L'usage de la notion d'ethnicité appliquée à l'univers culturel chinois" (on compte en Chine 56 groupes ethniques, 民族).

Le chapitre 4 interroge la notion de religion en Chine et, par conséquent, en occident : "Pourquoi les religions chinoises ne peuvent-elles apparaître dans les statistiques occidentales?". L'imposition, plus ou moins violente, au sein de cultures orientales de catégories culturelles européennes renvoie à une rupture "sous-estimée" : réflexion autocritique qui en apprendra beaucoup sur nous-mêmes, conclut Joël Thoraval.

"Passage entre les mondes visible et invisible. Perspectives sur la mort en Chine" est une réflexion sur la grammaire de la mort, à partir d'un texte de l'anthropologue et helléniste, Jean-Pierre Vernant. Toujours dans l'ordre de la comparaison entre la Chine et l'occident, Joël Thoraval tente de répondre à la question "Existe-t-il une philosophie chinoise ?" Le philosophe est bien placé pour répondre à une telle question mais, pour ce faire, il devient sociologue, interrogeant les Annuaires de philosophie chinoise publiés en Chine, ce qui le conduit, encore, à "percevoir, avec un relief nouveau, les limites, les arbitraires, les taches aveugles de notre propre tradition réflexive." 

Le livre est très riche : on y trouve aussi "De Königsbserg à Paris, de Tokyo à Pékin. Langues nationales et traditions philosophiques dans la première réception de la pensée de Kant en Chine", où l'auteur tente de montrer les limites du rapprochement effectué entre Kant et le bouddhisme. 

On a l'impression, en lisant Joël Thoraval, d'approches socratiques de diverses problèmes qui échouent dans de sortes de monologue aporétique, qui ne peuvent aboutir à une réponse. La dernière partie est consacrée au confucianisme et notamment à Mou Zongsan ("Idéal du sage. Stratégie du philosophe. Introduction à la pensée de Mou Zongsan. 1909-1995"). Enfin, signalons le chapitre XV, "La tradition rêvée. Réflexions sur L'Elégie du fleuve, de Su Xiaokang" : des apories, encore, à propos de cette série documentaire en six parties, de la télévision publique chinoise (1988-89), 河殇, ("He Shang")... série dont la célébrité en Chine fut extraordinaire, et qui pose les problèmes lancinants de la tradition et de la modernité.

La conclusion de Maurice Godelier en vient clairement, pour la fin de l'ouvrage, aux questions-clefs de la Chine aujourd'hui : s'agit-il de modernisation et / ou d'occidentalisation ? 



dimanche 20 juin 2021

Proust : à la reconquête des débuts des temps perdus

Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, Paris, 2021, Gallimard, 378 p. , Bibliogr., Tableau de concordance (La Recherche du temps perdu / Les Soixante-quinze feuillets), Index
 
Voici le dernier texte, inédit, de Marcel Proust. En fait, c'est la plus ancienne version de A la Recherche du temps perdu : les "archives Fallois" ont donné leur dernier mot.
En 1899, Proust a abandonné son roman, Jean Santeuil, et les 75 feuillets, "toilettés", constituent, près de dix années plus tard, son retour à ce genre littéraire, c'est "le roman de 1908".
Dans ces 75 feuillets, il y a tout Proust, déjà. 
Le portrait de la mère, la route de Villebon, "quand je fus amoureux pendant les promenades dans ces champs infinis et plats de Meséglise" p. 66). Et puis les "Jeunes filles" : "Un jour sur la plage marchant gravement sur le sable comme deux oiseaux de mer prêts à s'envoler, j'aperçus deux petites filles, deux jeunes filles presque, que leur aspect nouveau, leur toilette inconnue, leur démarche hautaine et délibérée me firent prendre pour deux étrangères que je ne reverrais jamais" (p. 84). Et puis voici les "Noms nobles" : "Chaque nom noble contient dans l'espace coloré de ses syllabes un château où après un chemin difficile l'arrivée est douce par une gaie soirée d'hiver, et tout autour la poésie de son étang et de son église qui à son tour répète bien des fois le nom... " (p. 93). Il y a aussi le Palazzzo Foscari, à Venise : "La-bas, s'élevant de l'eau bleue, approchés, longés, puis dépassés par la gondole ce sont eux qui ont exalté vos rêves comme l'ont fait Anna Karénine ou Julien Sorel. Mais eux vous n'avez pas pu les connaître" (p.106).

Ainsi, se raconte A la recherche du temps perdu. Ces pages sont suivies de manuscrits "choisis en fonction de leur portée génétique" (c'est l'expression de Nathalie Mauriac Dyer qui en a établi l'édition de Gallimard). "Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions passées, c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art" (p. 136). Le judaïsme de Proust ? Quelques mots qui en disent long : les humiliations qu'"Il est bien rare qu'un Juif n'ait pas éprouvées dans son enfance, voire les a éprouvées parce que juif lui-même" (p. 218).

Le livre se lit comme un livre que l'on relit, heureux de retrouver les pensées de notre héro, d'en découvrir un passé, des hésitations, des changements. C'est à la fois l'occasion d'un retour à Proust pour ceux qui l'ont lu déjà, d'un retour par petites touches, quelques pages parcourues de temps en temps qui peuvent donner envie de lire ou relire la recherche.
Inutile de rappeler que les étudiants et les profs de classes préparatoires littéraires y trouveront aussi de quoi alimenter quelque dissertation, peupler leurs discussions.

vendredi 4 juin 2021

Recadrer les dérives identitaires

 Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Seuil, Paris, 275 p. 

L'objet de ce livre est une série de comportements politiques que l'auteur qualifie d'identitaires. Comportements qu'elle répertorie à partir d'expériences et d'exemples divers, qu'elle repère dans la création de nouveaux concepts et d'un nouveau vocabulaire : c'est la "galaxie du genre"."Ainsi passe-t-on, sans même s'en rendre compte, de la civilisation à la barbarie, du tragique au comique, de l'intelligence à la bêtise, de la vie au néant, et d'une critique légitime des normalités sociales à la reconduction d'un système totalisant."
Ensuite, il s'agit de "déconstruire la race". Et c'est le travail de Claude Lévi-Strauss qui est mis en avant, travail qui réfute la prétention de la notion de race à une quelconque scientificité. Elisabeth Roudinesco évoque à ce propos le débat qui opposa, à l'UNESCO, Claude Lévi-Strauss et Roger Caillois. Le premier voyait une domination là où l'autre voyait une supériorité. L'auteur consacre ensuite de nombreuses pages à Aimé Césaire et à Frantz Fanon ; elle y traite aussi des réactions au livre d'Octave Mannoni sur la Psychologie de la colonisation (1950) et à ses critiques. Elle n'accorde hélas qu'une seule demi-page à Kateb Yacine plus intéressante pourtant que les gesticulations de Jean-Paul Sartre, quelque peu commis d'office. André Schwarz-Bart, l'auteur du Dernier des Justes (1959) et de la Mulâtresse Solitude, est mieux traité. Ensuite, Elisabeth Roudinesco évoque Edouard Glissant.

Le chapitre suivant qui s'intitule " Postcolonialités" commence par un hommage à Derrida et à Nelson Mandela. La logique ethnoraciale dont l'importance est fondamentale dans l'histoire américaine est à l'origine des dérives identitaires. Le chapitre comprend une analyse approfondie de l'oeuvre d'Edward Sapir, brillant élève à Harvard où il soutient une thèse sur Joseph Conrad, contrapuntique, "en contrepoint" : les mélodies se superposent sans que l'une d'entre elles domine. Dans son livre Orientalism, Edward Said traite, entre autres, de Flaubert et de la danseuse Kuchuk Hanem, reléguée par le pouvoir à Esneh, sur les bords du Nil ; et Elisabeth Roudinesco de critiquer Edward Sapir qui se trompe, victime lui-même de la configuration orientaliste qu'il dénonce.

Tout le livre se déroule ainsi citant Le Fromage et les vers de Carlo Gainz ou l'histoire de Pierre Rivière que raconte Michel Foucault, mais aussi Homi Bhabha ou Spivak et tant d'autres qui illustrent les représentations identitaires, ce "puits sans fond". Le chapitre 5 traite de "la querelle des mémoires" et de la construction  d'une "postcolonialité genrée" qui contribue à une créativité étonnante, les "phobes" et les "philes" se multipliant en des listes interminables de néologismes fumeux pour terminer en "déferlement d'horreurs". "Spirale infernale", déclare l'auteur. Et elle évoque enfin "Je suis Charlie" et puis la mise en scène d'Eschyle ("Les Suppliantes").  

La voie française pourrait au contraire se trouver dans une culture laïque et républicaine, héritée de Lévi-Strauss. Car les identitaires ont renié les Lumières et le progrès, ne cessant de dénoncer un Occident imaginaire qui pour l'essentiel les accueille dans ses universités où ils peuvent parader sans risque.
L'auteur cite beaucoup, surtout ces "identitaires" que la plupart de ses lecteurs découvriront sans doute. Bien sûr, ils finiront dans les "poubelles de l'histoire" mais, en attendant, que de dangers ils provoquent.

mardi 25 mai 2021

Flaubert : le plus fort de la famille littéraire

 Album Gustave Flaubert, par Yvan Leclerc, Paris, 2021, Editions Gallimard, 256 p., Index

Il n'était certainement pas "l'idiot de la famille", comme Jean-Paul Sartre intitula sa biographie ; cette vie de Gustave Flaubert le démontre amplement. Cette vie est racontée en beaucoup d'images, vie illustrée dans le nouvel "album" Flaubert. Flaubert meurt le 8 mai 1880, il y a 141 ans. "Toute illustration en général m'exaspère", écrivit Flaubert. Et il s'explique : "Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes". Pas de biographie donc, comme pour Homère ou Shakespeare. Mais pourtant, 4500 lettres et tous ses manuscrits conservés disent Flaubert aussi, un autre Flaubert ?

On apprend beaucoup de Flaubert dans ce petit livre. De son Don Quichotte qu'il traita comme lecture fondamentale, par exemple, tout au long de sa vie. Flaubert ignorera la dessin que son entourage maîtrisait, il a fait manifestement "le choix des mots contre toutes les autres formes de représentation, considérées comme inférieures" mais il dira, néanmoins, dans le Dictionnaire des idées reçues, qu' "il y a des romans écrits avec la pointe d'un scalpel". Flaubert fait une scolarité correcte : bon latiniste et bon angliciste, il lit Spinoza dans le texte et Shakespeare aussi. Il admire Néron en histoire et Byron en littérature. "Comme on admirait Hugo!", écrit-il, et les héros du siècle, Werther et René, les auteurs à la mode aussi : Walter Scott, Balzac, Rabelais et Montaigne. S'il commence des études de droit à Paris, c'est de littérature que rêve Flaubert. C'est alors qu'il prend conscience de ses crises d'épilepsie et aussi qu'il fait connaissance de Louise Colet, sa maîtresse, féministe engagée, plus âgée que lui.

Ensuite, c'est le voyage en Egypte, tourisme sexuel et tourisme historique. Il s'en suit une infection vénérienne... Maxime du Camp, qui l'accompagna dans son voyage, le traitera d'"anti-voyageur". Flaubert est assis dix heures par jour à son bureau où il y a 1700 livres et des peaux de bêtes. Enfin, c'est Madame Bovary qui paraît en feuilleton dans le Revue de Paris, en octobre 1856. Procès : Flaubert est acquitté en février 1857. Mais le bovarysme est né que Jules de Gaultier définira, en 1892, "comme la faculté départie à l'homme de se concevoir comme autrement qu'il n'est". Mais ce sera, dit Maupassant "une révolution dans les lettres" : Isabelle Huppert interprétera Emma au cinéma, après que Jean Renoir en 1934 ait mis en scène Madame Bovary (1934). Et Jean-Paul Sartre se demande, en trois gros volumes, comment "l'idiot de la famille" devient l'auteur de Madame Bovary. 

Ensuite, ce sera Salambô, qui meurt, elle aussi. Flaubert voulait "rendre la vie intérieure des Carthaginois". "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar" : ainsi commence Salambô qui sera un succès public immédiat. Désormais, Flaubert a son jour, le dimanche. Il y reçoit Tourguéniev, Renan, Taine, les Goncourt et Georges Sand. Ensuite, ce sera L'éducation sentimentale. Il est décoré de la légion d'honneur ("les honneurs déshonorent", dira-t-il plus tard, pourtant). Et puis, ce sera Bouvard et Pécuchet encore avec le Dictionnaire des idées reçues : "Du défaut de méthode dans les sciences" ou, comme dit Yvan Leclerc, "une critique des images de masse, reproduites dans un but didactique".

Concluons. Flaubert écrit à Georges Sand : "Car j'écris (je parle d'un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d'aujourd'hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra". Yvan Leclerc a réussi un merveilleux livre, modeste dans le ton et précis, clair et complet. Cet album est un outil pour des débutants et un outil aussi pour les spécialistes de littérature, et pour les fans de Flaubert. 


samedi 15 mai 2021

Née un jour quelque part

Michèle Halberstadt, Née quelque part, Paris, Albin Michel, 254 p.

Comment peut-on s'appeler Halberstadt ? Bonne question, que ne se posait pas alors le prof de médias, germaniste quand même, qui à, Sciences Po, faisant l'appel, prononça le nom comme il convenait. A l'allemande. "C'est bien la première fois depuis que je suis ici", nota l'étudiante, doucement impertinente. 

Des années plus tard, je retrouve Michèle Halberstadt à la vitrine des libraires. Et le livre qui reprend cette question : comment peut-on s'appeler Halberstadt ? Bonne question ! Et le livre tente d'y répondre. C'est un livre d'enquête et l'on suivra la narratrice en Allemagne, en Pologne, à Johannesbourg, à Varsovie...

Freud est du voyage, bien sûr. Avec sa famille. Avec Max Halberstadt, à Hambourg, qui fume des cigares trabucos, comme Freud, qu'il prend en photo. Et tout le livre se feuillette, comme cela, passant d'un personnage à un autre, de la vie de l'auteure à celle de ses rencontres, et de ses yeux, couleur de lassitude. Et l'on croise Heinele, petit-fils de Freud, et la tombe d'un très jeune enfant grâce à qui elle ne fume plus. "Tu es ma compagne de l'ombre". 

Et viennent encore des souvenirs de l'enfance, de Hanoukka, des parents aussi, d'un disque des Beatles acheté alors. "Come Together". Et les parents retrouvés sur le bateau ! Et puis, c'est le pèlerinage à Varsovie, un progrom, puis on arrive à Treblinka... Le livre s'achève bientôt. Halberstadt, "un nom pour échapper à l'oubli. Un nom pour dire : "Voilà d'où je viens." Le livre est merveilleusement écrit, on s'y perd et l'on s'y retrouve, sans cesse, pour que l'on se demande nous aussi, d'où l'on vient, et où l'on va. L'auteur a su mélanger ses souvenirs, son présent, l'histoire : le montage est excellent. Un excellent film, ou, mieux, une belle émission de radio.


samedi 13 mars 2021

La mémoire des camps. D'autres camps, encore !

 Irina Flige, Sandormokh. Le livre noir d'un lieu de mémoire, Paris, Les Belles Lettres, 167 p. Traduit du russe par Nicolas Werth

Ce livre noir est vraiment noir qui retrace une enquête menée dans les archives comme dans le pays même pour retrouver les lieux d'exécutions conduites, en 1937-1938, par les soviétiques. Le lieu est la Carélie, et les prisonniers ont été fusillés lors de la Grande Terreur. Les opérations d'ingénierie et de purification sociale qui se traduisent par cent cinquante charniers, vingt ans après la Révolution d'octobre en témoignent aujourd'hui.

Ce livre raconte l'histoire d'un lieu de mémoire des répressions, Sandormokh, "cimetière mémoriel", et de ses 6241 victimes. Il est polyphonique, mêlant les documents secrets provenant du NKVD (ordres, rapports, télégrammes secrets) aux témoignages provenant des victimes (dernières lettres des condamnés, souvenirs, récits recueillis par l'auteure auprès des proches).

Que faire de cette mémoire qui réunit les morts, des détenus du Belbaltlag (construction du canal de la Mer Blanche à la Mer Baltique), de la Carélie et des Solovki ? La mémorialisation réunit des groupes divers : juifs et musulmans, ukrainiens et polonais, estoniens et lituaniens, tchétchènes et ingouches, tatars et finlandais, moldaves et roumains, azéris et géorgiens et d'autres, sont ici ensemble. On a demandé que la mémoire russe ne soit pas oubliée non plus. Un monument exhorte, reprenant un poème carélien : "Frère humains !  Ne vous tuez pas les uns les autres". 

Ce livre met en garde en rappelant des souvenirs. Les lecteurs en sortent le moral abîmé.

vendredi 12 février 2021

Des maquisards contre Louis XIV en Franche-Comté

 Vincent Bousrez, Les loups des bois. Comtois, rends-toi..., Vesoul, FC culture & patrimoine, 250p. 18 €

Voici un livre dont l'action se situe à l'époque de Louis XIV, en Franche-Comté, du côté de la Saône et du Doubs, entre Gray et Vesoul, Dijon et Besançon, Luxeuil et Montbéliard, Dole et Langres. Guerre civile, guerre du peuple, guerre de libération ? Oui et non car les "loups des bois" ne constituent pas une armée véritable mais plutôt un petit groupe de guérilleros décidés. Mais décidés à quoi ? A libérer cette région ? La libérer des français, des troupes de Louis XIV ou de la présence espagnole ? Le roman va nous amener à suivre une petite troupe, d'hommes et de femmes, nobles et paysans, "les loups des bois", dans leur vie, une vraie "pôchouse" composée de poissons divers, de la Saône et du Doubs, comme on la baptisait alors, une petite troupe décidée, en tout cas. Les poissons du Doubs ont plus de goût que ceux de la Saône, disait-on pourtant encore à Verdun sur le Doubs, capitale de la pôchouse, au confluent de la Saône et du Doubs. Certains des interlocuteurs commencent leur phrase par des "mon !" tournure typique pour marquer l'étonnement dans la région.

Le roman se lit aisément, et se relit avec autant de plaisir. L'auteur, un peu historien, donne quelques notes en bas de page ou en incipit pour que l'on s'y retrouve, et l'on y retrouve même Victor Hugo à propos de Besançon. Et peut-être, même, quelque lecteur stendhalien y retrouverait-t-il les traces de Julien Sorel rôdant dans Verrières, au bord du Doubs, entre Besançon et Dôle (cf. Le rouge et le noir).

Vincent Bousrez a du talent ; il connaît son métier et l'histoire y est rondement menée, les batailles s'enchaînent, quelques amours aussi. Mais, peut-être, là n'est pas l'essentiel. Plus que les événements comptent les modalités de ces événements, les attitudes des personnages, le décor des histoires plus que l'histoire même. On oublie facilement Louis XIV, roi-soleil, mais pas la cuisine. Dans le roman, les repas sont de bon goût, pris de bon appétit ; il y a de la cancoillotte que l'on mange en grandes tartines, de la terrine de lièvre, les vins des pays sont doux (vin de Vesoul, le Gradion de Chariez), on y déguste une omelette aux jaunottes - des girolles - et au lard, des fromages (comté, vachelin, bleu de Saint-Claude, Morbier), des "têtes de nègre", des cèpes... On évoque aussi des galettes de gaudes à la farine de maïs. Et l'on y cueille des mousserons ou tricholomes de la Saint-Georges que l'on mangera avec un brochet de l'Ognon, un affluent de la Saône, né dans les Vosges. Et l'on y boit une infusion de baie d'églantiers, ces "gratte-culs"...

A coup sûr, l'auteur connaît l'art de la "racontotte", selon ce mot utilisé en Franche-Comté, pour décrire les veillées et qu'il utilise dans son livre. En conclusion, voici un livre qui va retenir l'attention des lecteurs et lectrices francs-comtois mais, surtout, aussi, bien au-delà. La fabrication matérielle du livre est de très bonne qualité ; on peut avoir parfois l'impression qu'il y manque une carte géographique en annexe - prochaine édition ? - pour repérer et suivre les déplacement des héros, à moins que l'on préfère l'imaginer et la rêver, pour mieux se perdre dans ce livre original qui est à la fois d'une autre époque et pourtant si près de nous, d'où que l'on soit. Très beau travail qui mêle en un roman, l'ethnologie et l'histoire, mal connues, d'une région.


lundi 4 janvier 2021

Nietzsche, ramené enfin à l'essentiel


Marc de Launay, Nietzsche et la race, La librairie du XXIème siècle, Editions du Seuil, Paris, 2020, 178 p.

Ce livre ne passera pas inaperçu aux lecteurs déjà habitués de Friedrich Nietzsche. De ceux qui franchiront le titre, si peu avenant, et, à mon avis, plutôt maladroit, ou tellement adroit que beaucoup de lecteurs risquent de s'y perdre voire de ne pas commencer de lire ce livre pourtant indispensable à la compréhension de Nietzsche. 
Marc de Launay est l'un des meilleurs spécialistes français de Nietzsche, et il dirige l'édition des oeuvres de Nietzsche en Pléiade.

Tout d'abord, ce livre était indispensable pour mettre fin, clairement, et sans discussion, à l'idée d'un Nietzsche hitlérien et sympathisant des idées nazies. Cette idée d'origine antisémite et nazie, est née des initiatives de la soeur de Nietzsche, elle-même antisémite et épouse d'un antisémite notoire à l'époque. 

Dans cet ouvrage, Marc de Launay analyse quelques unes des idées nazies, celle de race (et de lutte des races) associées à Nietzsche, d'homme aussi et il recadre les principales idées de Nietzsche sur le surhomme. Mais, surtout, il démontre que le nazisme n'a en aucune manière affecté la philosophie de Nietzsche. 
Cette philosophie n'est pas facilement accessibles et l'auteur cite la phrase chère à Descartes :"Bene vixit qui bene latuit". 
"Etre allemand comme il faut, c'est se dégermaniser ("Gut deutsch sein, heisst sich entdeutschen") proclame Nietzsche. Cette proposition est à lier à celle qui voudrait "exclure du pays les braillards antisémites" et l'Europe est à penser comme le contraire du cosmopolitisme, mais comme "celle de l'affrontement aiguisé des esprits libres issus de chacune de ses composantes culturelles".
Nietzsche n'était pas antisémite, même s'il a connu quelques maladresses dans ses débuts : les Juifs sont "le peuple le plus fatal de l'humanité" ou encore "Ce que l'Europe doit aux Juifs ? Beaucoup de choses, bonnes et mauvaises, et surtout ceci qui appartient au meilleur et au pire : le grand style dans la morale, l'horreur et la majesté des exigences infinies, [...] tout le romantisme sublime des problèmes moraux". 
Nietzsche ne supportait pas la "bêtise antisémite" et ce livre formidablement intelligent intéressant le rappelle à chaque page. Pas toujours facile à lire mais passionnant. L'auteur est fin lecteur, il ramène Nietzsche à l'essentiel.