samedi 27 octobre 2012

Aux limites du tourisme, la culture


"Nouvelles (?) frontières du tourisme", Actes de la recherche en sciences sociales, N°170, décembre 2007

Les auteurs réunis dans ce numéro décortiquent la genèse et les caractéristiques de formes particulières de tourisme telles que les chambres d’hôtes (Gîtes de France), le tourisme humanitaire (Tourisme et Développement Solidaire), le tourisme religieux, le Club Méditerranée et Tourisme et Travail (proche de la CGT). L'une des contributions, particulièrement éclairante, est consacrée au rôle des voyages dans la formation des "élites". L'ensemble constitue une véritable variation eidétique ; cette approche multiple dégage l’essence du discours touristique, le rôle joué par les prétextes et motifs apparents (rattrapage culturel, solidarité, etc. ), tout le travail de rationalisation qui accompagne l’économie touristique, et constitue une part essentielle de son marketing.

L’analyse sociologique révèle la mise en scène de l’illusion qui est au principe de ces formes de tourisme toutes situées à la limite de l’économie touristique. Toujours ce besoin d’illusion du touriste "pas comme les autres", qui ne veut pas "bronzer idiot" et rehausse ses vacances de divers "suppléments d’âme".

Alors, touristes un peu honteux, en proie à la "mauvaise foi", les "bronzés" déguisent leur tourisme. Plutôt que du tourisme, ils font de l’humanitaire, du "tourisme vert", du "voyage nature" (Carnets d'Aventures, Bio sous-marine), de l'oenotourisme, de l’écotourisme, du "tourisme durable", des pèlerinages religieux (Compostelle), de la  littérature, des voyages culturels ("faire de la culture un voyage", propose Arts et Vie), de la photographie (Destination Photo. Le magazine du photographe voyageur, lancé en juin 2012). Moins honteux, les pêcheurs et chasseurs : Partir pêcher, Voyages de chasse, Voyages de pêche, HS Chasse sous-marine de Apnéa (plongée), etc. En juillet 2013, le groupe Prisma / Bertelsman lance un bimestriel, Femme Actuelle Jeux Voyage pour que ses lectrices puissent "se cultiver tout en voyageant".
Toutes ces dimensions atténuent et dissimulent ce qu’il y a de culpabilisant dans cette bougeotte généralisée et ce désir d’exotisme lorsqu’il met des touristes riches en présence d'autochtones pauvres. Culpabilité qui fit le succès d'un roman emblématique, The Ugly American (William Lederer et Eugene Burdic, 1958).
Comme ces tourismes grimés, les discours touristiques que produisent la sémiologie publicitaire, les magazines et les catalogues se fondent sur l’euphémisation voire la dénégation des rapports commerciaux. Dans les rubriques des magazines, dominent des références culturelles : histoire, architecture, gastronomie, œnologie, patrimoine, terroirs, religions (d'après une analyse des unes de 700 titres nouveaux et Hors Série consacrés en France au tourisme depuis 2000. Source : base presse MM, octobre 2012). L'attention au prix ("pas cher", "malin", etc.) peut être perçu et revendiqué comme une confirmation de l'intérêt désintéressé des touristes pour "l'autre".

L'analyse socio-démographique issue des "enquêtes de référence" laisse échapper tout ce sens que seul peut saisir le type de sociologie pluri-disciplinaire que pratique Actes de la recherche.
Pourtant les méthodologies mobilisées dans ce numéro restent classiques : enquête, documentation diachronique, sémiologie. Rien de neuf dans le "Métier de sociologue" ? Internet n’aurait donc rien changé en quinze ans aux moyens d'investigation des sciences sociales ?
Des études linguistiques qui exploiteraient les contenus langagiers des sites de tourisme compléteraient avantageusement les analyses classiques : mots clés utilisés dans les moteurs de recherche pour trouver un lieu de vacances, clusters de mots (Weborama), bruits qui courent sur Internet en matière de tourisme, etc. Rien de tel que ces "terrains" nouveaux pour cerner des stratégies d’argumentation, repérer des changements de tendance.

Le développement des réseaux sociaux est postérieur à cette publication. Les réseaux recourent à de nouvelles formes de narrativité et de célébration (recommandation, partage, "like", par exemple) exploitant les photographies grâce à l'usage généralisé et gratuit du smartphone. Les vacances et le tourisme alimentent largement les interventions sur Facebook.
De plus, les réseaux sociaux apportent une "documentation" courante, actuelle, abondante qui pourrait avantageusement enrichir l'analyse diachronique des sociologues. L'étude des réseaux sociaux améliorerait certainement la compréhension du tourisme et de ses discours.
Ceci invite à mettre en chantier la réforme méthodologique des sciences sociales qu'appellent ces nouveaux types de "faits sociaux" en réseau que construisent les réseaux sociaux.

Librairie (Harvard, 2008)

jeudi 18 octobre 2012

Multitasking, économie du capital humain

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Stefan Rieger, Multitasking. Zur Ökonomie der Spaltung, édition Unseld, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, 136 p.

Le multitasking est de ces notions dont l'évidence aveugle ; tout le monde en a une intuition et, dès que l'on tente de l'approfondir, elle se dérobe. Stefan Rieger place le multitasking dans une perspective économique, celle du rendement du capital humain et de l'augmentation de la productivité. Mais ce n'est pas un livre de science économique, plutôt un ouvrage de philosophie, d'histoire et de psychologie sur la division de soi, la scission (Spaltung) qu'impose le multitasking : s'agit-il de diviser pour régner ? Qui divise ? Qui règne ? Dans la vie multi-tâche, on n'a plus une minute à soi, plus de temps pour penser. Le multitasking empêche de penser, de rêver, d'imaginer, de critiquer tant et si bien que cette "auto-optimisation de soi-même" (à force d'entraînement et de gymnastique mentale) finit par être contre-productive ; la simultanéité comme enrichissement du temps est une utopie définitive.

L'intérêt de cet ouvrage est de replacer la multitasking dans un cadre plus général. L'auteur mobilise l'histoire et la philosophie pour désenclaver la problématique du multitasking, pour le sortir des médias. Les médias ne sont qu'une occasion de plus de mener plusieurs tâches plus ou moins simultanément : ils n'ont pas inventé le multitasking, ils l'ont banalisé. La propension au multitasking semblait infinie. La limite du multitasking est l'accident : l'histoire de l'automobile est l'histoire navrante et criminelle de cette limite (cf. les dégats récents des textos rédigés et lus par des automobilistes).
Les écrans ont multiplié les occasions de multitasking (multiscreentasking) certes, mais le phénomène existait auparavant au point que les enquêtes de budget temps des années 1980 et avant (INSEE, CESP, etc.) distinguaient dans les questionnaires et leur exploitation, activités primaires et activités secondaires. Par exemple : lire le journal en regardant la télévision. Dans ce cas, qu'est-ce qui est primaire, qu'est-ce qui est secondaire ? De même, on a longtemps considéré de manière caricaturale - et sexiste - que les femmes étaient plus aptes au multitasking que les hommes. Psychologie de domination ?
L'auteur mobilise pour son propos de nombreuses illustrations convaincantes. Il rappelle aussi la contribution de la mythologie à l'anatomie du multitasking : avoir quatre mains, plusieurs bras, comme la pieuvre, l'hydre et ses sept têtes, des yeux devant et derrière la tête comme Argus, etc.
On oublie trop que dans le multitasking, les tâches sont inégales, asymétriques : certaines sont plus automatiques que les autres, conduire, tricoter, entendre la radio, etc. On parle alors de médias d'accompagnement (radio) : on peut entendre la radio en lisant, mais peut-on écouter une émission en lisant ? Tâche de fond, fond de tâche et multi-tâche : la Gestalt Psychologie aurait son mot à dire pour décrire le multitasking.
L'ouvrage de Stefan Rieger est inattendu, stimulant ; il montre aussi combien notre compréhension du multitasking reste confuse et limitée. Car enfin, nous ne cessons pas de nous parler à nous mêmes, de "penser", de rêver. Monologue intérieur et sous-conversation que vise la littérature, de Dujardin et Joyce à Sarraute. Le multitasking courant, productiviste, observable, détruit-il l'autre, inévitable, presque imperceptible de l'extérieur, qui permet de vivre ? "Car le même est à la fois être et penser", disait le Poème de Parménide (Fragment 3) ; "ça" pense, "ça" parle, "ça" rêve... disent les psychanalystes, pointant le multitasking premier.

N.B. La notion de multitasking gagnerait à être rapprocheé de celle de multi-positionnalité (Luc Boltanski. Cf. "L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe", in Revue Française de Sociologie, vol. 14, N° 1, pp. 3–20, 1973).
Notons encore que l'on pourrait confronter la critique du multitasking à celle de l'organisation monotâche du travail à la chaîne (OST) et du taylorisme.
Edouard Dujardin, dans son texte sur le "monologue intérieur" (1931) rappelle que les critiques ont comparé ce type de monologue au film et à la radio (TSF).

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