samedi 22 février 2014

Une histoire américaine du Web


"We live in public", A film by Ondi Timoner, dogwoof dvd, 90 mins. Présenté et primé au Sundance Film Festival, 11,69 €

Ce documentaire de Ondi Timoner raconte une histoire du Web à ses débuts. Le fil rouge en est une approche biographique de la vie d'un des premiers héros de l'Internet, Josh Harris (créateur de Jupiter Communications, de Pseudo.com), aujourd'hui oublié tout comme MySpace, Mosaic, Delphi, Compuserve, Netscape (sic transit...). C'est une histoire de la WebTV, du chat d'avant le haut débit et le Wi-Fi et de la bulle Internet de l'an 2000. Période euphorique et visionnaire.
C'est aussi, de facto, une histoire des débuts de la télé-réalité avant qu'elle ne soit domestiquée par la télévision commerciale (cf. "Loft Story" sur M6, avril 2001).
C'est enfin un début de réflexion, en acte, sur la vie privée et son érosion avec le Web. On y conclut, un peu vite peut-être, que tel est le monde que nous prépare Facebook, si l'on s'y laisse aller.

Le coeur de l'histoire évoque une période de six mois durant laquelle Josh Harris vécut avec sa compagne sous l'œil de caméras de surveillance, dans un appartement new-yorkais. Plus aucune intimité : les caméras sont partout, allumées tout le temps. En même temps que le site diffuse les images de cette vie qui passe, des web-spectateurs curieux et voyeurs, en commentent les exhibitions.
Rien ne résiste à une telle expérience éthologique, infernale : car l'enfer, c'est bien les autres, réels ou virtuels. Enfer totalitaire qui indique que l'intimité, le secret, c'est la résistance, la liberté : pour vivre heureux, aujourd'hui, ne faut-il pas vivre caché, à l'abri des réseaux sociaux ? Question à laquelle chacun est désormais confronté. Big Brother, c'est nous aussi, pas seulement les autres (cela dit pour qui se lance sur "les traces de Big Brother").
La réalisatrice a monté des extraits de cette expérience avec des interviews de contemporains, et de Josh Harris, qui, après cette expérience, partira cultiver son verger avant d'aller vivre en Ethiopie.

Ondi Timoner est actuellement associée à un projet d'histoire contemporaine du Web diffusée sur le Web, histoire d'innovation, de ses entrepreneurs, de ses échecs et de ses succès : "ATD. A Total Disruption. Smarter, faster together". Cela semble plus un travail de documentaire et de journalisme que d'historien, faisant une large place au people et au culte des personnalités du Web qui s'y prêtent avec délice. Que peut-on attendre du Web pour l'histoire du temps présent et son historiographie ?

dimanche 9 février 2014

Technologies numériques et changement social


Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee, The Second Machine Age: Work, Progress, and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies, W. W. Norton & Company, New York, 2014, 320 p., $12,99 (kindle), Index.

Voici une réflexion économique sur l'évolution technologique de nos sociétés livrées au numérique. L'ouvrage constitue une réflexion d'étape, une synthèse riche, efficace, précise, de travaux universitaires sur l'économie de l'innovation, émaillée de références et exemples utiles.

Pour caractériser l'évolution numérique de nos sociétés, les auteurs partent de plusieurs constats : la "loi" de Moore qui décrit l'évolution exponentielle des capacités informatiques, d'une part, et le paradoxe de Moravec, d'autre part. Ce paradoxe décrit la division du travail entre machines numériques et humains. Au territoire de l'intelligence artificielle (NLP, machine learning) et de la robotique revient l'automation irrésistible des tâches routinières, avec la délocalisation et le chômage qui s'en suivent, souvent. Au territoire de l'intelligence naturelle et de l'habileté manuelle, revient l'imparfaite voire impossible automation de tâches ordinaires (telles la reconnaissance des visages, la traduction, l'invention, la création). L'ordinateur ne fait qu'obéir à des règles (algorithmes) ; là où il n'y a pas de règle, règnent l'intuition et l'improvisation, le bricolage et la culture (on arrive à l'inconnu par le dérèglement, disait Rimbaud).

La célébration de l'âge numérique et de ses "brillantes technologies", qui participe du marketing de ses produits (discours d'accompagnement), s'appuie sur les habituels lieux communs : gain de temps pour choisir un restaurant, comparer des produits, nombre de photos publiées, etc. Peu convaincant : à quoi bon tant d'images, le choix d'un restaurant est-il un enjeu économique primordial ? La voiture qui se conduit toute seule est-elle supérieure à un réseau ferroviaire à grande vitesse (sauf pour les lobbies du pétrole et de l'automobile) ? On mentionne la commande vocale, Siri : vous pouvez obtenir les scores d'une équipe de foot, réserver une table, demander les programmes de la télé.
Les auteurs privilégient les bons côtés du changement technologique numérique : peut-on s'émerveiller devant les smartphones sans voir les conditions de travail de ceux qui les produisent ? Le changement social, dont le changement technologique pourrait être un moyen, ne serait-ce pas d'abord améliorer la manière de gagner sa vie ? Sinon, ne nous étonnons plus des résistances au changement.
Comme dans beaucoup d'essais écrits par des universitaires n'ayant jamais travaillé en entreprise, la réflexion s'avère quelque peu ethnocentrique. Nos auteurs, dirait Rimbaud, encore, "roulent dans la bonne ornière".

Pour analyser les changements technologiques, il faudrait être a priori en colère contre l'air numérique du temps, et, moins satisfaits, regarder de près l'impact de chacune de ces technologies. Parfois, les gains directs sont indéniables (commodité de communication, de documentation, productivité du travail intellectuel, dématérialisation, extension des capacité humaines, etc.) ; en revanche, les impacts sur les modes de vie sont trop rarement évoqués et encore moins évalués. La déshumanisation des services, la dégradation de l'environnement quotidien (urbanisme, transports), la généralisation de la publicité comme moyen de paiement de produits et services à bon marché (dits gratuits), l'efficacité inquiétante des contrôles sociaux (fichage de la vie privée).
Ce livre parle du monde saisi essentiellement à partir d'autres livres et d'articles écrits par des pairs : il manque d'enquêtes de terrain, et, surtout, semble par trop omettre ceux que concerne la "misère du monde" numérique (manutentionnaires chez Amazon, livreurs en tout genre, ouvriers de Foxconnetc.). Voyons aussi le monde numérique avec les yeux des perdants : la Silicon Valley où il est bon ton de se rendre en pèlerinage n'est peut-être pas un modèle de société (cf. Joel Kotkin, "Silicon Valley is no Model for America").

Les auteurs soulignent que le changement technique demande une force de travail dotée d'une meilleure formation scientifique et technique. Certes ; ceci renvoie à la sociologie de l'accès à ces études, de l'intérêt pour ces études. Sans une éducation publique luxueuse (donc scientifique et technique) pour tous, ceci n'est qu'héritage ; et les MOOC ne feront sans doute que renforcer les privilèges.