dimanche 25 février 2024

L'infographie, pour mieux comprendre l'empire de Napoléon 1er

Vincent Haegele, Frédéric Bey, Nicola Guillerat, Infographie de l'empire napoléonien, Paris, Passés / Composés, 158 p., 29 €

Pour mieux comprendre l'histoire du premier empire, et, surtout peut-être comprendre que l'on est loin de tout savoir, ce livre est essentiel. Il se compose de quatre parties : tout d'abord, "le pouvoir, l'Empire et les institutions", ensuite "la Grande Armée et la Marine impériale, puis "la guerre et les coalitions" et enfin "la chute".Son principe est le recours à une présentation infographique des données essentielles de l'Empire : les personnages, les armements, les batailles, les navires, les communications, les nourritures, tout est passé en revue et mis en forme simplifiée, schématique pour bien faire voir. Hélàs, il faut du temps au lecteur pour comprendre la légende des. schémas, mais sur de nombreux aspects, ce type de présentation donne à voir les particularités d'une époque.

Les chapitres techniques décrivent l'armement des troupes. Ainsi l'artillerie hérite d'une réforme lancée par Louis XVI et mise en oeuvre par Gribeauval (1765) : obusiers, mortiers et canons sont décrits précisément avec la portée des boulets et des boîtes à mitraille. Ensuite, l'ouvrage décrit les effets des tirs d'artillerie qui provoquent des blessures graves, directement ou par rebond

Le corps du génie est expliqué ainsi que son évolution ; il s'illustrera lorsque l'armée napoléonienne franchira les eaux glacées de la Bérézina durant la retraite de Russie. La Garde impériale, qui sera massacrée à Waterloo, était composée de troupes aguerries : les schémas la décrivent ainsi que son évolution durant l'Empire. Un chapitre est consacré au service de santé, qui soigne également les ennemis blessés ; ce service se compose de 5 000 médecins, pharmaciens et chirurgiens. C'est dans ce chapitre, uniquement, qu'il est fait allusion aux femmes de la Grande Armée  (p. 90) : les vivandières qui s'occupent de la nourriture et les blanchisseuses, mais on n'apprend presque rien d'elles et c'est dommage ! La marine impériale est décrite en détail, elle est inférieure en compétence et en moyens à la flotte britannique.

Un chapitre traite des chevaux ; dans ce domaine aussi, Napoléon est l'héritier de l'ancien régime avec les écoles de Lyon et d'Alfort. La campagne de Russie sera sur ce plan catastrophique : 157 000 chevaux franchissent le Niemen à l'aller mais seulement 5 000 au retour, il n'y a donc pas de transport des pièces d'artillerie, qui restent en Russie, dans la neige.  L'Espagne et la Russie seront les tombeaux de la Grande armée. Au total, on convient d'un calcul de 700 000 morts pour les 15 années napoléoniennes. L'ouvrage s'achève par le congrès de Vienne qui défait les gains de la Révolution et de l'Empire. 

Au total, voici un ouvrage intéressant qui traite de l'Empire avec une infographie de qualité. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit très facile à lire. Les lecteurs que passionne cette période apprendront beaucoup. J'ai retenu, par exemple, la part de l'héritage de la monarchie dans l'armement, le désastre militaire que représente les chevaux morts pendant la guerre de Russie, la lenteur des communications ; le télégraphe optique de Chappe, 1791, est encore limité dans ses utilisations : il faudra huit jours pour que soit connue à Paris la victoire de Napoléon à Austerlitz. Ce livre constitue assurément un outil original pour comprendre l'Empire et pour le rendre plus simple en défaisant les mythes. Napoléon ne fut pas l'esprit du monde à cheval comme l'avait vu Hegel à Iena ("diese Weltseele"), il fut moins que cela pour l'histoire de l'Europe et bien plus pour ses contemporains. Et les élèves de toutes les classes scolaires apprendront de nombreux aspects mal connus de l'Empire au moyen de ces schémas. Car la technique de présentation est souvent convaincante, mais le commentaire reste important pour que l'on perçoive bien ce qu'il faut voir, car il ne suffit pas de montrer. La démonstration est le produit des deux approches.

dimanche 21 janvier 2024

Naissance de la littérature latine


 Pierre Vesperini, Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Paris, 2023, Les Belles Lettres, 149 p., Notes, Bibliogr

Le livre part d'un double constat, et commence par deux mystères : d'une part, la création de la grande Bibliothèque d'Alexandrie, d'autre part, la création à Rome, d'une littérature grecque, en latin. La grande Bibliothèque fut un rêve d'Alexandre. Ce dernier, qui fut l'élève d'Aristote, vénérait Homère. Ptolémée, qui hérita de l'Egypte à la mort d'Alexandre, fit donc construire une bibliothèque qui allait contenir 500 000 rouleaux de papyrus, son ambition, déclarée, étant de réunir "les livres de tous les peuples de la Terre" (y compris la Bible, la Septante, traduite de l'hébreu en grec). La bibliothèque est construite où l'imagina Alexandre, d'après des vers de l'Odyssée entendus en rêve. Alexandre, dit-on, était "fou de livres" (φιλαναγνώστηϛ, p. XXII), fou de savoirs divers, multiples, comme Aristote.

Rome, "civitas erudita" (Cicéron), fut, dit Pierre Vesperini, "passionnée par l'imaginaire grec" aussi, la littéeature latine est-elle, d'abord, une "littérature grecque en latin", donc "une littérature savante, destinée au commentaire". Les poètes romains de l'époque républicaine sont souvent pauvres, "esclaves ou fils d'esclaves" et vivent chichement. Métier bien précaire ! Le livre de Pierre Vesperini " est consacré à ces "poètes fantômes". L'auteur cite d'ailleurs Gustave Flaubert qui écrivait encore : "Nous sommes des ouvriers de luxe ; or personne n'est assez riche pour nous payer. Quand on veut gagner de l'argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre" (1867). Le mal est durable donc auquel le droit d'auteur apportera le début d'une solution avec Beaumarchais...

Ce livre se compose donc deux parties, l'une brillante (pp. I-LXVI) qui raconte l'histoire de la littérature grecque puis latine (de l'époque républicaine, seulement), la seconde qui cite et explique des textes de ces poètes (pp. 1-149). Ces textes sont souvent de simples morceaux, fragments minuscules d'oeuvres perdues, "des éclats de vers". Leur présentation par Pierre Vesperini, normalien, CNRS, donne à chacun des extraits une étrange mais fort belle couleur. Le pluri-linguisme du livre, composé de beaucoup de latin et de grec (avec traductions) , les notes et la bibliographie réjouiront les amateurs, lectrices et lecteurs, quel que soit leur niveau de langues anciennes. L'ensemble est très bien conduit. Bravo !

mercredi 3 janvier 2024

1851 : coup d'Etat et naissance du capitalisme français

 Francis Démier, Le coup d'Etat du 2 décembre 1851, Perrin, 463 p. Bibliogr., Index, 32 pages de notes.

Le Professeur Francis Démier, historien, est un spécialiste de la France du XIXème siècle. Son histoire du coup d'Etat est un livre très bien écrit, extrêmement documenté et précis (la presse de province est incroyablement présente ; sont présents aussi, par exemple, de manière systématique, les fonctionnaires locaux, préfets et sous-préfets). Du bon travail d'universitaire, et aussi de l'élégance et du style : le livre se lit comme un très bon roman et l'on découvre, en refermant l'ouvrage, que l'on a beaucoup appris. Sur les événements politiques mais aussi sur les événements économiques. Ainsi "l'appareil d'Etat", mis en oeuvre par le coup d'Etat, servit parfaitement Napoléon III et le "coup d'Etat de 1860", qui n'est pas de même nature que celui de 1851, allait assurer une mutation économique du capitalisme français.

Beaucoup d'informations sur le personnage du neveu de l'empereur mort à Sainte-Hélène : le président de la République, en bon héritier, sait utiliser l'image de son oncle si célèbre à son profit. Mais Napoléon III sait aussi gouverner : préfets et sous-préfets épurés, conseils municipaux dissous, maires révoqués...

Le livre décrit minutieusement les dispositifs militaires ; le coup d'Etat a été préparé dans les moindres détails : "dans plusieurs mairies, les tambours ont été crevés. Impossible de sonner le tocsin, les clochers sont gardés et souvent on a coupé les cordes" (pp;147-148).

On trouve à l'oeuvre, dans le livre, des notions (des concepts ?) mal définies et peut-être peu adéquates telles celle  d'"appareil d'état" tellement confuse et qu'on ne peut sans doute définir que pour une période et un régime politiques. L'auteur semble mobiliser la notion d'appareil d'Etat faute de mieux ; ainsi, p. 231, "les notables ... apparurent aux yeux de l'appareil d'Etat" (faut-il percevoir une allusion aux "appareils idéologiques d'Etat" ?). Ensuite, sont mentionnés le préfet puis le ministère de l'Intérieur.... Ailleurs, Francis Démier mentionne "les agents de l'Etat, préfets, procureurs généraux, officiers supérieurs"  (p.251) ou encore "la main de fer de l'appareil politique bonapartiste" (p. 270). De même est-on mal renseigné sur la bien trop vague "sociologie de la province insurgée "(p. 234), mais sans doute ne pouvait-on faire mieux : drame de l'historien condamné par les limites de ses données ! Plus loin, l'auteur conclut que "si la bourgeoisie a vaincu la révolution, c'est qu'elle s'est appuyée sur la force militaire et administrative sans faille de son appareil d'Etat" (p. 342). On regrette d'ailleurs de ne pas connaître les points de vue de l'historien sur son travail, ses difficultés, ses renoncements, son organisation, ses outils. Karl Marx est souvent cité, évoqué parfois mais rarement critiqué. Il en va de même pour le comte de Tocqueville. Enfin, nous faut-il trouver, comme Karl Marx, que Napoléon III est "médiocre et grotesque" ? C'est un peu vite dit !

Et l'on voit les héros de l'époque, Victor Hugo surtout qui, après avoir courtisé Louis Napoléon, dénonce le coup d'Etat, s'enfuit et s'établit dans les îles voisines, pour un exil de dix-neuf ans. Le coup d'Etat s'avère une réussite et une victoire imposante pour Louis-Napoléon qui se fait appeler empereur ; et c'est aussi une défaite complète pour les opposants. Le livre de Francis Démier éclaircit la situation sans toutefois se prononcer sur le bilan du second empire. Prudence scientifique qui appelle d'autres travaux, si possible, et qui souligne encore l'insatisfaisante réussite de la science historique.


jeudi 2 novembre 2023

Léo Ferré, il ya trente ans

 Léo Ferré L'indigné, Le Monde. Une vie, une oeuvre, octobre 2023, 122 p. Références.

Léo Ferré est mort il y a trente ans. Il est né en août 1916 à Monaco. Sa vie est toute une histoire. Au hasard : diplômé de Sciences Po (1935-1939), chante en première partie de Joséphine Baker (1954), il fait la connaissance de Charles Trénet (1941), en 1946, il chante au Boeuf sur le toit où il rencontre les Frères Jacques et Charles Aznavour ; en 1952, Catherine Sauvage interprète "Paris Canaille", chanson refusée par les Frères Jacques, Mouloudji et Yves Montand. Ferré anarchiste constant, écrira "Ni Dieu ni maître" en 1964 ; il  se "brouille" avec André Breton qui ne lui donnera pas de préface pour son recueil Poète... vos papiers ! En 1967, une chanson d'hommage à Edith Piaf lui est refusée par Barclay (elle évoquait Mireille Mathieu). 

A partir de 1969, il va habiter en Italie, près de Florence avec une jeune espagnole, réfugiée, sa future épouse, Marie-Christine Diaz. En 1969, Léo Ferré publie "C'est extra", la chanson contient un hommage aux Moody Blues. Le premier enfant de Léo Ferré et Marie-Christine, Mathieu, naît le 29 mai 1970, les parents se marieront en 1974. Quelques semaines plus tard naît leur première fille, Marie-Cécile. Manuella, leur seconde fille naîtra en  1978. Léo Ferré mourra le 14 juillet 1993 et sera enterré dans le caveau familial à Monaco. 

Sa vie, sa femme, Marie-Christine, la raconte en quelques pages d'entretiens, réalisées par Ludovic Perrin. Marie-Christine écoutait Enrico Macias, mais elle aime Dalida qui reprendra "Avec le temps", une chanson de Ferré. Mathieu Ferré se donne deux page pour évoquer son père, "ses nanas" et ses chansons puis il conclut : "peu importe pour qui les chansons d'amour ont été écrites, elles resteront bien plus longtemps que tout le reste". Et il y a l'hommage de Gaston Bachelard, bref : "Je ne vous ai pas lu seulement, mais je vous ai entendu". Ah ! les alexandrins !

Léo Ferré évoquait les journaux, en 1962, "Avec vos journaux pansements qui sèchent les plaies prolétaires"... Sa femme a racheté aux enchères, de justesse, à Rennes, le piano Steinway qui se trouvait sur l'île du Gesclin et dont a hérité Mathieu.

Ce magazine est riche de toute la vie, toutes les vies de Léo Ferré : on y trouve des interviews, de lui, à propos de lui ; on y trouve aussi une chronologie et des portraits et, pour finir, des extraits du Dictionnaire Ferré (2013). Dommage que l'on ne nous donne pas d'information sur un "détail" de la vie de Léo Ferré avec sa seconde épouse, qui lui aurait fait croire qu'il ne pouvait avoir d'enfants.


mardi 22 août 2023

Etudié bien longtemps après, Hitler avant Mein Kampf

Anne Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf. Les années de formation d'Adolf Hitler, Paris, CNRS Editions, 386 p., Bibliogr., Index.

Ce livre est indispensable pour tenter de comprendre et d'expliquer l'ascension au pouvoir d'Adolf Hitler. Il s'agit des années d'immédiat avant et après guerre, de 1908 à 1924. Il s'achève par un petit texte de Dietrich Eckart, sensé rapporter une conversation avec Adolf Hitler (Der Bolschewismus von Moses bis Lenin. Zwiegespräch zwischen Adolf Hitler und mir, pp. 245-357). Ceci est révélateur, sans doute, des idées par lesquelles est passé Hitler dix ans avant sa prise de pouvoir.
L'ouvrage de Anne Quinchon-Caudal, Professeur à Dauphine, est prudent, très prudent. Elle doute de la validité des témoignages venant des amis de Hitler ; ils la laissent "perplexe". Elle confronte les affirmations citées par Mein Kampf avec les courriers de Hitler et elle peut affirmer qu'il n'était pas antisémite avant 1919. D'une manière générale, l'auteur est très prudente - j'insiste - et elle convainc ses lecteurs et lectrices. Mais les éléments pouvant servir de preuve sont bien rares.
D'abord, de 1908 à 1918, l'auteur s'interroge et interroge tous les témoignages possibles : Hitler n'était manifestement pas antisémite alors. Ensuite vient  "l'entrée en politique" de Hitler qui ne commence d'ailleurs pas par l'antisémitisme. Ce n'est que sous l'influence de Dietrich Eckart, celui dont elle dit qu'il aurait été "l'accoucheur" et le formateur de Hitler, que ce dernier devient antisémite. Dietrich Eckart était d'une vingtaine d'années l'aîné de Hitler ; il échoua à ses études de médecine, sans doute à cause de sa consommation d'opium, et devint un auteur de théâtre assez médiocre qui a toutefois connu un certain succès avec sa traduction de Peer Gynt (Henrik Ibsen). Dietrich Eckart écrit pour la presse nationaliste et antisémite, se rapproche du parti nazi (le NSDAP) et d'Adolf Hitler qui se met alors à dénoncer "l'enjuivement" de l'âme allemande. En 1922, Hitler commence à être publiquement appelé le Führer ; il abandonne Dietrich Eckart qui décèdera bientôt. C'est alors le chapitre 3, "La constitution d'une idéologie ferme et cohérente sous l'influence de Dietrich Eckart (1920-1923)". En conclusion, quelque peu risquée, Anne Quinchon-Caudal considère que la force de l'idée nazie est celle d'une religion politique qui s'est incarnée "dans le petit messie monstrueux modelé par Dietrich Eckart". Logiquement donc, c'est l'ouvrage de celui-ci dont elle présente et effectue la traduction annotée ensuite. Anne Quinchon-Caudal est germaniste de formation, ce qui la préserve des conclusions hâtives ; il est d'ailleurs dommage que le livre ne donne pas la version originale à côté de la traduction. 

Voici donc un travail solide sur l'origine de Hitler et de l'hitlérisme. On peut regretter que son auteur ne puisse véritablement conclure ce travail mais c'est la force même de son analyse qui rend toute conclusion difficile et improbable. Est-ce que cela tient au personnage de Hitler, tellement dissimulé à partir de Mein Kampf, ou bien à la faiblesse de l'outillage intellectuel dont on dispose encore actuellement pour les analyses historiques ? En tout cas, grâce à l'ouvrage de Anne Quinchon-Caudal, on a incontestablement progressé dans l'analyse de la formation du nazisme et de la "généalogie intellectuelle" de la pensée de Hitler, ce "symptôme", comme l'énonce prudemment aussi Nicolas Patin, autre éminent spécialiste, dans son introduction à Avant Mein Kampf. Pas de conclusion, telle est donc la conclusion de ce livre bien mené.

lundi 31 juillet 2023

Les Goncourt : prix d'antisémitisme ?

 Edmond et Jules de Goncourt, Journal; Mémoires de la vie littéraire 1851-1896, Robert Laffont, 2014, 3 tomes

Tome 1. 1851-1865, 1220 p. Préface de Robert Kopp, "Les frères Goncourt ou les paradoxes de la vérité" (pp. I-XXXVI), "Chronologie" (pp. XXXVII-CXV), Préface de Edmond de Goncourt à l'édition de 1887, Avant-propos de l'Académie Goncourt (pp. 1-9).

Tome 2. 1866-1886, 1295 p.

Tome 3. 1887-1896, 1466 p. Notes sur le vocabulaire du "Journal", Références bibliographiques, Index des noms de personnes, des périodiques et des lieux de Paris.

Près de 4000 pages : il m'aura fallu des mois pour en venir à bout, en parcourant ces notes, par petits morceaux, un petit peu chaques soir. Tous les jours ou presque, l'un des deux auteurs, ou les deux (pour le premier tome), racontent leurs aventures, leurs idées, ce qui leur vient à l'esprit après des dîners, des déjeuners, des visites aux musées, aux collections, des rencontres et des conversations... Comme Baudelaire et Flaubert, les deux frères ont décidé de ne rien faire, et ils vont vivre, plutôt bien de leur rente.

"Le journal est notre confession de chaque soir", prévient d'emblée la préface d'Edmond de Goncourt. Commencé le jour du coup d'Etat et de la mise en vente de leur premier roman (En 18...), leur est un journal de parisiens, de citadins. C'est un journal autobiographique qui a encore peu de précédents, Les Mémoires de Saint-Simon ou de La Bruyère surtout, Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. Ce seront des référence des auteurs mais les Goncourt évoqueront aussi Balzac et Diderot, celui de Jacques le fataliste et du Neveu de Rameau. "Voir des hommes, des femmes, des musées, des rues, toujours étudier la vie des êtres et des choses, loin de l'imprimé, - voilà la lecture de l'écrivain moderne. Sa moelle est là (12 septembre 1864)". Tel était l'idéal des frères Goncourt ; on dit les petites choses plutôt que les grandes idées, affirmées théâtralement. Ils comentent les mariages, le Jardin des Plantes et ses visiteurs. On les voit faire des achats de dessins, de bibelots ; eux-mêmes d'ailleurs dessinent, gravent, peignent des aquarelles. Ce sont également des amateurs de peinture japonaise, d'Hokousaï notamment dont Edmond écrira un portrait

De qui parle-t-on dans ce Journal de presque un demi siècle ? On y parle du monde littéraire et intellectuel (mot qui date d'ailleurs de l'Affaire Dreyfus), on y parle donc de l'époque, de Flaubert, de Banville, de Baudelaire, de Sainte-Beuve, de Nadar, de Bruant, de Renan, de Victor Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Taine, Tourgueniev, d'Emile Zola, Sarah Bernhardt, Maupassant, Huysmans, Brunetière, Barbey d'Aurevilly, Dumas, Rodenbach, Anatole France, Barrès, Loti, Victorien Sardou, de Réjane, Mallarmé,  et j'en passe : l'index des noms compte plus de 150 pages de références. Mais Dreyfus est peu évoqué et Zola n'est pas beaucoup aimé, "Il n'est au fond qu'un vulgarisateur énorme"  (T. 3, p. 1031)

Le livre est méchant, féroce, ironique mais réaliste aussi. C'est "l'histoire privée", les coups d'oeil. Ainsi de l'auteur des Fleurs du mal : "Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d'un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque ; vise au Saint-Just et l'attrape. - Se défend, assez obstinément et avec une passion rêche, d'avoir outragé les meurs dans ses vers." (t. 1, p. 301). Il y a des affirmations drôles, par exemple : "La religion est une partie du sexe de la femme" (12 avil 1857). Les femmes n'ont, généralement, pas une cote très élevée pour les Goncourt.

Et, en fin de compte, c'est Zola qui prononcera le discours au cimetière pour le décès de Edmond de Goncourt (T.3, p. 329).

Hélas, la tonalité antisémite de ces ouvrages est constante, parfois prudente, elle est souvent le fait de petites touches : "On faisait la remarque, ce soir, que jamais les Rothschild de Paris n'ont marié leurs filles avec un français" (T. 3, p.1263), "Là je tombe sur Bing, ce sale et bas Juif..." (id. p.1269), "On cause nécessairement du traître Dreyfus, etc...Au milieu des regrets de tout le monde de ne pas voir fusiller un coquin" (ibid. p.1060), "Et c'était pour moi l'occasion de déclarer, à propos de ce misérable, dont je ne suis cependant pas convaincu de la trahison..." (22 décembre 1894). Mais il se trouve aussi des notes plus longues, par exemple : " Les statisticiens ont plusieurs fois appelé l'attention sur le petit nombre de grades supérieurs que les Juifs occupent dans l'armée. Mais ce qu'on ne sait pas - et le fait était aujourd'hui affirmé dans le fumoir de la Princesse par un général -, c'est que les Juifs, les Juifs seuls, sont capables d'une lâcheté inqualifiable et comme aucun chrétien n'est susceptible d'en commettre. Ce général citait beaucoup d'actes de cette nature, étouffés, ensevelis dans le silence."(T., 2, p. 695, 21 mars 1876). Le fumoir de la princesse, révélateur de vérité ! Ainsi se forme l"opinion publique qui condamnera Dreyfus quelques années plus tard ! (voir sur ce sujet, l'article de Michel Winock dans "L'antisémitisme des Goncourt" publié aux Presses universitaires du Septentrion, en 2005).

Que vaut ce livre ? C'est un document historique incontestable qui porte sur le vie mondaine et littéraire du XIXème siècle. Souvent agréable à lire, et parfois pénible. Des jugements de classe (mais en est-il d'autres ?), par milliers. Est-ce que cela vaudrait un prix Goncourt ?

dimanche 9 juillet 2023

Tout le monde ment ? Le mentir vrai et les données du mensonge


Seth Stephens-Davidowitz, Everybody Lies: What the Internet Can Tell Us About Who We Really Are, $9,38 (ebook), 2017, London, Bloomsbury Publishing, 352 p.

Docteur House n'a cessé de répéter son credo en matière de diagnostic dans la série fameuse : "everybody lies", à la différence des symptômes qui ne mentent guère (mais nous les interprétons faussement). Dès les débuts du Web, on a pressenti la place qu'allait y occuper le mensonge ("on the web, nobody knows you are a dog!"). Depuis, les nouvelles fabriquées, les mensonges intéressés (fake news) ont pris le relais.

L'ouvrage entend démontrer que le travail que l'on peut effectuer avec les données en recourant au machine learning est supérieur à celui qui consiste à se fier à des déclarations. Les déclarations sont sujettes à l'erreur et au mensonge. Les données recueillies sont indiscutables lorsqu'elles sont traitées scientifiquement (data science).

Ce livre est un plaidoyer enthousiaste pour le travail en sciences sociales à partir des data. L'auteur a travaillé chez Google et a rejoint, comme journaliste, le NewYork Times, qui le récompensa (son livre devint un New York Times best seller).
Pour convaincre ses lecteurs, notre journaliste, mais titulaire d'un Ph.D en economics (Harvard, 2013), s'attaque à plusieurs domaines des sciences sociales. Il attire notre attention sur la fausseté trompeuse des contre-intuitions, sur les apparences, en s'appuyant sur les recherches effectuées avec le moteur de recherche, mettant en question les outils d'observation traditionnels.
Dictionnaire de la misère et de la détresse sociales : enfants maltraités, violences domestiques, avortements illégaux, racisme, antisémitisme, sexisme. Le problème n'est pas restreint à l'analyse et l'interprétation des données, il consiste aussi beaucoup dans la collecte des données, donc dans le repérage de données pertinentes. "We can't blindly trust government data", ni celles du gouvernement ni celles de diverses organisations. Quelle est la crédibilité des données de Facebook ? Ne ment-on pas sur Facebook ? Mais si, énormément... les déclarations sur Facebook favorisent le magazine intellectuel Atlantic et ignorent le National Enquirer. Sur Facebook, on frime. Et sur Twitter ? Et sur... Allons donc, le mensonge est partout.
Et nous aimerions le mensonge ? Sans doute...


Immanuel Kant, "Über ein vermeintes Recht aus Menschenliebe zu lügen", 1797, (texte complet ici)


mercredi 5 juillet 2023

La gestion de la construction au XVe siècle. Réflexions épistémologiques

 Sandrine Victor, Le Pic et la Plume. L'administration d'un chantier (Catalogne, XVe siècle), Classiques Garnier, Paris, 279 p., Bibiogr., Index nominum, Index rerum, Sources

Voici une thèse de gestion. D'histoire de la gestion des constructions au XVe siècle.
Les sources sont comptables : comment se sont effectués les travaux dans deux cas de fortifications remarquables, celui de Gérone et celui de Salses (près de Perpignan). Qui a payé ? Comment ? L'auteur suit les "méandres de la gestion administrative" très méticuleusement, citant les participants, les courriers échangés (cités en espagnol, suivis d'une traduction de l'auteur). Le vocabulaire employé par les "commis aux écritures médiévaux , les commanditaires des travaux" est souvent moderne. Question importante : "optimisation, rationalité, bureaucratie" : ces termes qui empruntent à Max Weber, entre autres, dénaturent-ils les phénomènes observés ? Qu'est-ce que les "fonctionnaires", par exemple, "rodés au fonctionnement de l'appareil d'Etat, à la hiérarchie, à l'application des ordres, et surtout, aux comptes" (p. 49) ? Ils suivent un habitus particulier : ce sont les cadres de l'armée ("de soldats à ouvriers, la gestion comptable est la même"). Officiers et fonctionnaires partageraient le même habitus. Et l'on peut souligner ici le jeu de mots sur "ceux qui comptent". Mais que valent les expressions comme celle d'"appareil d'état", que désignent-elles ?

Ce travail est impressionnant par la qualité et la subtilité des démonstrations. Chaque point est assorti de ses précisions indispensables et, presque chaque fois, de questions techniques d'abord et, ensuite, de questions épistémologiques. L'enjeu est l'observation, dans un chantier, de la collaboration des hommes qui y participent. D'où l'importance de scruter cette collaboration au pied de la lettre "interrogeant l'Etat, l'administration, l'entreprise, la modernité des structures et des états d'esprit, les mécanismes économiques et les interactions professionnelles". 
Sandrine Victor a raison de voir dans ce type de recherche le lieu de travaux à venir ; elle a raison aussi de citer les travaux de Paul Bertrand sur le rôle de "l'écrit ordinaire" ("écrit" qui est en fait à la source de cette thèse, comme de presque toutes les thèses de Lettres, mais aussi de Droit). Difficile de résumer une telle recherche où tout semble si bien se tenir. Le titre est peut être simplificateur, trop peu épistémologique, mais les questions, quelque peu humoristiques, de Brecht sont bienvenues. 
Le livre est à lire par les historiens aussi et surtout par ceux qui font de la "science politique" qui peuvent se demander ce qu'il en devient aujourd'hui des questions posées par l'historienne, questions si modernes.
Superbe travail donc.


dimanche 26 mars 2023

Lisbonne lue et parcourue par Fernando Pessoa

 Fernando Pessoa, Lisbonne revisitée. Anthologie bilingue portugais - français, 142 p. Paris, Editions Chandeigne, bibliogr.

Pessoa fut un infatigable piéton de Lisbonne."Ville de mon enfance effroyablement perdue". Lisbonne est la ville de Fernando Pessoa, Lisbonne avec le Tage et son estuaire : "Ô chagrin revisité, Lisbonne de jadis d'aujourd'hui". 

"Une fois de plus, je te revois, Lisbonne et le Tage et tout Passant inutile en toi et en moi-même,                              Etranger ici comme partout". 

Lisbonne vécue chaque jour par le poète qui travaillait comme comptable dans une petite entreprise de la ville.

"Saudades ! J'éprouve cette nostalgie même envers ce qui n'a rien représenté pour moi, car j'ai l'angoisse du temps qui s'enfuit et une maladie du mystère de la vie".

Lisbonne est ainsi le fond de tous les textes de Pessoa et ce livre en a rassemblés quelques uns, habilement donnant aux lecteurs des images et des bruits.

"Eveil de la ville de Lisbonne, mais plus tard que les autres villes,                                                                        Eveil de la rue do Ouro                                                      Eveil du Rossio, à la porte des cafés,                                                                                                        Eveil                                                                                                                                                                Et au milieu de tout la gare, la gare qui jamais ne dort,                                                                              Comme un coeur qui doit battre dans la veille et le songe." p. 43                                                      

"Acordar da cidade de Lisboa, mas tarde que as outras,                                                                          Acordar da rua de Ouro                                                                                                                            Acordar do Rossio, às portas dos cafés,                                                                                                      Acordar                                                                                                                                                              E no meio de tudo a gare, a gare que nunca dorme,                                                                                        Como um coraçao que tem que pulsar através da vigilia e do sono."   p. 42

la rua dos Douradores (Lisbonne)
la rua dos Douradores
Quand on prend un verre sur la place, on s'attend à voir Pessoa tourner le coin de la Rua dos Douradores (rue des doreurs !) où une plaque marque l'ancien domicile de Pessoa, à côté d'un café-pâtissier. Et l'on pense au marquis de Pombal qui pensa la reconstruction de la ville après le tremblement de terre (1755).
"Encaro serenamente, sem mais nada que o que na alma represente un sorriso, o fechar-se-me sempre a vida nesta Rua dos Douradores, neste escritorio, nesta atmosfera desta gente" (p. 119).

Ce petit livre bilingue donne à penser Fernando Pessoa, et ses errances dans sa ville. Ses écrits émouvants et simples :

 "A nouveau je te revois
Ville de mon enfance effroyablement perdue ..." (p. 133)

"Outra vez te revejo, 
Citade da minha infancia pavorosamente perdida..."                                                                                                                                
Petit livre sur la poésie de Lisbonne. Remarquable de clarté et de simplicité.

samedi 11 mars 2023

Paul Valéry, en avance ?

 Paul Valéry, Cours de poétique

1. Le corps et l'esprit, 1937-1940, 685 p

2. Le langage,  la société, l'histoire. 1940-1945,  739 p.

Index des noms propres, édition de William Marx, Paris, Gallimard, 2023

Voici la publication des cours que donna Paul Valéry au Collège de France de 1937 à 1945. Deux heures hebdomadaires, les vendredi et samedi, à la "chaire de poétique". Au total, plus de mille quatre cent pages. En 1937, l'auteur est alors âgé de 67 ans.

L'importance de cette publication est d'abord historique, ces cours couvrent les huit dernières années de la vie de Paul Valéry. Les cours sont en grande partie donnés pendant l'Occupation nazie de la France, avec l'autorisation de ses autorités. L'académicien, élu en 1925, est entre  autres l'auteur de La jeune Parque (1917), du Cimetière marin (1920) et de Charmes (1922). Toute sa vie est ensuite celle d'un intellectuel célèbre. Si Paul Valéry fut d'abord un anti-dreyfusard virulent, il prononcera aussi un discours sur Henri Bergson le 9 janvier 1941, à l'Académie française, "frappée à la tête" par le décès de Bergson.

Que retenir de ces deux volumes ? D'abord, il faudra le temps de les digérer. Je pense qu'une bonne solution serait après les avoir parcourues, rapidement, trop rapidement, de lire ces pages au rythme de leur production, hebdomadaire. Car il y a de tout dans ces "cours". 

Par exemple (T.1, p.374), sur la distinction ("et c'est un fait capital en matière de philosophie, entre toutes ces questions, que la distinction") ou encore sur le capital culturel ("je n'ai pas manqué d'observer que notre civilisation consistait en somme, comme toute civilisation, dans un apport, une accumulation d'ouvrages, de traditions, de routines, de procédés, d'habitudes d'esprit, qui constituaient ce qu'on pourrait appeler un capital. Et c'est ainsi que j'ai eu la première notion de ce que j'ai appelé, à ce cours même, l'économie poïétique, c'est-à-dire quelque chose qui, sur le terrain de l'intellect le plus pur et de la production des oeuvres de l'esprit, fût l'analogue de l'économie politique ou de l'économie domestique" (t. 2, p. 90). Voici pour ce que l'on pourrait appeler les allusions aux futurs travaux de Pierre Bourdieu. Paul Valéry évoque aussi les médias qui s'approchent du public : "Tous les points de vue se traduisent par des clichés qui sont diffusés par les journaux ; tout le monde emprunte ces manières de parler ; le journal imite la rdio, la radio imite le journal : c'est un élément de discours qui représente une grande pauvreté dans les moyens et dans les modes de pensée." (t. 2, p. 689). Comment ne pas penser à Marshall McLuhan ! Ou encore sur une définition de la littérature ("la littérature est et ne peut être autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage") et, plus loin,  ("ne peut-on pas regarder le langage lui-même comme le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre littéraires, puisque toute création dans cet ordre se réduit à une combinaison des puissances d'un vocabulaire donné, selon des formes instituées une fois pour toutes ?"). Anticipations ?

Il fallut, au Collège de France, protéger Paul Valéry, comme Henry Bergson, "contre les curiosités mondaines", et contre les "belles écouteuses qui piétinaient sans se plaindre dans le froid glacial". La publication de ses cours invitera sans doute des chercheurs à y trouver des sources de concepts ultérieurs de la sociologie de la culture. L'édition comporte un index des noms propres mais y manque un index des notions

dimanche 29 janvier 2023

Bergson, qu'en reste-t-il ?

 Michel Laval, Il est cinq heures, le cours est terminé. Bergson, itinéraire, Paris, 2023, Les Belles Lettres, 179 p.

Philosophe inclassable, il fut à la mode aussi, tellement à la mode. Il a eu tous les postes qui comptaient, dans le désordre : Académie française, Ecole Normale Supérieure, prix Nobel, lycée Henri IV, Collège de France, entre autres... Philosophe de religion juive mais qui ne prit pas position dans l'Affaire Dreyfus, il ira, mourant, se déclarer juif au commissariat de police de son quartier en 1941. Sa mère est anglaise, ses parents vivent à Londres et il est bilingue. Il mènera pendant quelques années une vie diplomatique intense, en Europe et aux Etats-Unis, pour le gouvernement français. Ses ouvrage sont mis à l'index par le pape, en 1914. Sa fille unique, Jeanne, sourde et muette, deviendra un sculpteur reconnu, élève d'Antoine Bourdelle.

Ce petit livre que signe un avocat plaide la cause de Bergson. Du jeune Bergson, qui gagne le premier prix du concours général de mathématiques en 1877 et qui deviendra philosophe, après avoir intégré l'Ecole Normale Supérieure, dans la promotion de Jean Jaurès et Emile Durkheim... Notons que l'on n'apprendra rien ou presque rien de la famille de Bergson, rien sur son père, musicien reconnu, rien sur sa mère qui lui donnera sa formation religieuse, rien sur ses six frères et soeurs.

Michel Laval donne à voir les cours de Bergson au Collège de France, cours à la foule bariolée où se mêlent normaliens et dames du monde, CharlesPéguy, Antonio Machado, le politologue André Siegfried, l'historien de la philosophie Emile Bréhier, Léon-Paul Fargue et Alfred Jarry. Mais la variété de ce public fait-elle de Bergson, comme l'écrit Michel Laval, un individu libre, "absolument, irréductiblement libre" ? A voir.

Les Données immédiates de la conscience (1889), Matière et mémoire (1896), L'Evolution créatrice (1907), ces trois oeuvres essentielles ponctuent la vie de Bergson. Mais, si l'on apprend les grandes lignes des débats philosophiques qui les ont marquées, on ne saura rien de la vie quotidienne de Bergson et c'est dommage. Certes, on le voit qui aide Péguy et les Cahiers de la quinzaine, il aidera d'ailleurs les enfants de Péguy. Mais ce sont de rares mouvements connus. Qui donc est Bergson ? On ne le saura guère. L'homme est discret et secret. On referme ce livre un peu déçu de ne pas avoir vu vivre Bergson, on n'a vu qu'un professeur, des livres, et quelques discours d'occasion. Bien sûr, on a vu aussi un homme s'engager contre l'impérialisme allemand, on l'a vu mener une carrière anglophone, en Angleterre et aux Etats-Unis mais on aurait aimé aussi connaître le père de famille, le mari, le professeur avec ses élèves, avec ses amis.

Nous en restons donc avec les classiques : le Henri Bergson de Vladimir Jankelevitch (1931, 1959, PUF) ou, plus récents, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique (2007, Gallimard), Le secret de Bergson (Jean-Louis Vieillard-Baron, Editions du Félin, 2013). Le petit livre de Michel Laval se lit agréablement, il est clair et souvent complet. 

lundi 21 novembre 2022

Céleste Albaret, Monsieur Proust. Souvenirs recueillis par Georges Belmont, Dessins de Stéphane Manel, Adaptation de Corinne Maier, Editions Seghers, 256 p. 

C'est un beau livre, agréablement illustré : on y voit Céleste Albaret, à l'oeuvre, souvent belle. Elle raconte ses dix années passées au service de Marcel Proust, et on la voit, petit à petit, devenir l'amie de Proust.

Céleste vient tout droit de sa Lozère natale et elle devient courrière pour Marcel Proust. C'est bientôt elle qui prépare son café, est chargée des "téléphonages". Elle lit un peu (Les trois mousquetaires) mais elle préfère coudre. Et puis, il y a eu, en 1919, le prix Goncourt pour A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Céleste est l'intermédiaire avec l'éditeur, la maison Gallimard. Un soir, Proust envoie un taxi pour faire venir chez lui les musiciens du quatuor Poulet qui joueront le Quatuor de César Franck à une heure du matin. 

En 1921, Proust se rend à l'exposition Vermeer et il y revoit ce "petit pan de mur jaune" qu'il aimait tant. Et puis, enfin, un matin, il met le mot "fin", et Man Ray fait une photo. "Et puis ce fut tout"...

"Si je me suis décidée à raconter l'histoire de ma vie auprès de M. Proust, c'est parce que trop de choses ont été écrites sur lui par des gens qui l'ont moins bien connu que moi" (p. 31).  Pourtant, ne la croit pas toujours - mais allez savoir ! - en tout cas Céleste Albaret dresse un portrait touchant de Proust.

Poème écrit par Marcel Proust pour Céleste


dimanche 20 novembre 2022

La base sous-marine de Bordeaux, la guerre et la collaboration que l'on veut oublier

 Ayant passé un week-end à Bordeaux, je suis allé me promener, voir et visiter la fameuse base sous-marine de l'armée allemande, construite en 1942 et désarmée en 1945. Enfin, j'ai essayé et ne suis parvenu qu'à des jeux de lumières sur Venise : la base sous-marine est devenue lieu de distraction. J'ai cherché en vain et n'ai trouvé que quelques photographies dans un couloir... Dommage car la base sous-marine constitue un important, un imposant souvenir de la guerre 1939-45 et de l'occupation allemande de la France. Bordeaux avait donc une base sous-marine indestructible que l'aviation anglo-américaine s'est essayée, en vain, de détruire. La base faisait partie des 5 bases de sous-marins de l'Atlantique (avec Brest, Saint-Nazaire, La Pallice, Lorient). Elle fut construite par 6500 ouvriers, dont 52% de français et des prisonniers étrangers, notamment des républicains espagnols (37% des ouvriers, 70 d'entre eux sont morts au travail), à quoi il faut ajouter l'encadrement allemand fourni par l'Organisation Todt. Un minuscule monument rappelle, tristement, le souvenir des espagnols, près de l'entrée ; il n'y a même plus un drapeau. D'ailleurs quel drapeau mettre aujourd'hui, sinon le drapeau européen ?

Les travaux de construction de la base durèrent un peu moins de deux années, de septembre 1941 à mai 1943, on y travailla jour et nuit. La base n'a connu aucune attaque pendant la construction. Qui donc y travaillait, hors des prisonniers espagnols ? D'où venaient les deux autres tiers de la main d'oeuvre ? Etaient-ils payés, combien ? On ne saura donc pas l'étendue de la collaboration française à cette base nazie.

La base sous-marine, une fois achevée (45 000 m2 d'occupation au sol, 235 m de long, 160 m de large et 23 m de haut) forme un édifice à peu près indestructible.

Les informations sont difficiles à trouver. Signalons les pages, détaillées sur certains points militaires (http://www.u-boote.fr/index.htm). Mais, trouver des informations sur les prisonniers et sur les travailleurs volontaires, sur les mouvements de résistance, est difficile (voir toutefois l'article de Rémy Desquesnes)... Nous avons interrogé des vendeurs de la Librairie Mollat à Bordeaux qui confirment ne rien connaître sur le sujet ; ils nous ont toutefois signalé un tout petit ouvrage, Impro Babilis. Le végétal sous les obus (Editions Haken Collins, 2019, 98 p.) de Nicolas Deshais-Fernandez. Comment la nature s'empare-t-elle, à son rythme, de ce vaste monument de béton et nourrit ainsi les oiseaux de passage : raisin d'Amérique, figuiers, micocoulier, orchidée sauvage (spiranthe d'automne) et autres forment une population dite saxicole qui vit dans les fissures du monument. Joli petit livre !

La base sous-marine avec les portes pour les passages de sous-marins.
Au premier plan, le monument à la mémoire des travailleurs espagnols et autres qui y ont participé.






Bibiogr. 
Rémy Desquesnes, "L'organisation Todt en France (1940-1944)", Histoire, économie & société, 1992, pp. 535-550. 

mercredi 9 novembre 2022

Une école privée juive et républicaine en proche banlieue parisienne

 Joseph Voignac, Juive et républicaine. L'école MaImonide, 219 p. Bibliogr.

En octobre 1935, alors que l'Allemagne se laisse aller, avec ferveur, à l'antisémitisme, la France crée et ouvre une école s'adressant à la population juive. En juin 1939, cette école commémore le cent-cinquantième anniversaire de la Révolution française, mais elle doit disperser professeurs et élèves quelques mois plus tard, en septembre 1939, pour ne rouvrir qu'en septembre 1945. Elie Wiesel y sera élève, quelques semaines. Le premier lycée juif est créé : ce sera le collège Maïmonide, bientôt situé au 11 rue des Abondances, à Boulogne-Billancourt. On y entre après un examen d'entrée, comme en tout établissement secondaire de l'époque. Aujourd'hui, l'école Maïmonide est sous contrat d'association avec l'Etat ; ses enseignants, ceux qui enseignent les matières laïques, sont payés par l'Etat et ils/elles ne sont pas tou-te-s juifs.

Dans l'histoire de cette école, il y a ensuite l'arrivée en France des Juifs d'Afrique du Nord, entre 1950 et 1970, plus de 200 000 immigrés qui, pour beaucoup, cherchent une école pour leurs enfants, et une école avec internat : choc des cultures entre deux traditions, l'une, ashkénaze, venant d'Europe de l'Est et l'autre, séfarade, venant du Maghreb. Et puis, il y a aussi la solidarité avec Israël, célébrée lors de la guerre des Six Jours. Mais la résistance aux risques d'attentats antisémites transformera aussi l'école, protégée par des soldats.

David Messas prend la direction de l'école en 1968 avant de devenir grand rabbin de Paris. Maïmonide ouvre enfin une école maternelle ; dès lors, la formation est complète, de la maternelle au baccalauréat. Les locaux sont modernes et "Maïmo" recrute désormais des enfants dont certains parents sont eux-mêmes des anciens élèves.

Le livre raconte l'histoire de cette école qui s'est fortement professionnalisée et compte environ 1500 élèves. Elle est solidaire de l'histoire de la France juive. Son architecture a bien changé, modernisée. Mais elle est restée républicaine et quelque peu bourgeoise, conciliant pourtant parfaitement le judaïsme et la république. Elle ne vise pas uniquement à former des rabbins mais surtout des cadres pour la république. Comment, dans une époque marquée par des attentats antisémites, concilier cet espoir d'ouverture avec la prudence que réclament parents et enfants ? 

Rome, perpétuelle traduction du grec

 Florence Dupont, Histoire littéraire de Rome. De Romulus à Ovide. Une culture de la traduction, Paris, Armand Colin, 2022, Bibliogr., 684 p.

"Ce livre n'est pas une Littérature latine, mais l'histoire de ce que les Romains dénommaient litterae latinae, "lettres latines" en français, c'est à dire des textes écrits en latin, édités et commentés par des grammairiens (grammatici)". Ces lettres latines imitent, bien sûr, le modèle grec (grammata hellenika). 

Florence Dupont conçoit son travail comme une remise en question radicale des Littératures latines : en fait, il s'agit de reconstituer une histoire plus réaliste des litterae latinae, "inséparables de la Res publica au même titre que ses conquêtes militaires ou ses institutions politiques". Cette histoire rompt donc avec le canon des belles lettres promu par l'âge classique européen ; elle s'arrête à la fin du règne d'Auguste avec l'institutionnalisation du bilinguisme de l'Empire romain.

Pour accéder aux oeuvres de l'empire romain, Florence Dupont recommande, afin d'accéder aux textes, de passer par une ethnopoétique, "une anthropologie des litterae latinae comme événement culturel". Pour cela, il faut "que soient manifestes dans les textes latins les textes grecs qu'il traduisent ou plus exactement auxquels ils font allusion". Donc il faut "retrouver la pragmatique sociale des énonciations politiques et philosophiques à Rome". C'est donc l'objet du livre de Florence Dupont que de "reconstruire un objet historique, les litterae latinae comme processus culturel singulier", et nous voilà débarrassé-e-s des histoires littéraires bien encombrantes, et bien peu claires, que nous avons rencontrées au cours de nos études. L'objet de l'ouvrage de Florence Dupont est " de retrouver le dispositif, chaque fois différent, qui rend compte de sa pragmatique ancienne et de son appartenance aux litterae latinae. Et donc de sa singularité". 

Rome fut pluri-ethnique, et l'Italie préromaine utilisait une vingtaine de langues avant que ne triomphe, l'une d'entre elles, le latin qui deviendra l'autre langue ("utraque lingua"). Et l'auteur de conclure (p.192) : "Rome fut une perpétuelle traduction".

La seconde partie de l'ouvrage, - plus de 450 pages ! - est consacrée aux auteurs romains, de Caton à Ovide : Plaute et Térence, Catulle, Lucrèce et Cornélius Népos, puis Cicéron, Salluste, César, puis Horace, Poperce et Tibulle et, enfin, Virgile, Tite-Live et Ovide.


mardi 16 août 2022

Un crime dans le métro : le fait divers, c'est toute une histoire

 Christian di Scipio, Le crime du métro, Paris, 2018, Cap Béar éditions, 405 p.

C'est l'histoire d'une belle veuve, Yolanda, italienne d'origine, bilingue, qui avait épousé le fils de son patron en France. Veuve, elle tourne la tête de bandits, plutôt de droite, plus ou moins concernés par la politique du Front Populaire en France et qui, appartenant à la Cagoule, liés à Mussolini, veulent régler la situation de ces immigrés italiens que l'on considère, en Italie fasciste, comme gênants. 

Mais elle se fait aussi draguer par un étudiant en médecine, jeune collaborateur d'un journal de la presse communiste, Ce Soir, qui vient d'être lancé récemment, et que co-dirige Louis Aragon qui, comme Zola, fait l'éloge des faits-divers. Le journal est lancé le 1er mars 1937, le crime a lieu le 16 mai. 

On la voit aussi avec ses amies de travail de l'usine Maxi, ouvières, dans une usine de cirage à Saint-Ouen ; on la voit comme elles, au bal, dans les guinguettes, draguant un marin. On la voit encore dame-vestiaire à L'As de Coeur. On la suit aussi et surtout dans ses contacts avec l'ambassade d'Italie en France et dans ses voyages d'espionne dans les trains de nuit (le Train Bleu, c'est confortable !). 

Elle doit obtenir des renseignements sur un opposant au fascisme, mais elle le trouve, lui et son épouse, plutôt sympathiques : "pourquoi aider à faire du mal aux Rossetti, des gens si charmants" se demande l'héroïne. Belle, innocente, cette femme de trente ans "allume", séduit mais ce n'est pas une criminelle... Bien sûr, elle se rend en Italie mais de retour à Paris se dit, comme Joséphine Baker :  "J'ai deux amours, mon pays et Paris" (p. 128). "Sa France" !

Le roman est plutôt bien construit, surtout au début. On est dans un roman, un peu policier. La fin est plus dispersée, compliquée comme l'enquête. Saura-t-on jamais qui a tué cette femme, le dimanche de la Pentecôte, à six heures du soir, dans un wagon de première classe du métro parisien ? Travail de professionnel ? Crime politique, crime d'un amoureux fou ?

Travail d'historien, travail de journaliste, fiction ?  Fait-divers. Sûrement, mais pas seulement. Le lecteur s'y perd un peu. L'héroïne est agréable, elle n'a pas de sympathie fasciste et semble un peu neutre ; elle a un employeur, l'Ambassade d'Italie, certes, mais elle a déjà travaillé pour l'ambassade d'Union soviétique qui fit assassiner Navachine, banquier trop peu stalinien. Alors, apolitique la jolie espionne ?

C'est l'époque de "la môme Piaf", on boit des Birrh, on aime le Balajo, on lit Comoedia, L'Intransigeant, Le Figaro, Le Petit Parisien, Le Populaire, on écrit avec une machine Underwood, on roule dans des Citroën Traction Avant, des Simca-Fiat ou des Panhards. C'est l'époque de Michèle Morgan et Jean Gabin (Quai des Brumes !). Bien sûr, c'est aussi  l'époque du journal Je suis partout qui continuait de déclarer Dreyfus coupable, journal fasciste où écrivent, quand même !, Jean Giraudoux, Drieu la Rochelle, Céline tandis que les militants de la Cagoule s'abreuvent de l'argent des entreprises Renault, Ripolin, Michelin ou Lesieur. Temps bizarre que l'historien décrit par petites touches, tranquillement, comme en passant. On a bien un roman policier mais on a surtout une description historique, assez précise, de la société française.

lundi 23 mai 2022

Kafka au quotidien

Stéphane Pesnel, Album Kafka, Editions Gallimard, 2022, 250 p., Index nominum

C'est un bel ouvrage, conduit de main de maître, par un brillant normalien, germaniste (entre autres, spécialiste et traducteur de Joseph Roth) ; on lui doit notamment une contribution à la traduction d'oeuvres de Kafka dans le premier volume publié en Pléiade. L'album permet de mieux comprendre les écrits et la vie de Kafka ; les images font voir la ville de Prague, le célèbre pont Charles, l'horloge astronomique de l'hôtel de ville, le ghetto juif...

Le livre accorde une place importante aux reproductions de manuscrits de Kafka (dont la première page de sa Lettre au père, celle aussi du Procès, celle de La Métamorphose), de lettres (à Milena, etc.). Nous sommes confrontés aux couvertures de premières éditions, à des illustrations, à des pages de carnets de notes de vocabulaire hébreu (Kafka sera militant de la cause juive et avait envisagé d'aller vivre en Israël). Il y a des cartes postales de voyages (Lucerne, Paris, du Nord de l'Italie aussi) et des lettres. Il ya des photos de sa famille, père et mère, et de ses trois soeurs notamment qui vont mourir assassinées en camp de concentration nazi, de son ami Max Brod, des femmes qu'il a aimées et qui l'ont aimé, etc.

Le livre donne à voir un Kafka souvent mal connu, qui apprend l'hébreu, qui aimait nager, qui dessinait habilement (cf. deux pages de reproduction, pp.188-189), qui travaillait sérieusement, comme juriste, pour un société d'assurances (Kafka était titulaire d'un doctorat en droit). C'est donc à un Kafka bien peu imaginé par les non spécialistes que cet album nous confronte. Kafka dans Prague, sa ville, Kafka au travail, Kafka touriste, Kafka hébraïsant, Kafka romancier. Avec cet album, on lira mieux Kafka.


dimanche 15 mai 2022

Descartes et la fabrication d'un canon philosophique

 Delphine Antoine-Mahut, L'autorité d'un canon philosophique. Le cas Descartes, Paris, Vrin, 2021

Quel est le véritable Descartes, celui que l'on peut isoler aujourd'hui, par delà quatre siècles d'histoire de la philosophie ? Comment se constitue la canonisation d'un nom ? "On ne façonne et on ne rectifie son autoportrait qu'en interaction et par démarcations permanentes avec celles et ceux qui s'y emploient, y contraignent voire tentent de le faire à la place de l'intéressé. De têtes de Turcs en caricatures plus ou moins bienveillantes, on construit, on affine et on affirme sa figure". Ensuite, viennent bien sûr les diverses et successives réceptions de l'oeuvre, les biographies, les éditions et traductions, les interventions des proches et des héritiers, voire des disciples, etc. Tout ceci contribue à la constitution d'un canon.

Delphine Antoine-Mahut, normalienne, Professeur, qui enseigne la philosophie à l'ENS (Lyon), étudie minutieusement dans cet ouvrage l'histoire de Descartes et de la propagation des idées qui lui sont attribuées, depuis ses contemporains (Claude Clairselier) jusqu'à Charles Renouvier, en passant par Louis de La Forge, Nicolas Malebranche, Destutt de Tracy et Victor Cousin. Ainsi s'achève la statue de Descartes et la genèse du canon Descartes. L'histoir ne s'arrête pas là toutefois : quid de Descartes aujourd'hui ? Pour les lycéens qui l'apprennent en classe ?

Guerre, et paix par temps de guerre : Céline

 Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Gallimard, 185 p. En annexe : Répertoire des personnages récurrents, et  Lexique de la langue populaire, argotique, médicale et militaire

Voici le dernier roman de Céline publié par Gallimard. Un "premier jet". Soixante ans après, le manuscrit qui avait été volé dans l'appartement de Céline à la Libération, est retrouvé et publié. 

Donc c'est la guerre et le maréchal des logis Louis Destouches vient d'être gravement blessé puis décoré de la Médaille militaire et de la Croix de guerre. Mais cet événement n'est rien que le début de ce récit qui s'achèvera par le départ pour Londres. La suite du roman se poursuivra par la publication ultérieure de Londres, des compléments à Casse-pipe puis La volonté du roi Krogold. Donc on n'a pas tout lu encore.

Le livre, c'est du Céline, mais pas corrigé, ou à peine. Un peu de sexe, un peu de mésaventures, des personnages plutôt drôles. Tout cela dans une ambiance militaire et cela se termine plutôt bien. Ce n'est pas Appolinaire bien sûr, ni Aragon ("tu n'en reviendras pas..."). Céline, lui, aurait "attrapé la guerre dans la tête".  Et c'est cette guerre qu'il nous raconte.

Nous retrouvons ainsi le Céline classique, celui de Mort à crédit et de Voyage au bout de la nuit, mais pas tout à fait. 





dimanche 10 avril 2022

Rendez-vous avec le calendrier de l'histoire juive


Elie Botbol, Les Rendez-vous avec l'histoire juive. Réflexions sur les célébrations du calendrier hébraïque, Hommage à Josy Eisenberg, Paris, Salomon, 318 p., Index

Ce livre m'a été offert, il y a maintenant plus de deux ans. Je l'ai lu une première fois, comme un ouvrage universitaire. Banal. Je n'ai d'abord rien retenu, mais j'avais tout lu ! Et puis je l'ai repris, une deuxième fois. Et j'ai commencé à y voir un peu plus clair. Un tout petit peu. Enfin, voilà ce que j'en ai retenu.

La fête juive de Pessah est fête de la libération, fête qui dure une semaine. Les Juifs, les croyants et ceux à qui la tradition suffit, et les autres, célèbrent alors la sortie d'Egypte et donc la fin de l'esclavage des Hébreux. C'était à l'époque du pharaon Ramsès II. Alors, au repas, aujourd'hui, il y a l'agneau consommé en famille (alors qu'il était divinité pour les Egyptiens), il y a la matsa (pain azyme, sans levain, "pain de misère", dit le Deutéronome), simple pain de l'autosuffisance, sobre, alors confectionné à la hâte. Et puis, il y a le maror, pour l'amertume des herbes qui évoquent la vie amère. Au premier soir de la semaine, les célébrants boivent quatre coupes de vin ou de jus de raisin. 
Conclusion de cette célébration ? Il faut toujours se souvenir de l'esclavage, de sa proximité, l'avoir présent à l'esprit. "Tu te souviendras du jour de ta sortie d'Egypte tous les jours de ta vie", dira-t-on (Deutéronome). Et cela fera partie de l'éducation religieuse ou laïque des enfants, de tous les enfants, et du repas rituel, le Seder au début de la nuit (סדר « ordre », en hébreu). La gourmandise a du bon !

Le peuple juif accède donc à la liberté. Mais il faudra "aimer l'étranger car vous étiez étrangers en pays d'Egypte" (Deutéronome) ou "vous connaissez l'âme de l'étranger puisque vous étiez étrangers en Egypte" (Exode). Heureux rappel à l'ordre, insistant. 
Voici comment est contée et vécue, chaque année, au printemps, mais bien plus longuement, la libération des Juifs d'Egypte et leur rupture avec le polythéisme égyptien. Voici comment cette légende est vécue à nouveau, racontée, et terriblement simplifiée par moi ici.

Et l'ouvrage d'Elie Botbol se poursuit en traitant divers aspects de la tradition juive (Chavou'ot, Roch Hachana et Soucot). Le livre, vers la fin, évoque Kol Nidrei, chanté à Yom Kippour. Mais ceci est une autre histoire. Et une histoire de la musique.

Comment comprendre aujourd'hui ces textes que la tradition religieuse a modifiés, transformés au cours des siècles ? Parfois l'auteur laisse entendre diverses lectures. En fait, le livre constitue une excellente introduction aux fêtes juives. L'accent porte sur le souvenir, sur la liberté qui n'est jamais gagnée, qui doit être reconquise, malgré tout. L'ouvrage d'Elie Botbol est prudent, il multiplie les approches, revient sur les termes de l'histoire. Il insiste parfois aussi. Croyant et même militant, il sait aussi en faire peu, appuyer à peine. Et les lectrices et lecteurs apprécient.
A mon avis, on peut lire ce livre, à petites doses, petit à petit, en contestant chacune des idées évoquées, quitte à contester enfin la contestation. Chacun son rythme. Et je suis certain que l'auteur n'y verra pas d'inconvénient : la contestation a du bon. Ainsi, quatre enfants sont évoqués qui posent leurs questions sur l'événement raconté : laissons-les poser toutes les questions et d'abord les mauvaises, celles que nous n'imaginons pas, ou plus, nous adultes. Pessah, c'est fête de la liberté.

Dans le magasin de mon quartier, voici la
présentation de quelques produits pour les fêtes
de Pessah









mardi 5 avril 2022

La terre est plate ! Mais pourquoi cela a-t-il duré si longtemps ?

 Violaine Giacomotto-Charra, Sylvie Nony, La Terre plate. Généalogie d'une idée fausse, Paris, Les Belles Lettres, 2021, Bibliogr., Index

Christophe Colomb et autres navigateurs n'ont rien inventé.  La Terre n'était déjà pas plate en leur temps, et cela depuis bien longtemps. Ainsi le livre commence par se moquer de quelques uns qui parlent sans savoir, des ministres (que diable sont-ils amenés à en parler ?), des journalistes (bien mal formés !) et autres porte-paroles bavards. Le chapitre IV reprend l'histoire des falsifications et erreurs nombreuses : dans l'ouvrage de Daniel Boorstin (The Discoverers), dans celui d'Arthur Koestler... Nos auteurs s'en prennent aussi à un ministre de l'Education nationale, à des manuels scolaires, à de grands vulgarisateurs (dont Stefan Zweig) : l'idée est décidément bien ancrée !

Or, que dit l'histoire ? Que Platon, Aristote et, avant, Anaximandre déjà pensaient que la Terre était sphérique. Mais, la démonstration, définitive, on la doit à Eratosthène, qui dirigea la bibliothèque d'Alexandrie, et publia les résultats de ses travaux dans son Traité de la mesure de la Terre, résultats fondés sur une démonstration géométrique imparable (elle est donnée par le livre, pp. 247-250). Donc, vers 250 avant notre ère, le problème était bien posé et la démonstration de la sphéricité de la Terre était effectuée pour l'essentiel (voir la réalisation pédagogique de la démonstration "Mesure du rayon de la Terre par la méthode d'Eratosthène", par des élèves de seconde, avec l'ENS, à Lyon).

Le livre reprend des siècles d'histoire de "la Terre plate", il montre son entretien de manuels scolaires en encyclopédies et étudie ainsi la fabrique d'un mythe. Bien sûr, le livre étudie l'histoire de ce mensonge renouvelé mais, peut-être faudrait-il analyser en détails, en épistémologue, la pensée à l'oeuvre dans cette histoire qui a sans doute encore un bel avenir. Pourquoi l'erreur est-elle si vivace ? De quels atouts dispose-t-elle ?

lundi 7 mars 2022

Le salon des Arts Ménagers : l'histoire

Marie-Eve Bouillon, Sandrine Bula, Plateau volant, moto laveur, purée minute. Au.salon des arts ménagers. 1923-1983, Paris 2022, Archives Nationales, CNRS Editions, 2022, 205 p.

Voici une histoire, celle d'un salon qui pendant une cinquantaine d'années a fait rêver une partie des français et françaises. Le CNRS en gère l'héritage confié aux Archives nationales en 1985. 

D'abord, il s'agit d'une fête populaire pour près de un million et demi de personnes (1962) qui fréquentent le salon et viennent y découvrir de nouveaux produits : caoutchouc synthétique, béton armé, acier inoxydable, matière plastique... et les nouveaux outils : réfrigérateurs, machines à laver, appareils de chauffage, de cuisson, aspirateurs...

On y célèbre d'abord la ménagère, et les enfants, mais aussi, nolens volens, la "liberté de l'avortement et de la contraception" (MLAC, 1975) ; depuis la loi de 1965, les femmes peuvent ouvrir un compte en banque sans l'autorisation d'un mari (donc avant 1968 et avant la loi Weil). "La française doit voter", demande-t-on aussi avec Louise Weiss, en 1936. Les revendications féminines s'adressent aux femmes et, par leur intermédiaire, à la société française dans son ensemble. Le salon est politique.

Les arts ménagers correspondent à la modernisation des styles de vie ; c'est désormais l'époque du baby boom. Le salon est aussi une grande machine médiatique, il a sa revue (L'Art ménager, la revue créée en 1927 qui devient Arts ménagers en 1950 qui survivra jusqu'en 1974,  associé à Madame Express et Cuisine Magazine) tout comme il a ses vedettes qui passent et en célèbrent les innovations. Présidents de la République mais aussi le comique des familles, Fernand Reynaud ! On est toutefois encore loin de Mon oncle, le film de Jacques Tati... Et le salon fait l'éloge du plastique que chante alors, aussi, avec humour, Léo Ferré, "Le temps du plastique"...

Que sont les "arts ménagers" ? L'expression remplace et déborde - et ennoblit - celle des "appareils ménagers" du salon de 1926, elle a une vocation plus large et désigne "l'art de savoir faire tout ce qui permet et protège le bien-être de la maison" (Larousse ménager, 1955), les outils de la nouvelle révolution industrielle, les objets techniques de la sphère domestique, y compris l'habitat. Mais ce sont d'abord les outils de la ménagère, puis bientôt de tous ceux et celles qui sont et font le ménage chez eux, qui nettoient, font la cuisine... Le salon est une nouvelle forme d'encyclopédie.

Le livre présente le salon et ses visiteurs. Mais sans sociologie. Qui sont les visiteurs de ce salon, comment leur composition a-t-elle évolué au cours de la soixantaine d'années de vie du salon ? Comment sont reprises, par le très grand public, les innovations présentées au salon, qui se veut première étape de leur diffusion ? Le livre ne donne pas non plus une description complète des objets et techniques montrées au salon. C'est dommage car c'est dans et par l'univers domestique et ses divisions que s'accomplit le travail de reproduction socio-économique (les jouets sont présents, par exemple, etc.) ? Et puis, enfin, pourquoi le salon s'arrête-t-il ? Les problèmes qui l'ont fait naître n'ont fait que s'amplifier alors que les femmes ne travaillaient plus seulement au foyer. Sociologues et historiens ont encore du travail.