vendredi 31 août 2018

Paradigmes et paradoxes de la télévision américaine


Amanda D. Lotz, We now disrupt this broadcast. How cable transformed television and the Internet revolutionized it all, 2018, Cambridge, MIT Press, 2018, $27,95, 280 p. Index

Voici un excellent ouvrage sur la télévision américaine. Amanda D. Lotz, Professeur à l'Université de Michigan (Media Studies) s'y propose de donner un sens à l'histoire des 20 dernières années de la télévision américaine, histoire confuse, qui, pour l'instant, culmine avec le triomphe - inattendu -  de Netflix.

L'auteur mobilise d'emblée la notion de paradigme pour écrire cette histoire ; cette notion descriptive met un nom sur un phénomène confus de changement, qualifié de "disruption". Elle nous vient des travaux de Thomas S. Kuhn qui s'en sert pour scander l'histoire des sciences et distinguer des moments de "révolution" et des périodes où la science nouvelle fondée par cette révolution se constitue, s'étend, se fortifie. C'est la "science normale", en attendant la prochaine révolution. Entre deux révolutions, la science normale progresse par accumulations. Mobiliser cette notion d'histoire des sciences pour comprendre les transformations de l'industrie télévisuelle américaine ne va pas sans risques, qu'il faudrait estimer. Le risque le plus évident tient au fait que l'histoire des sciences traite de concepts universels 
(par exemple, la mécanique classique de Newton) tandis que l'histoire de la télévision est plutôt régionale, nationale, ancrée dans diverses cultures politiques, juridiques. La télévision américaine ne se développe pas du tout comme la télévision européenne : aussi, les conclusions de cet ouvrage ne sauraient être étendues aux télévision européennes ou chinoise qu'avec une extrême circonspection. Regrettons que Amanda D. Lotz n'ait pas approfondi la dimension épistémologique de son travail (cf. les notions bachelardiennes de coupure ou de rupture épistémologiques, les travaux d'Alexandre Koyré ou Georges Canguilhem).

Au cœur de son analyse de l'évolution de la télévision américaine, Amanda D. Lotz met l'industrie télévisuelle du câble. Elle rappelle que les opérateurs du câble (MVPD, Multi Video Program Distributors) fournissent depuis plusieurs années deux types de connection, l'une (broadband, bi-directionnelle, digital cable) remplaçant progressivement l'autre (analogique, "a one way video-service", selon la réglementation de 1984, dite Title VI). Ainsi Comcast, câblo-opérateur (MSO), est-il devenu l'un des principaux fournisseurs de connection Internet, un ISP (Internet Servce Provider) tout comme Charter et Cox. Ce qui met en perspective le débat actuel sur les désabonnements (cord cutting) et justifie pleinement l'approche de l'histoire récente de la télévision américaine sous l'angle du câble. Toutefois, dans son modèle, l'auteur sous-estime peut-être la place qu'occupe parmi les MVPD, la diffusion directe par satellite, avec DirecTV (lancé en 1994, racheté par AT&T en 2015) et Dish Network (lancé en 1996).
La périodisation que propose l'auteur semble hésitante ; elle emprunte tantôt à la programmation : d'abord, l'époque des "Soprano" (HBO, 1999-2005) puis celle de "Mad Men" (AMC, 2007) et enfin celle de Netflix ; tantôt la périodisation en appelle à la réglementation, le retransmisssion consent constituant une étape essentielle, 1992 puis la loi de 1996 autorisant les câblo-opérateurs à exploiter la téléphonie. Comment placer le succès mondial de "Games of Thrones" (HBO, 2011) dans cette périodisation ? Quid également des conséquences du statut de la neutralité d'Internet ?
L'analyse d'Amanda D. Lotz accorde une importance primordiale à l'histoire de la programmation qu'elle décrit brillamment, avec précision. De simple distributeur de chaînes (networks), le câble devint bientôt éditeur de séries originales ("scripted series"), élargissant le marché des séries jusque là réduit aux networks et à la syndication off-network. A cette occasion, l'auteur revient sur l'importance accordée généralement à "Mad Men" (2007), notamment par les journalistes : or "Mad Men" ne fut pas un succès commercial (publicitaire) mais ce fut, en revanche, un succès d'image et de prestige pour AMC, succès qui lui permit d'augmenter son tarif d'abonnement, puis de se lancer dans la production (avec "The Walking Dead", 2010, qui concurrença les networks) et enfin d'entrer en bourse (2011, AMCX au NASDAQ).
Selon l'auteur, le paradigme du broadcast fait place au paradigme du broadband vers 2010. Pourtant, il nous semble qu'une dimension essentielle de la télévision américaine mériterait d'être évoquée, le localisme qu'exprime le DMA, unité géographique à laquelle se plie tout l'édifice réglementaire et économique. Le câble s'y plie avec la loi de retransmisssion consent qui fonde la rémunération des stations, et donc des networks, par les câblo-opérateurs.

Le livre s'achève avec Netflix. Netflix change la culture télévisuelle des Américains, en modifie les comportements. En abolissant la linéarité (la grille, schedule), Netflix substitue au financement publicitaire un financement par les abonnés. La publicité perd dans cette bataille son principal support entraînant un changement culturel radical de la culture des spectateurs : ils se déshabituent de la publicité et de ses interruptions, se désintoxiquent. Abandonnant la linéarité, la télévision abandonne aussi le guide de programmes et son organisation : "Netflix ne remplit pas une grille mais constitue une librairie". Comment le téléspectateur peut-il trouver, "découvrir" ce qu'il regardera ? Comment faut-il que soit organisé l'ensemble des contenus proposés ? D'où les recherches constantes de Netflix en matière de recommandations (recommender system) et ses expérimentations en matière de promotion ("in-show promo") : malgré les avancées du machine learning, la recommandation / personnalisation reste une science pour le moins imparfaite. Netflix est un portail, affirme l'auteur. Voilà qui aura besoin d'être étayé.
L'auteur rappelle surtout le changement de modèle économique : Netflix paie aux studios la totalité des coûts de production avec un complément (pourcentage dit cost plus) au lieu de n'en payer qu'une partie et laisser aux studios la possibilité de revendre les droits à d'autres acquéreurs, ultérieurement. Ce modèle fait de Netflix l'unique propriétaire des droits de ses productions à l'échelle mondiale. Révolution dans le modèle économique, dont la mondialisation sera l'une des conséquences.

Le marché de la télévision américaine reste impénétrable à la théorie. Plusieurs modèles économiques et strates d'héritage (legacy TV) s'y superposent, s'y mêlent et s'y opposent : celui des stations terrestres (locales et regroupées en networks, retransmises par les MVPD), celui des grands opérateurs du câble (MSO), celui du streaming ("internet-distributed television" : Netflix, Amazon Video, YouTube, Facebook Watch, les virtual MVPD, les chaînes OTT) sans compter la télévision publique (PBS). L'ouvrage d'Amanda D. Lotz permet d'y voir plus clair sans pour autant trancher quant à l'avenir de ces modèles : t
out comme l'industrie musicale s'est fait doubler par iTunes (Apple), la télévision traditionnelle a laissé passer l'occasion d'une relation directe avec les consommateurs, relation directe qu'apportent YouTube, Netflix puis Amazon Video...
La place de la publicité évolue conjointement avec celle de la télévision, marginalisée dans l'évolution de AMC, ignorée avec Netflix. Il en va de même avec la mesure de l'audience qui perd de son importance comme étalon de mesure du succès télévisuel (GRP) au profit du nombre d'abonnés et des récompenses pour la création artistique (Awards).

Références
Gaston Bachelard, par exemple : La philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, PUF, 1962
Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolution, University of Chicago Press, 1962

Thomas S. Kuhn, The Road Since Structure. Philosophical Essays 1970 - 1993, University of Chicago Press, 2000
Amanda D. Lotz, Portals: A Treatise on Internet-Distributed Television, University of Michigan Library, 2017

Terry Shinn, Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transcersaliste de l'activité scientifique, Raiaons d'agir Editions, 2005
Alexandre Koyré, Etudes galiléennes, Hermann, 1966

Références sur MediaMediorum
Révolte contre le câble aux Etats-Unis. Consumer Reports sonne la charge ! 

A new business model for TV: virtual MVPDs (Hulu Live TV, YouTube TV...)


jeudi 9 août 2018

La sociologie des rêves : une rêverie de sociologue ?


Bernard Lahire, L'interprétation sociologique des rêves, Paris, éditions la découverte, 2018, 487 p. Index des noms d'auteurs, index thématique et conceptuel

On en rêvait, Bernard Lahire l'a fait, ou du moins il s'y est sérieusement essayé. L'introduction est titrée : "un rêve pour les sciences sociales". Le travail de Bernard Lahire, Professeur à l'ENS, colle de près à l'œuvre capitale de Freud, L'interprétation du rêve (Die Traumdeutung, 1900), dont il analyse la formation, les sources, les conclusions, le mode de production. Dont il pointe aussi - sacrilège ! - les limites, les erreurs.
Livre savant et copieusement documenté, muni d'utiles index et d'une bibliographie précise (20 pages, mais une seule référence à Jacques Lacan - cela va énerver !).
Lecture désormais indispensable pour qui s'intéresse à la formation de la pensée freudienne. Mais ce n'est pas notre propos. Ce qui retient notre attention, c'est la réflexion méthodologique qui accompagne systématiquement le cheminement de Bernard Lahire, qui ne manque jamais, en bourdieusien rigoureux, l'occasion de dégagements méthodologiques, épistémologiques.

Par exemple. Le psychanalyste et le sociologue ont en commun de recourir à l'entretien, plus ou moins directif, plus ou moins long ; et Bernard Lahire d'ironiser à propos de la séance de durée brève que pratiquait Jacques Lacan (cf. page 45 et note page 409). Or, justement, le premier problème commun est celui de la durée des entretiens et de la prise de notes. Quelle est la précision, quelle est la validité des notes du psychanalyste ? On sait l'exigence du compte-rendu de visite pour les médecins (cf. le nombre d'applications s'attaquant au problème de transcription médicale, MT). Souvent, le sociologue enregistre l'entretien, mais quels sont les biais et perturbations induits par la relation enquêteur - enquêté - appareil (sans parler de la caméra !) ?
Si la transcription n'est pas exacte, que vaut l'analyse du rêve qui est toujours, d'abord, une analyse linguistique du travail de transformation accompli par les rêves (Verarbeitung), les "opérations oniriques" (chapitre 11), les jeux avec les mots, la condensation, la métaphore, le déplacement, etc. Question clef, surtout si l'on admet, avec Jacques Lacan, que "l'inconscient, c'est un langage". De plus, que laisse-t-on s'échapper du discours du rêveur ? Le récit de son rêve par un analysant constitue un "texte" oral où les silences parlent, où les hésitations, les intonations contribuent à la signification globale, trahissant des émotions (body language, embodied cognition), etc. Il s'agit donc autant de signifiant que de signifié, les données propres à l'analyse relevant d'abord du signifiant avant de faire sens. Imaginons encore la richesse d'information que pourrait apporter l'analyse des transcriptions rigoureuses des récits de rêves réalisée au moyen des techniques de Natural Language Processing (NLP).

A lire.
Pour donner encore plus envie de lire ce gros ouvrage, citons une phrase de la conclusion, : "Les actes ordinaires de la vie sociale sont beaucoup plus travaillés qu'on ne l'imagine habituellement par nos inconscients socialement constitués, tramés par des analogies pratiques culturellement déterminées" (p. 433). Car comprendre les rêves, et comprendre les vies, relève pour partie de la même logique, des mêmes outils d'analyse. Pour le sociologue, le rêveur est un défi car, comme le soulignait déjà Héraclite, "les hommes éveillés ont un seul univers, qui est commun, alors que chacun des dormeurs s'en retourne dans son monde particulier". La sociologie n'a eu jusqu'à présent affaire qu'aux hommes éveillés... Bernard Lahire promet un second tome à son travail. Sera-t-il question des dormeurs / rêveurs ?