mercredi 27 février 2013

L'orthographe, plaisir des yeux

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Bernard Cerquiglini, La genèse de l'orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2004, 180 p. Bibliogr., Index.

Un post sur un magazine consacré à l'orthographe m'a valu des remarques : l'orthographe, c'en est fini avec le numérique, et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec les médias. Or il semble bien que pour partie l'orthographe est un produit des médias imprimés. Revenons à un livre publié il y a quelques années par un linguiste (philologue) sur l'histoire de l'orthographe française. Replaçant le débat orthographique dans une perspective large et dans la longue durée, il prend en compte l'évolution des technologies de l'écriture, le passage du manuscrit des scribes à l'imprimerie.
Cet ouvrage fort savant, précisément documenté est remarquable de clarté ; de plus, il est écrit avec beaucoup d'humour.

Pour l'auteur, l'orthographe est phénomène visuel car "l'écriture est une technologie de l'information" (p. 36). "L'écriture présente à la vue des formes que l'oeil doit reconnaître ; elle doit être parfaitement lisible"." (p. 34). Logiquement, l'orthographe n'a pas les mêmes exigences visuelles pour le manuscrit et pour le texte typographié. L'intention et l'exigence de lisibilité expliquent en partie l'étymologisation (orthographe qui renvoie au latin). "La graphie est la forme permanente de la langue, offerte à la contemplation... elle porte en elle une esthétique, qui opacifie le lien à la parole". Belle démonstration à propos de l's que l'on ne prononce plus et qui laisse la place progressivement à l'accent circonflexe (l'anglais a gardé cette s héritée du français : île / isle, tempête / tempest, etc.). L'accent circonflexe sera accepté par l'Académie dès 1740. A partir de la Renaissance et de la généralisation de l'imprimerie, l'orthographe relève de la typographie et donc du métier des imprimeurs qui définissent les normes de lisibilité.

La normalisation de l'orthographe actuelle est donc en grande partie issue du travail des imprimeurs, ce qui a fait dire à une spécialiste, Nina Catach, que l'orthographe était une "orthotypographie". Aux imprimeurs, on doit notamment les accents, importés du grec, langue de référence des Humanistes : "la réforme, toujours, sera du côté des machines" affirme Bernard Cerquiglini. Les imprimeurs contribuent à la lisibilité du français, à l'esthétique de l'alphabet et de la page (les lettres s'inscrivent dans un carré selon les diagonales, modèles établis par Dürer et Leonard de Vinci), à la ponctuation. Sans doute serait-il fécond de confronter ces observations avec l'écriture du chinois et à son évolution.
Les imprimeurs créent des "habitudes oculaires", ils contribuent à la linéarisation de notre culture, à la formation de notre "vision du monde", comme l'a montré Panofsky (habitus visuel), à son alphabétisation ("abcedmindedness", diront Joyce puis M. McLuhan). La logique visuelle du corps lecteur l'emporte ainsi sur l'envie toute théorique de calquer l'écrit sur l'oral, le besoin de stabilité pour former les habitudes perceptives (pédagogie, standardisation) l'emporte sur la variabilité de l'oral et la parole : la phonocentrisme est un contre-sens médiatique.
A leur tour, les "machines" du numérique ne manqueront pas d'affecter l'orthographe et la culture visuelle qu'elle inculque.

Références
  • Nina Catach, L'Orthographe française à l'époque de la Renaissance : Auteurs, imprimeurs, ateliers d'imprimerie, Genève, Droz, 1968, 495 p. 
  • Bernard Cerquiglini, L'accent du souvenir, Paris, 1995, Editions de Minuit, Bibliogr., 167 p.
  • Constantin Milsky, Préparation de la réforme de l'écriture en République populaire de Chine - 1949-1954, Editions Mouton & Co, Paris, 1974, 506 p, Bibliogr.
  • Orthographe : de la dictée aux moteurs de recherche

jeudi 21 février 2013

Charlie Chaplin, Walt Disney vus par S. M. Eisenstein

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Serguei Eisenstein, Walt Disney, Circé Poche, 2013, 119 p., 7,5 €
Serguei Eisenstein, Charlie Chaplin, Circé Poche, 2013, 96 p., 6,2 €

Le cinéaste soviétique, théoricien du montage, réalisateur du cuirassé Potemkine (1925), d'Alexandre Newski (1938) et d'Ivan le Terrible (1940) rencontra le cinéma américain sur ses terres, en Californie. Peu connus, ces textes, inédits en français, enrichissent notre connaissance de S. M. Eisenstein et du cinéma soviétique. Ils renvoient au séjour du cinéaste aux Etats-Unis en 1930. Il espérait y porter à l'écran, avec Paramount, le roman de Dreiser, "An American Tragedy". Le projet n'a pas abouti.

Les deux livres illustrent la curiosité et la culture éclectiques d'Eisenstein. On y perçoit aussi à tout moment les contraintes qu'imposait alors la rhétorique soviétique et stalinienne du réalisme socialiste. Et la difficulté pour les créateurs d'innover dans l'univers stalinienne. Exercice risqué que beaucoup ont payé de leur vie : Maïakovski, Mandelstam, Babel...

L'expression de l'admiration de Eisenstein pour les prouesses techniques et l'inventivité cinématographique de Walt Disney est, bien sûr, contrebalancée par un discours obligé de dénonciation des maux du capitalisme. Ce discours parfois ne manque pas de poésie. "Disney, c'est une admirable berceuse - Lullaby - pour les malheureux et les infortunés, les offensés et les dépossédés" ; et d'évoquer l'industrie fordienne, que dénoncera Chaplin dans Les Temps modernes, ou le monde du mineur Stakhanov...). Disney, "opium du peuple... soupir de la créature opprimée, âme d'un monde sans coeur" : paraphrase convenue de Marx. Mais, malgré tout, ajoute Eisenstein, le charme de Disney opère (Marx évoquait le "charme éternel de l'art grec"). Quelle est la méthode Disney ? Elle est faite de révolte contre "le carcan de la logique", elle s'inspire des fables, de la mythologie, du folklore ; elle est faite aussi de la "littéralisation de la métaphore"... Eisenstein décortique méticuleusement les traits caractéristiques de cette méthode pour conclure : "l'oeuvre de Walt Disney est celle qui surpasse toutes les autres que j'ai pu connaître".
Dans ces textes à propos de Disney, grâce aux notes abondantes de ce volume, se révèle le cheminement de la réflexion et du travail d'Eisenstein, puisant dans la littérature internationale, dans le théâtre, l'opéra aussi (Wagner). Rapprochant Disney et Ovide, il lui semble que "certaines des pages d'Ovide ont l'air d'être des transcriptions de courts métrages de Disney"). On est loin du réalisme socialiste.
De Chaplin, Eisenstein aime tout, Le Dictateur, Les Temps modernes, La Ruée vers l'or, etc. Manifestement, il sait son Chaplin par coeur.
Eisenstein cherche à comprendre la vision, la perception du monde par Chaplin, son originalité : "Comment est placé l'oeil - en l'occurence, l'oeil de la pensée; comment regarde cet oeil...". Chaplin, lui semble-t-il, voit et regarde le monde avec des yeux d'enfant : "c'est l'apanage du génie". On pense à Dziga Vertov, à Lev Koulechov. Le texte de Eisenstein est émaillé des inévitables éloges de l'Etat soviétique... L'effet en est presque comique.
Pour Chaplin comme pour Walt Disney, l'admiration d'Eisenstein est absolue ; son texte frôle sans cesse les limites de l'acceptable pour la censure soviétique.

vendredi 8 février 2013

Les mémoires de son père

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Zysla Belliat-Morgensztern, La Photographie. Pithiviers 1941. La mémoire de mon père, Paris, L'Harmattan, 137 p., 2012, 14,5 €

Zysla est une figure du travail publicitaire en France. Clients annonceurs, chercheurs, collègues connaissent sa présence courtoise et cordiale aux avant-postes du marché. Matheuse incorrigible, elle voudrait que toute action publicitaire s'appuie sur une "science rigoureuse".
Armand. Tout le monde connaît Armand. Figure tutélaire du médiaplanning en France, on lui doit le fameux bêta de mémorisation, qui porte son nom. Pédagogue lumineux, décourageant de simplicité, nous sommes nombreux à lui avoir demandé de l'aide pour un problème difficile dont il se saisit alors avec une gourmandise espiègle.

Dans ce livre inattendu en forme de biographie, Zysla évoque l'enfance d'Armand, son père. C'est aussi un essai sur la mémoire, sur l'oubli, sur la perception des événements du monde par les enfants, sur la difficulté de rendre compte, de témoigner.
Le point de départ du livre est une photo, et une photo dans la photo. A partir de là, commence l'histoire de quelques années d'une enfance mutilée par l'absence omniprésente des parents, déportés, assassinés. Biographie, roman, mosaïque de faits, de dates et d'émotions. Une histoire d'enfants, de quignons de pain, de clandestinité, de copains, de peurs, de Justes aussi.
Cette histoire singulière raconte l'Histoire universelle vécue par un enfant. Il y est question de gestes qui n'ont l'air de rien quand la petite bureaucratie tranquille de l'inhumanité s'active, si bien dressée : arrestation, fichage, rafle, déportation, tout cela a tellement l'air acceptable. Acceptabilité normale, redoutablement efficace de normalité. Des gestes s'enchaînent qui, sans en avoir l'air, funestement trompeurs, conduisent des gens, des enfants, du camp de Drancy aux crêmatoires d'Auschwitz, "camp d'extermination" : la police française obéit comme obéissent les soldats allemands de l'armée d'occupation... La désobéissance de quelques uns a sauvé Armand, l'acceptation leur avait paru inacceptable. N'obéissez jamais ! 

Par delà beaucoup de tendresse retenue, le livre de Zysla Belliat-Morgensztern énonce simplement, raconte sans exclamations et se garde bien d'être édifiante ("Qu'aurais-je fait..."). Pas de manichéisme. Justesse et justice, son ouvrage tisse les mots de son père, qu'elle rapporte méticuleusement, et sa propre expérience d'enfant. Ce "récit à deux voix" sonne toujours juste et l'émotion retentit longtemps encore après la lecture.


N.B. Sur l'histoire et la notion de témoignage, le livre d'Annette Wieviorka, L'ère du témoin, Paris, 2013, Fayard Pluriel, 190 p.
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mercredi 6 février 2013

Aux origines de la culture numérique : Neuman, Turing et Leibnitz

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Georges Dyson, Turing's Cathedral. The Origins of the Digital Universe, 2012, Pantheon Books, New York, 432 p. Index, Illustrations

Voici un livre d'historien des sciences et des techniques. Il concerne la période qui va des années 1940 à 1950. Cette époque est marquée aux Etats-Unis par deux programmes scientifiques indissociables, la construction de bombes atomiques et la construction d'ordinateurs puissants.
Le programme nucléaire aboutit à la capitulation du Japon ; il se poursuit durant la Guerre Froide. Les ordinateurs sont indispensables au programme nucléaire, lequel finance le programme informatique développé à l'Institute for Advanced Study (IAS, Princeton).

Plusieurs points peuvent être retenus de cet excellent travail d'historien.
  • Tout d'abord, la liberté de la recherche et de l'innovation permise par le mode de financement. Paradoxalement, le financement par l'Etat américain affranchit le travail des chercheurs des contraintes imposées habituellement par l'industrie et ses actionnaires mais aussi par la bureaucratie universitaire. L'IAS a ainsi constitué durant ces années un refuge favorable à la recherche, à l'abri des réunions et des comités stériles que secrètent les universités et les entreprises. 
  • Tout au long de l'ouvrage, l'auteur souligne l'aveuglement des organisations universitaires en proie au carriérisme, au formalisme et à la bureaucratie, leur difficulté à transcender les disciplines universitaires qui divisent et séparent le travail intellectuel en silos alors qu'il faut tant d'indiscipline et d'interdisciplinarité pour innover (cf. l'opposition entre castes, celle des ingénieurs et celle des mathématiciens, par exemple). Le mélange disciplinaire est stimulant et fécond : libre, n'ayant de contrainte que la nécessité de réussir, John von Neuman a pu réunir à l'IAS des talents provenant de toute l'Europe, de toutes les disciplines : Turing, Gödel, Zworykin, Barricelli, Veblen (Oskar), Fermi, Mandelbrot, Ulam, etc. A Princeton, ces savants bénéficient d'excellentes conditions de travail : priorité absolue est donnée à la recherche (il faut gagner la guerre). On pense à l'abbaye de Thélème ou, non sans appréhension, au Googleplex, à la culture professionnelle de Facebook...
  • Cette période voit émerger ce qui sous-tend désormais l'économie numérique : les ordinateurs, l'intelligence artificielle (Turing préférait dire "mechanical intelligence"), l'algorithmique, les réseaux neuronaux, etc. Chaque chapitre est éclairé de manière rétrospective par notre présent : les allusions et références à Google, au smartphone, par exemple, sont fréquentes. L'auteur entretisse avec plaisir, et talent, les portraits, les anecdotes, les citations et les illustrations. L'interaction des spécialités scientifiques, même et surtout les plus abstraites, comme les mathématiques et la logique, n'est jamais désincarnée. 
  • L'histoire non scientifique pèse lourd dans le développement des sciences, jamais autonomes : l'émigration européenne pour fuir l'hégémonie nazie, la demande militaire, qu'il s'agisse de mettre en place des armements ou de déchiffrer les communications de l'ennemi (Enigma) ont joué un rôle essentiel dans l'émergence du numérique.

N.B. L'index détaillé est efficace, surtout lorsque l'on utilise l'édition numérique du livre (hyperliens).
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