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dimanche 16 mars 2025

Les Juifs de Belleville, roman réaliste de l'après guerre

 Benjamin Schlevin, Les Juifs de Belleville,  Paris, traduit du yiddish par Batia Baum et Joseph Strasburger, Paris Perdu L'échappée, 549p. 

La traduction est nouvelle et cette édition apporte des éléments importants permettant de bien comprendre l'ouvrage. Le livre s'accompagne d'une préface du traducteur, Joseph Strasburg, et en fin d'ouvrage, d'un lexique, et, de textes éclairant le roman, textes d'excellente qualité établis par Denis Eckert : d'abord un "Lexique" (les mots du français technique et les mots de provenance étrangère, polonais, allemand surtout), puis les "Notes au fil du texte", suivi par "Les juifs de Belleville entre fiction et témoignage", "La réception du roman par la critique littéraire yiddish - 1948", "Schlevin, une biographie (1913-1981) et, pour finir, une "Bibliographie de l'édition critique". Au total, plus de 70 pages qui permettent une lecture juste et commode du livre, avant de commencer la lecture, pendant et après.

L'auteur, Benjamin Schlevin (Benjamin Szejnman), a été scolarisé en yiddish ; il sera élève de l'école normale d'instituteurs de Vilnius avant d'émigrer en France en 1934. Linotypiste dans le presse communiste, engagé en 1939, fait prisonnier, il est libéré par les Américains et revient à Paris. Sympathisant communiste, il s'éloigne du PCF dans les années 1950 alors que l'on assassine en Union soviétique de nombreuses personnalités juives.

La précédente traduction des Juifs de Belleville était médiocre, raccourcie, souvent fausse ; cette édition reprend le travail et nous donne une traduction complète, intégrale. Voici donc la nouvelle traduction d'un roman important de l'immédiat après-guerre, publié en yiddish en 1948. A la lecture, on ne s'ennuie jamais ; la vie des immigrés Juifs d'avant-guerre dans ce quartier de Paris y est décrite minutieusement. Le livre raconte, dans le détail souvent, la vie de la population des ouvriers et des petits artisans, venus de l'Europe de l'Est après le conflit de 1914-1918 et la révolution en Russie. C'est un roman social, réaliste, l'auteur admirait Balzac (dont il avait traduit La Cousine Bette en yiddish). Les Juifs de Belleville constituent un roman réaliste certes, même s'il invente quelques fois des situations et des événements. Il décrit de manière précise les conditions de vie et de travail des ouvriers et ouvrières récemment immigrés ; l'auteur, lui même fils de bourrelier, connaît la plupart de ces métiers, notamment ceux qui concernent le travail du cuir. Le dernier tiers du roman se déroule loin de Belleville et décrit la vie des volontaires engagés en 1939 et s'achève par leur séjour comme prisonniers de guerre dans un stalag.

Le livre met en évidence la langue de ces ouvriers et ouvrières immigrés, Français qui trouvent progressivement leur place dans la vie parisienne, vie tellement difficile. Voici un très beau livre, et le résultat d'un remarquable travail de traducteurs et d'éditeurs.

samedi 25 avril 2020

Kafka : Prague, ville source


Harald Salfellner, Franz Kafka und Prag. Ein literarischer Wegweiser, 120 Seiten, 9,9 €

Marek Nekula, Franz Kafka and his Prague contexts : Studies in Languages and Literature, translated from Czech, Karolinum Press, 242 p., Index,  2016.

Deux livres achetés lors d'un bref séjour, à Prague, dans le quartier des synagogues. Prague où l'on ne parle plus guère l'allemand. Et pourtant Prague, reste toujours un peu la ville de Kafka, la ville où il est né le 3 juillet 1883. Deux ouvrages peuvent guider les touristes quelque peu curieux.

Le premier livre est un guide littéraire ("ein literarischer Wegweiser") dans la Prague de Kafka. Très utile biographie de la ville de Kafka puisque, comme il le disait, nous vivons encore dans "la vielle ville juive malsaine" ("die ungesunde alte Judenstadt") qui est "en nous beaucoup plus réelle que la nouvelle ville hygiénique autour de nous". Le livre raconte d'abord l'installation multiple de la famille Kafka à Prague, ses déménagements successifs, et le travail (la famille est "sans cesse dans les affaires", "immerfort im Geschäft"), sans compter les six naissances (Franz est l'aîné). 
A Prague, Franz Kafka va à l'école primaire, puis au lycée et à l'université où il s'inscrit en droit. A la fin de ses études, il sera déclaré Docteur en droit, en juin 1906.
Le livre nous promène ensuite dans les différents quartiers de Prague : où l'on visite les cafés, le marché, les synagogues, les rues, le tribunal où Kafka fera ses classes et qui inspirera sans doute les décors du Procès. Puis les assurances, et l'entreprise où il travaillera durant l'essentiel de sa vie professionnelle et où il fera carrière ("Arbeiter Unfall Versicherungs Anstalt"). Enfin, au cimetière, la tombe de Franz Kafka et de ses parents (les trois soeurs cadettes seront assassinées en camp de concentration, à Auschwitz).

L'ouvrage de Marek Nekula est un ouvrage académique, sérieux et très rigoureux. L'auteur se livre à un exercice méticuleux, abondamment annoté : il lui faut prouver son point de vue, contre une histoire malfaisante, stalinienne. La défense de Kafka contre la censure soviétique est finalement simple : "For us in Czechoslovakia he means more. He was born in Prague; his entire life and his entire oeuvre are bound up with our capital city and our land... Memories and stories of  Kafka in which truth and fiction are intertwined circulate amongst the simple people of Prague's old town. His work contains the imprint of our worries". Kafka, c'est donc Prague. Et il faut le localiser. Bien sûr, cette localisation est en partie le contexte religieux.
Mais, la localisation, ce sont aussi les langues qui lui étaient familières et qui le délocalisent sur place. Marek Nekula en dresse un inventaire précis : latin et grec durant huit années à raison de cinq à huit heures par semaine au lycée, français (quatre années, deux heures par semaine). Kafka lit le français couramment. L'italien il l'a appris pour son travail, comme l'anglais et l'espagnol. Kafka connaît aussi l'hébreu qu'il pouvait lire et écrire, il connaît bien sûr le yiddish qu'il possédait parfaitement. Enfin, Kafka parle l'allemand et le tchèque, langues apprises toutes deux à l'école et qu'il parle en famille, langues maternelles en quelque sorte. Au total, c'est une dizaine de langues, plus ou moins bien maîtrisées, qui vont constituer son capital linguistique, dont il tire profit, à différents moments de sa vie, professionnelle et personnelle.

L'allemand est sa langue maternelle, la langue de la famille. Le verbe mauscheln (magouiller, traficoter) fera d'ailleurs dans le livre de l'objet de Marek Nekula d'un chapitre entier ; car, pour les anti-sémites, le verbe servait à dénigrer la manière de parler allemand des Juifs.
La formation tchèque de Kafka est étudiée en détails, de l'école qu'il a fréquentée à ses lectures multiples, à son contexte littéraire.
Et enfin, on retrouve Kafka dans Prague la ville qu'il lit couramment. Beau travail, enquêtes bien conduites. On sent que l'auteur veut réhabiliter Kafka dans sa ville, sérieusement.

Cet ouvrage remet Kafka, enfant de Prague, dans son unique contexte. Enfant de Prague d'abord, de ses rues et de ses monuments, qu'il connaît comme le dos de sa main, jusque par en-dessous les ponts de la ville où il dériva en barque. L'auteur est convaincant, le livre est précis. Voici un beau livre pour la biographie intellectuelle de Kafka. On lira mieux Kafka après l'avoir refermé, prêt à chercher à mieux comprendre Kafka, "sa tendresse presque incroyable et sa sophistication intellectuelle presque macabre et sans compromis" (Milena Jesenská).

dimanche 22 mars 2020

Franz Kafka et le procès de son héritage



Benjamin Balint, Le dernier procès de Kafka. Le sionisme et l'héritage de la diaspora, Paris, 2020, La Découverte, traduit de l'anglais par Philippe Pignarre, 320 p., Bibliogr., Index

Voici un fort beau livre consacré à l'héritage littéraire de Kafka. Mais pas seulement, car c'est également et surtout une biographie. D'abord, le livre est habilement construit, faisant alterner avec les années strictement Kafka et Brod avec les pensées de Eva Hoffe, héritière de sa mère qui avait hérité des manuscrits de Franz Kafka que lui avaient transmis Max Brod qui les a sauvés de la disparition qu'avait souhaitée, exigée, en mourant, Kafka. Presque un siècle après donc. Max Brod, que l'auteur décrit joyeux, extraverti, "débordant d'énergie et de joie de vivre, irradiait de vitalité": c'était l'ami de Kafka. Max Brod était pianiste et compositeur, grand amateur de femmes, écrivain prolifique. Franz Kafka, lui, était tout à l'opposé : il n'aimait guère la musique et eut, toute sa vie durant, des relations pour le moins compliquée avec les femmes. Et il publia bien peu de son vivant. L'auteur conclut : l'amitié de Brod et de Kafka fut "une osmose littéraire entre deux personnes que tout opposait".

Une fois Kafka mort, à quarante ans, Max Brod, se garde bien de lui obéir : au contraire, il s'empare des oeuvres de Kafka et fait de son mieux pour en publier des morceaux. Mais qui en devient le propriétaire, une fois Max Brod mort ? C'est la question que posent cet ouvrage... et le tribunal de Jérusalem. Et le lecteur est promené, allant de la vie affectueuse de Kafka et de Brod aux errements respectueux de leurs héritières.
Car l'auteur sait brillamment alterner les événements de notre siècle et ceux du siècle de Kafka qui est mort en juin 1924 avant que le nazisme ne s'impose en Allemagne tandis que ses trois soeurs, elles, mourront, assassinées par les nazis. Le livre nous fait suivre Franz Kafka et ses amitiés, et ses amours. D'abord Max Brod, écrivain tchèque (mort en 1968) qui émigrera en Israël. Ensuite Eva Hoffe (elle joue de son nom en allemand, ich hoffe = j'espère) - qui habite avec ses nombreux chats Rue Spinoza à Tel-Aviv ! - n'est jamais allée en Allemagne ("Pardonner était impossible") ; elle défendra, en vain, son point de vue, pas très clair, quant à l'oeuvre de Franz Kafka devant la Cour Suprême israélienne.
Comment Israël peut-il hériter de Kafka ? C'est une question sous-jacente : mais si ce n'était pas Israël, qui alors en hériterait ? L'Allemagne ? Pourquoi ? Pour la langue ? Dans le livre de Benjamin Balint, on voit Kafka apprendre l'hébreu qu'il parle bien, avec application, et, d'ailleurs, il continua d'apprendre l'hébreu toute sa vie d'adulte ("qu'est-ce que l'hébreu sinon des nouvelles de loin"). De si loin qu'il en parlait sans cesse, sans jamais oser prendre la décision de faire enfin le voyage vers Israël... La République tchèque et Prague qui a aujourd'hui gardé un quartier avec ses synagogues, quartier pour touristes surtout, et où l'on ne parle plus l'allemand ? Alors Israël qui n'est pas très germanophone, certes, mais qui ne trahira pas Kafka. La Cour Suprême tranchera.

La traduction du livre est excellente et rend parfaitement le texte d'origine. Les notes sont bienvenues tout comme les mots dans leur langue d'origine donnés dans le texte avec leur traduction. Le livre, à la fois documentaire (juridique, le procès) et avec ses notations biographiques tellement bien vues, donne envie de lire et de relire Kafka, d'apprendre l'hébreu, l'allemand... Kafka lui-même aurait pu inventer l'incroyable histoire de ses manuscrits.



vendredi 9 août 2019

Un grand classique en yiddish


H. Leivick, Dans les bagnes du tsar, récit traduit du yiddish par Rachel Ertel, Paris, 2019, L'antilope, 507 p. Préface de Rachel Ertel. Ouvrage.

Cet ouvrage, publié en 1958, est écrit cinquante ans après les événements qu'il raconte, la mise au bagne d'un jeune homme qui s'achève sur le bateau-prison qui l'amène sur la Léna, en Sibérie. Ouvrage testamentaire, estime la traductrice et éminente spécialiste de la littérature yiddish, Rachel Ertel, ouvrage qui mélange différents types de souvenirs.
L'auteur est un des créateurs majeurs de la poésie yiddish. Né en 1888 dans une famille pauvre de Biélorussie, il réussit à suivre un parcours religieux jusqu'à une yeshiva (école talmudique juive) de Minsk qu'il quitte pour devenir militant du Bund (parti socialiste juif), au cours de la première révolution russe, en 1905. Arrêté, jugé, il est condamné à six ans de travaux forcés et à la perpétuité "dans les bagnes du tsar". D'où le titre du livre.

L'ouvrage est publié très tard, sous la forme d'un récit autobiographique, à la fin de la vie de H. Leivick (Leivick Halpern). On ne sait pas précisément d'où vient cet ouvrage qui mêle des événements vécus par l'auteur à des événements peut-être imaginaires. L'auteur meurt 74 ans plus tard, à New York où il a vécu depuis son arrivée comme immigrant, en 1913.

 L'ouvrage commence par une entrée dans les ténèbres de la prison où le héros est puni, se poursuit par un passage à l'hôpital de la prison où est soigné son typhus, il s'achève par la descente de la Léna, l'un des longs fleuves qui traversent la Sibérie où les prisonniers sont, ensuite, assignés à résidence. Le livre fait alterner de longs dialogues avec des événements courants de la vie passée, du heder (école élémentaire juive) au déplacement le long de la Léna. Ces dialogues constituent la richesse du livre. L'ouvrage se veut une réflexion philosophique continue où les événements ne sont que le prétexte à des constats moraux élémentaires sur la vie dans ces camps.
L'ouvrage, réaliste, est écrit - et traduit - avec beaucoup d'élégance, et il se lit comme un policier. Beau travail, et superbe traduction.

mardi 11 juin 2019

Romain Gary, écrivain indompté


Maxime Decout, Album Romain Gary, Paris Gallimard, 243 p., Index

Le voilà en Pléiade, enfin. 1914 -1980.
Il lui aura fallu près de quarante années après son décès.
Le petit garçon de Vilnius, ville autrefois pieuse de Lituanie, ne cessera pas d'aller de par le monde pour finir en France, où "la nuit sera calme". Heureuse promesse !
Ce roman est donc une biographie de Roman Kacew ; elle nous conduit, lecteurs mal à l'aise, de l'enfance de Romain Gary à son suicide, fin 1980. Entre temps, que de livres, que d'essais... Né dans l'empire russe, sous le nom de רומן קצב (en yiddish) ou Рома́н Ле́йбович Ка́цев, Roman Leibovich Katsev, en russe.

Poète francophile : "regardez un pays que vous ne connaissez pas dans les yeux de votre mère, apprenez-le dans son sourire et dans sa voix émerveillée". Il est né le 8 mai 1914.
A vingt et un ans, Roman Kacew deviendra citoyen français. Il intègre alors l'Ecole de l'Air de Salon-de-Provence et fuit immédiatement une France pétainiste et collaboratrice pour la Résistance gaullienne ; cela se terminera par Education européenne, en1945. De là, il intègre le Quai d'Orsay puis le Conseil de Sécurité des Nations Unies (New York), institution hélas "dévorée par le cancer nationaliste" ; de là, encore, il occupe le poste de consul général de France à Los Angeles où il fréquente le tout-Hollywood et rencontre Jean Seberg.
Il reçoit le prix Goncourt pour Les Racines du ciel en décembre 1956.

En 1958, Romain Gary reprend du service pour le Général de Gaulle puis il écrit un roman en anglais, Lady L. Auto traduction ? En 1960, Romain Gary publie Promesse de l'aube, récit autobiographique où l'on comprend que le personnage de sa mère est central : "Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tiendra jamais" : la vie ne sera plus dès lors que désenchantements... Jean Seberg prendra la place. Viennent alors les trois romans du cycle Frère Océan : Pour Sganarelle, La Danse de Gengis Cohn et La Tète coupable. La situation avec Jean Seberg se complique, et ils divorcent.
1974, année clef : sous les noms de Romain Gary, de François Bondy, de Shatan Bogat et de Emile Ajar paraissent quatre ouvrages du même auteur. Enfin, le 17 novembre 1975, La Vie devant soi se voit à nouveau attribuer le prix Goncourt, près de vingt ans après Les Racines du ciel.
Et Romain Gary décide de mourir, le 2 décembre 1980, il y aura bientôt quarante ans.

Le livre raconte les vies de Romain Gary. On s'y perd, d'ailleurs. Tellement d'engagements, de gags, d'activités, d'échecs, et de réussites : mais on ne saurait gagner à tous les jeux, il faut savoir perdre, aussi. Ce livre est un mode d'emploi : comment devenir autre, sans changer vraiment.
"Tous mes livres sont nourris de ce siècle jusqu'à la rage", prévient-il.

jeudi 5 mars 2015

Quelles langues nous parlent ?


D'autres langues que la mienne, sous la direction de Michel Zink, Paris, Editions Odile Jacob, 2014, 286 p., 23,9 €

Voici 13 contributions issues d'un colloque, présentées par Michel Zink. Le point commun de ces textes est le plurilinguisme de qui écrit dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle. Si l'on apprend sa langue maternelle sans le savoir, sans trop d'effort, naturellement, au contact des proches, les autres langues, langues des autres, sont apprises après la langue maternelle, à l'aide de la langue maternelle, dans des conditions plus ou moins scolaires, artificielles, au terme d'un effort constant pour ne pas les oublier.
Claudine Haroche évoque le cas du romancier Aharon Appelfed. L'allemand, sa langue maternelle, est devenue, avec le nazisme la langue des assassins de ses parents ; il apprend l'hébreu en Israël où il a émigré. "La langue maternelle, tu ne l'apprends pas, elle coule", note-t-il ; pourtant, il y renonce et l'hébreu, au terme d'un difficile apprentissage, deviendra sa nouvelle "langue maternelle", mais vulnérable, "une langue que j'ai peur de perdre"...
Paul Celan (1920-1970), a l'allemand pour langue maternelle ; ses parents aussi ont été assassinés par les nazis, mais pourtant il écrit sa poésie en allemand. Paul Celan quitte Czernowitz (Roumanie / Ukraine), émigre et travaille en France après avoir parlé roumain dans son enfance et étudié le russe. Sa poésie s'efforce de dénazifier la langue allemande devenue totalitaire au service du IIIème Reich ("LTI", expliquera Victor Klemperer). L'antisémitisme, endémique, avait depuis longtemps préparé le terrain langagier du nazisme, en Autriche-Hongrie comme en Allemagne : l'altération de la langue fut un long procès exacerbé finalement par les nazis (cf. le travail prémonitoire de Karl Kraus sur la langue allemande).

La contribution de Jacques Le Rider évoque trois auteurs évoluant dans des configurations  interculturelles complexes, liées au judaïsme dans la Mitteleuropa, au tournant du XXème siècle. D'abord, Fritz Mauthner, romancier, journaliste et linguiste qui, à Prague, parle allemand en famille, tchèque à l'école et yiddish ailleurs. Il se considère privé à jamais de langue maternelle, la langue familiale lui semblant un allemand artificiel, sans racine ("langue de papier").
Le cas de Franz Kafka est différent. À Prague, on parle allemand et tchèque. Selon la loi, la nationalité est déterminée par la langue : Franz Kafka se déclare de langue allemande alors que sa famille parle tchèque. En fait, il travaille en tchèque, écrit en allemand. Sa langue maternelle (Muttersprache) n'est pas l'allemand classique mais un Allemand de Bohème mêlé de yiddish. En revanche, son allemand littéraire est dépouillé "jusqu'aux limites de la froideur", observe Hannah Arendt. Le troisième cas est celui de Elias Canetti ; il parle le judéo-espagnol (ladino) en famille, apprend l'anglais et le français à l'école (à Manchester) puis, enfin, l'allemand à huit ans avec sa mère, allemand qui deviendra pour lui la langue du lien à la mère (Mutterbindung). Ensuite, il apprend l'hébreu avec son grand-père...

Dans "La langue qu'on fait sienne : le latin au Moyen Âge", Pascale Bourgain évoque la situation langagière courante pendant le Moyen Âge et la Renaissance qui voient coexister langues vulgaires et latin. Le latin n'est pourtant pas alors une langue étrangère, c'est la langue du pouvoir, de la religion dominante, la langue des "travailleurs intellectuels", des étudiants, médecins, juristes, "gens à latin", selon Molière. Le latin est "langue savante", dit Pascale Bourgain mais n'est plus, ou rarement, langue maternelle. Montaigne ?
Karlheinz Stierle dans la même optique traite des langues de Pétrarque (XIVème siècle), le toscan populaire du Canzionere, le provençal, le latin.
Ces analyses peuvent permettre d'analyser la situation de l'anglais en Europe aujourd'hui, utilisé en situation professionnelle comme le fut le latin. Cet anglais professionnel (koiné scientifique, commerciale) est différent de l'anglais langue maternelle ; dépouillé, simplifié, tant à l'oral qu'à l'écrit, tant dans ses aspects lexicaux que syntaxiques, il s'impose de plus en plus dans les situations d'enseignement supérieur et de recherche. La situation professionnelle des anglophones ne ressemble-t-elle pas à celle des italianophones quand le latin était langue dominante (Dante, Pétrarque) : ils parlaient latin aisément, certes, mais avec un accent toscan. Et le latin se substituait nécessairement à la langue maternelle quand le discours "avait un certain degré d'intellectualité", note Pascale Bourgain : ne faudra-t-il pas que Descartes fasse traduire en latin le Discours de la méthode (1637) pour lui donner une portée internationale ?

Marc Fumaroli décrit minutieusement le plurilinguisme de Paris lorsque, au XVIIIème siècle, l'Europe parlait français ("Quand l'Europe parlait français, Paris était polyglotte") : Paris, cosmopolite, parlait toscan, castillan, les traductions étaient diverses et nombreuses... Et l'auteur de conseiller : "Concentrez-vous sur l'enseignement du français et de ses classiques, soutenez et réveillez, si besoin est, sa vocation traditionnelle de langue de traduction [...] il y a de nos jours pénurie d'esprit et de savoir-vivre, noyés dans la communication massive." Marc Fumaroli fait l'éloge des médias à l'âge classique : "A la lecture des livres, s'ajoutent à Paris celle des journaux et des brochures, dont la rue est la quotidienne corne d'abondance, la fréquentation assidue des cafés, la promenade dans les jardins publics et sur les boulevards, les emplettes dans les boutiques à la mode".

Jean-Noël Robert expose un "dialogue au pinceau" tenu en chinois entre un Coréen et un Japonais dont la langue commune de communication est le chinois écrit. Antoine Compagnon traite de la langue familiale dans l'œuvre de Marcel Proust, du rôle des affleurements complices de yiddish dans les conversations des personnages de la Recherche.

Ce ne sont pas là toutes les contributions : il y a un texte sur les mathématiques et le langage, des textes sur la poésie, etc. Beau travail qui conduit à la confrontation de points de vue distants : l'ouvrage vaut pour chacun de ses chapitres mais aussi pour cette confrontation qui exige une lecture croisée.

Les langues sont-elles des destins demandions nous à propos de The Writer as a migrant ? Reposer la question avec les exemples de Vladimir Nabokov, passant du russe à l'anglais, de Joseph Conrad du polonais à l'anglais, de Lin Yutang, sinophone écrivant en anglais ; évoquer aussi Elsa Triolet qui, romancière russophone bilingue, écrivant en français, se demande si elle a un "bi-destin ou un demi-destin") ; Emmanuel Levinas qui, enfant, parlait russe en famille, écrira et enseignera en français, traduira Husserl (allemand) en français ; Matteo Ricci italien qui écrivit en chinois ; Hannah Arendt, germanophone, écrivant et enseignant en anglais aux Etats-Unis...
Tous ces exemples "d'autres langues que la mienne" témoignent que la dichotomie langue maternelle / langue étrangère est insuffisante pour rendre compte de la diversité des situations langagières et des productions culturelles qui en sont issues. Une troisième catégorie est peut-être à promouvoir, celle des langues professionnelles, comme le latin ou l'anglais, devenus pour beaucoup, langue maternelles de personne sans être des langues étrangères. La langue est indiscutablement le premier des médias.

Références

Elsa Triolet, La mise en mots, Paris, Skira, 1969

MediaMediorum, Langage totalitaire

Viktor Klemperer, LTI Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1975, Reclam. Publié en français LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996

Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Traduit de l'allemand par G. Peiffer et E. Levinas, Vrin, 1947

jeudi 10 octobre 2013

Médias de la Bible

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Pierre Monat, Histoire profane de la Bible. Origines, transmission et rayonnement du Livre saint, Paris, Perrrin, 304 p., Bibliogr. 22 €

Cet ouvrage n'a pas d'ambition religieuse : il vise essentiellement l'histoire d'un ensemble de textes rassemblés diversement, à diverses époques, sous le nom de Bible. TaNaK, Ancien Testament, Nouveau Testament, Pentatheuque... De quel(s) texte(s) s'agit-il lorqu'il est question de la Bible ? Derrière ce terme unique se cachent des œuvres différentes variant selon les contenus réunis, les langues d'origine, les époques, les traductions... L'ambition de Pierre Monat est d'exposer et expliquer ces différences. L'enjeu des variations observées est souvent d'ordre confessionnel mais aussi profane : les textes qui forment les "Bibles" nourrissent depuis des siècles les cultures occidentales, religieuses, certes, mais laïques aussi : elles constituent un ensemble commun de références partagées, d'images, de sentences, de formules, de proverbes, de maximes, etc. Car tout le monde pense et s'exprime avec ou contre la Bible, souvent sans le savoir.

"De quelle Bible parlons-nous", demande d'emblée l'auteur. Ajoutons : quelle bible lisons-nous ? La fameuse Septante (traduction de l'hébreu en grec, Alexandrie, vers 260 avant J-C), la Bible d'Erasme (grec et latin, 1516), celle de Lefèvre d'Etaple en français (1523), la Bible de Luther (1545) dont on dit qu'elle a formé la langue allemande, la Vulgate traduite de l'hébreu (veritas hebraica) et du grec en latin, par Jérôme, les "bibles" juives, les bibles chrétiennes (ancien et nouveau testaments avec les Epîtres de Paul et les Evangiles qui annoncent Jésus) où divergent catholiques, protestants et églises d'Orient avant que ne s'instaure, récent, un relatif œcuménisme. Tout d'abord donc des problèmes de textes... Malgré tout le talent de Pierre Monat, il est bien difficile de ne pas s'y perdre.

Pierre Monat rappelle combien la dimension matérielle de l'édition a été déterminante à chaque étape de la "construction" de la Bible (des bibles). Comme pour tous les textes anciens, le passage de l'oral à l'écrit, du rouleau de papyrus au parchemin (codex), à l'imprimerie, chaque étape technologique affecte le texte. Le travail des copistes, des correcteurs, le travail des traducteurs au fur et à mesure du passage de l'hébreu et du grec puis aux langues modernes, affectent également le texte. De plus, l'élaboration des textes bibliques a été scandée par la découverte de documents plus anciens, de références plus sûres (cf. les rouleaux de Qumrân en hébreu, araméen et grec datant du 3ème siècle avant notre ère), par les mouvements culturels (la Renaissance), par les ingérences politiques des rois, des empereurs et des papes qui prétendaient confisquer un texte à leur convenance.

S'y ajoute la difficulté de déchiffrer des documents calligraphiés en onciale, sans espace entre les mots, avec des abréviations, sans ponctuation. L'imprimerie transformera l'économie et la technologie de la Bible : elle permettra le réalisation de bibles polyglottes (suivant le principe de l'Hexaples d'Origène), l'incorporation de commentaires dans les éditions, puis la multiplication des bibles en langues vernaculaires, longtemps interdites par certaines autorités religieuses : il faut que tout le monde puisse lire la bible, y compris les femmes. Certains traducteurs, comme Henri Meschonic, essaient de dégager la langue de la bible de la gangue accumulée dans des traductions "effaçantes", de la "déshelléniser" voire de la "débondieuser" en collant de plus près à l'hébreu, à son rythme, sa prosodie, et en privilégiant une terminologie laïque.
L'ouvrage de Pierre Monat fait entrevoir la difficulté d'une science des textes bibliques. L'exégèse historico-critique contemporaine redonne de la rigueur à l'élaboration du texte (ecdoticiens, linguistes), elle distingue l'approche historique de l'interprétation théologique et confessionnelle et invite à des lectures toujours inachevées, prudentes et, nécessairement, toujours actuelles. Lire la bible est un art vivant.

Références
Ajoutons quelques références à la bibliographie de Pierre Monat.
  • Die Schrift, 4 volumes, de Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ce n'est pas exactement une traduction : les auteurs ont rendu le texte en allemand ("verdeutscht"), Deutsche BibelGesellschaft, Stuttgart, 1976. Avec un texte de Martin Buber, "Zu einer neuen Verdeutschung der Schrift".
  • Die Tora nach der Übersetzung von Moses Mendelsohn, 2001, Jüdische Verlagsanstalt, Berlin, glossaire et cartes
  • Jacob ben Isaac Achkenazi de Janow, Le Commentaire sur la Torah- Tseenah ureenah, Traduit du yidish par Jean Baumgarten, Paris, Verdier Poche, 1987.
  • Etz Hayim, Torah and commentary, New York, 2001 (bilingue hébreu / anglais). Il existe une édition de "poche" (Travel Size Edition)
  • La Voix de la Thora, commentaire du Pentateuque, textes hébreu et français, par Elie Munk, Paris, 1992, Fondation Samuel et Odette Lévy
  • La Bible, Ancien et Nouveau Testament, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, préface et textes d'introduction établis par Philippe Sellier, Editions Robert Laffont, 1990, Chronologie, cartes, lexique
  • Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Paris, 2017, Belles Lettres
  • Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, et ici ; sur la Septante.
Pour les savants polyglottes, rappelons le site recommandé par Pierre Monat : Lexilogos.

lundi 15 août 2011

Isaac Bashevis Singer et ses illustrateurs

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"Isaac Bashevis Singer and His Artists", exposition à Miami.

Affiche de l'exposition
On se souvient du désappointement d'Alice (au début de Alice's Adventures in Wonderland) lorsqu'elle découvre que sa soeur lit un livre sans images ("and what is the use of a book whithout pictures or conversations?"). Quel rôle jouent les illustrations pour les livres ? Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature (1978), new-yorkais d'origine polonaise, publia en yiddish. Ses ouvrages ont été souvent illustrés, notamment les livres pour enfants, Singer choisissant lui même les illustrateurs. Son oeuvre fut presque entièrement publiée dans la presse, d'abord des titres en yiddish puis en anglais ("second original") et là encore les illustrations ne manqueront pas. Singer a même été publié, entre autres, par les magazines Playboy et Esquire.
Miami, où Singer finira sa vie, consacre une exposition à ses illustrateurs : "Isaac Bashevis Singer and His Artists". L'ensemble des illustrations réunies par cette exposition donne à voir son oeuvre et ses personnages. Un dialogue semble s'être instauré entre les oeuvres écrites et les images d'illustrations, dans les éditions de ses livres et nouvelles mais aussi pour les publications dans la presse. Cette importante oeuvre des illustrateurs est désormais indissociable de l'interprétation de l'oeuvre de Singer et de son imaginaire.
  • Parmi les documents de l'exposition, se trouvent aussi de mnuscules carnets de notes manuscrites de l'écrivain, en yiddish (cf. infra). Ces carnets rappellent combien l'écriture manuscrite reste déterminante dans le mode de production littéraire, dans la préparation et l'élaboration première des textes, le remuement des idées et la mémoire des images. 
  • L'exposition rappelle aussi le rôle majeur tenu par la presse dans la publication de l'oeuvre, fonctionnant comme une première fenêtre de diffusion (sorte de chronologie des médias) et donnant de l'élan aux textes, ajoute des degrés de liberté à l'auteur pour ses négociations avec l'éditeur.
  • La notion d'illustration prend un sens nouveau avec l'illustration musicale telle que la propose Booktrack ("Soundtracks for books"). La lecture, la répartition de la concentration et de l'attention en sont affectées et quelque peu dispersés, invitant à penser le mécanisme de la lecture et plus généralement de la consommation des médias à la fois audios et visuels. 
Dans le Saturday Evening Post, 26 février 1966. Illustration de Des Asmussen.
Carnets de notes de Singer

dimanche 14 mars 2010

Le peuple des livres et l'imprimerie d'ouvrages en yiddish

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Jean Baumgarten, Le peuple des livres. Les ouvrages populaires dans la société ashkénaze 16e-18e siècle, Paris, Albin Michel, 570 p. Bibliogr. Index, 25 €

Les premiers livres imprimés de la culture juive sont d'abord des livres en hébreu, conçus pour les lecteurs savants ; les incunables (ouvrages de l'imprimerie débutante, 15e siècle) sont donc en hébreu. Ensuite, seulement, l'imprimerie touche progressivement les publications en yiddish, langue populaire (comme l'allemand ou le français étaient les langues vulgaires du latin, langue savante).
Analysant le développement de l'impression d'ouvrages en yiddish, Jean Baumgarten expose dans le détail la fabrication de ces ouvrages et, en marche, ce qui se passe quand une culture populaire européenne passe de l'oral à l'écrit. Le travail d'édition réunit de nombreuses collaborations et métiers d'écritures : traductions, compilations d'anthologies, réécritures (à partir de textes originaux en hébreu), adaptations, ajouts de commentaires... Il s'agit certes d'améliorer le texte mais surtout de l'adapter, par des variantes, aux diverses aires de diffusion géographiques européennes, aux divers lectorats. Les imprimeurs pratiquent donc un marketing, plus ou moins tacite, de segmentation et de ciblage.

On y voit à l'oeuvre toutes sortes d'auteurs agrégateurs, copiant des textes, y mêlant leurs propres commentaires. Certains seront accusés de plagiat : Jean Baumgarten évoque la remise en question de la notion d'auteur au profit de celle - non moins confuse - de "passeur" (p. 50). Mais comment dégager l'originalité d'un contenu qui fait l'auctor et le distingue comme tel Des problèmes émergent alors que l'on retrouve avec l'édition sur le Web, problèmes embarrassants, loin d'être réglés par le droit actuel : propriété intellectuelle, droit moral et patrimonial.
Les ouvrages de vulgarisation trouvent leur marché et leurs lecteurs en mettant à la portée de ceux qui sont moins instruits, et notamment les femmes (frume vayber), des textes édifiants pour compléter la parasha de la semaine, à lire pour l'étude pendant shabbat. Textes rendus accessibles à ceux qui ne lisaient pas, ou mal, l'hébreu, aux personnes humbles (gemeyne volk), "culture des pauvres". Jean Baumagarten évoque notemment "Le Commentaire sur la Torah" ("Tseenah Ureenah", "Sortez et regardez") qui a connu 250 éditions depuis sa première publication en Pologne, vers 1610. Cet ouvrage, traduit en français par Jean Baumgarten, est désormais aaccessible en livre de poche (Editions Verdier, 1 000 p., 24,8 €). La préface du traducteur, remarquable, souligne la structure originale de cet ouvrage, structure orale, qui semble un montage hétérogène : l'auteur, prêcheur itinérant (maggid), compose son texte, le découpe et le monte selon le rythme hebdomadaire de la parasha.
Circulation dans toute l'Europe de la main d'oeuvre compétente, éditions au format de poche, plus commodes pour les pauvres, pour les voyageurs (portables), finesse des modèles d'affaires : le travail de Jean Baumgarten démonte et montre dans toute sa complexité, l'économie du livre qui a permis la formation et la diffusion de ce capital culturel en yiddish.

On y entrevoit aussi un marketing naissant : par exemple, à la fin d'un livre pieux (1712), comme il reste quelques pages blanches, un auteur publie un conte, en teasing pour annoncer la publication prochaine d'un volume complet de tels contes (p. 59). La page de titre comporte parfois des éléments de marketing et d'autopromotion.
Des normes de lisibilité propres au livre imprimé se dégagent qui l'émancipent progressivement du manuscrit (codex) et de l'incunable. Le chapitre 3 décrit le rôle de la stabilisation des normes de production du texte facilitant la mémorisation, l'autodidaxie. Ce "conditionnement mental", l'efficacité de cette inculcation résultent d'une relation dialectique entre régularité et règles, entre imprimerie et normes religieuses, entre composition et lectures. Plus loin, l'auteur décrit la progression de la lecture individuelle, solitaire, mettant le lecteur hors de portée des érudits et des maîtres, lorsque la culture passe d'une lecture oralisée, socialisée, contrôlable, à une lecture silencieuse et autonome (p. 510). Un habitus nouveau et un partage du savoir différent se mettent en place.

Cet ouvrage érudit fait connaître un grand pan de l'histoire des médias dont les problématiques recoupent nombre de celles que nous rencontrons aujourd'hui : format et portabilité (cf. tablettes, smartphones, ebooks), choix des caractères pour la micro-lisibilité (polices de caractères, lettrines, balisages), organisation du rythme visuel de la page selon les types et la hiérarchie des objets à lire (texte, prières, commentaires, explications), rôles du paratexte scripto-visuel (péritextes, lexiques, illustrations à fin didactique). Toutes ces stratégies textuelles qu'Internet est encore bien loin de dominer (usability).
Signalons encore le chapitre 15 sur la censure. Interdiction, confiscation, brûlements... On brûlera - déjà ! - des livres de culture juive sans que les populations européennes s'en offusquent, témoignage lugubre d'une acceptabilité criminelle en cours de constitution.

Beaucoup des observations média effectuées par l'auteur recoupent celles déjà rencontrées dans l'étude de l'imprimerie des ouvrages chrétiens, dans l'histoire du passage du latin aux langues vulgaires (beaucoup d'imprimeurs, juifs ou chrétiens, travaillaient d'ailleurs ensemble à l'impression des deux types d'ouvrages). La "galaxie Gutenberg" était amputée ; avec l'ouvrage de Jean Baumgarten, le tableau du passage des cultures manuscrites et orales européennes à des cultures d'imprimés avec leurs livres innombrables et leurs lectures silencieuses est désormais plus complet.
On perçoit à cette occasion tout ce que manque la transmission scolaire de l'histoire des cultures de l'Europe moderne, de la Renaissance aux Lumières (Haskala). Il faut mettre à jour les manuels européens d'histoire !
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