samedi 31 août 2013

Une appli totale pour la 9ème Symphonie de Beethoven

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Beethoven's 9th symphony, Touch Press / Deutsche Grammophon, 2013, sur iTunes, $13.99

Toutes les possibilités multimédia et interactives de l'iPad ont été mobilisées par cette appli. L'ergonomie a été calculée et l'on se trouve devant un véritable tableau de bord des fonctionnalités présentant l'œuvre parmi lesquelles on peut choisir selon ses propores objectifs. Il faut toutefois quelque temps pour se familiariser avec les possibilités de l'appli ; l'interface n'est pas entièrement intuitive. Ainsi peut-on choisir le mouvement travaillé, l'interprétation écoutée et regardée, la version de la partition, les commentaires techniques (tempi, instruments d'époque, etc.).
L'ensemble a été conçu comme une totalité autonome, fermée, coupée du Web : elle est pensée pour être "consommée" hors connexion Web, si possible avec écouteurs. Structurellement, l'accent est mis sur la simultanéité des utilisations et leur enrichissement mutuel : la musique savante peut être comprise comme une illustration de compétences multi-tâches (multitasking). Cela laisse imaginer des évolutions pour l'interactivité au service de la compréhension et de la didactique.
Que trouve-t-on dans cette appli qui se veut totale, multipliant les angles et les approches, les moyens et les techniques ? Voici un inventaire, non exhaustif.
  • La vidéo des quatre concerts (Fricsay, 1958 ; Karajan, 1962 ; Bernstein, 1979; Gardiner 1992)*. 
  • La partition dans plusieurs versions dont la version de référence (Urtext) et le manuscrit de 1825. La présentation de la partition synchronisée est didactique : l'armature de clef reste visible constamment, les parties des différents instruments et voix peuvent être sélectionnées, etc
  • L'approche musicologique est riche : points de vue et analyses par des chefs, interprètes, compositeur, journalistes, chef de chœur. En V.O., espagnol, allemand, japonais, sous-titré en anglais. Commentaires oraux simultanés durant l'écoute.
  • On peut lire des commentaires musicologiques écrits, passage par passage, tout en suivant l'interprétation et la partition.
  • Des textes sur Beethoven, sur la 9ème
  • Le texte en allemand de l'"Ode à la joie" (F. Schiller) et sa traduction en anglais défilent au-dessous lorsque le chœur chante
  • La répartition des instruments de l'orchestre dans l'espace tout au long du concert (cf. infra) ; les points de couleurs représentant les différentes sections instrumentales clignotent lorsque les instruments jouent.
Une telle appli apporte une manière nouvelle d'écouter, voir, lire la musique ; elle remet en perspective le travail de présentation radiophonique ou télévisuelle, pour laquelle l'auditeur / téléspectateur est toujours passif (mais peut-être attentif) hors quelques jeux et concours ridicules qui desservent l'émission. Sans doute s'agit-il aussi d'un outil pédagogique remarquable (auto-didaxie) par sa diversité, ses techniques de visualisation, tant pour l'analyse de l'œuvre, la préparation au concert, l'histoire de l'art, etc. Cette appli laisse imaginer ce que pourrait être des médias consacrés à la musique savante et au jazz ; elle pourrait délivrer les auditeurs des bavardages pompeux et des clichés des rédios musicales.
Le marketing de l'appli est classique : 2 minutes d'écoutes gratuite puis il faut payer (freemium).
Touch Press a produit deux autres applis concernant la musique, l'une sur l'orchestre et une sur la sonate pour piano en si mineur de Liszt. Toutes trois exploitent les mêmes ergonomies, les mêmes structures d'exposition.

De haut en bas : disposition de l'orchestre, intervention des différents instruments.
Commentaire musicologique simultané.
Tout en bas : partition manuscrite ouverte à la page jouée.
* Note : pour cette œuvre, qui est un hymne à la fraternité, que vient faire ici Karajan qui, on aile l'oublier, fut nazi ? : "Seid umschlungen, Millionen. Diesen Kuss der ganzen Welt!", dit l'Ode à la joie (An die Freude).
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mardi 20 août 2013

La ville comme mass-medium. Philosophie du conditionnement urbain

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Bruce Bégout, Suburbia. Autour des villes, Paris, éditions inculte, 357 p.

Ouvrage sur la ville par un philosophe de la vie dans les villes. Bruce Bégout, spécialiste de Edmund Husserl, décrit la société urbaine en phénoménologue. Il fait de la ville un problème philosophique : "celui de l'institution sociale du sens à partir de la configuration de la vie quotidienne".

La banlieue, ce qui dans l'espace d'une lieue autour de la ville vivait sous sa juridiction, a débordé la ville. Bruce Bégout y lit le négatif de la ville, là où malgré tout, s'inventent d'autres manières de vivre, de penser, pour le pire et le meilleur. Suburbia, territoire de l'innovation : consommation, commerce, loisirs... Que l'on pense aux hypermarchés, aux multiplexes, aux centres commerciaux (villes miniatures), aux grands ensembles, aux quartiers pavillonaires, tout cela organisé et quadrillé pour un univers automobile de stations service, parkings, autoroutes, affichage grand formats, panneaux de signalisation. Non loin, la ville-centre est mise en scène pour le pouvoir (les administrations) et pour l'économie touristique, musées, commerces de gadgets souvenirs, bus et bateau-mouche...

La population suburbaine est motorisée : "l'errant suburbain se retrouve dans sa voiture dans la position même du spectateur face à l'écran, avec ce minime avantage que c'est lui qui décide du contenu du film et de sa vitesse de déroulement". Bruce Bégout s'essaie par maximes juxtaposées à une définition originale de la suburbia. Exemples : "Nous sommes dans la suburbia si un centre commercial représente un pôle d'attraction hebdomadaire, voire quotidien", "Nous sommes dans la suburbia lorsque le temps passé devant la télévision excède celui passé au travail et dans les transports", etc. (p. 24). La suburbia est au coeur du marketing et des médias.

Après avoir relevé les apports des travaux de Walter Benjamin : Paris à déchiffrer comme la salle de lecture d'une grande bibliothèque, avec son alphabet de rues, de passages, d'affiches, Bruce Bégout évoque les situationnistes et Guy Debord, qui aimaient la ville où l'on peut dériver et détestait l'urbanisme fascisant à la Le Corbusier (sympatisant nazi).
Ensuite, l'auteur évoque plusieurs villes : Bordeaux, Paris, Las Végas, et surtout Los Angeles, extrême occident. Los Angeles est perçue et étudiée davantage comme un laboratoire social que comme une ville particulière, "comme la ville en soi, l'archetypus suburbain", "l'exemple d'une exploitation totale des possibilités quasi infinies de la technique et du spectacle, du travail et de l'entertainment". Helldorado !

La ville et l'architecture conditionnent la perception et la conception des habitants, ce qui les apparente aux médias ; aussi, la construction des bâtiments exprime-t-elle "une sorte de condensation concrète des multiples habitus visuels nés de la fréquentation urbaine". Le livre fourmille de notations originales sur le mode de vie américain, sur Emerson et Thoreau, sur le spectacle urbain, l'affichage, l'automobile, le mall, la signalisation. Le livre fait penser les médias.

jeudi 15 août 2013

L'article "Encyclopédie" : questions pour Wikipedia

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Denis Diderot, Encyclopédie, présenté et annoté par Jean-Marie Mandosio, éditions de l'éclat, Paris, 2013, 156 p., Index

Edition annotée de l'article "Encyclopédie" qui fut publié en 1755 dans le tome V de L'Encyclopédie. Diderot travaille à L'Encyclopédie depuis déjà dix ans quand il rédige ce long article qui est une réflexion critique et auto-critique sur ces années, sur la méthode mise en oeuvre et sur les limites du travail effectué : "Il y aura toujours des défauts dans un ouvrage de cette étendue" (p. 152).

L'originalité première de L'Encyclopédie est d'être une entreprise collective, par conséquent une formation de compromis. "Entreprise" est d'ailleurs à prendre au sens économique du terme avec ce qu'il implique de gestion, de finances, de stratégie, de marketing, de publicité, de ressources humaines... Diderot, qui est devenu de facto chef d'entreprise privée, souligne les contraintes de gestion qui pèsent sur la fabrication de L'Encyclopédie. Ainsi, il évoque la notion de durée, le respect si difficile du calendrier, des délais et le nécessaire "empressement économique", la longueur à attribuer à chacune des parties (L'Encyclopédie dépassera de beaucoup en longueur les prévisions annoncées), la vitesse d'obsolescence des savoirs, leur vulgarisation, les corrections et les changements qu'il faut anticiper pour de prochaines éditions... Et de reconnaître l'aspect pragmatique de la gestion de l'ouvrage : "On se tire de là comme on peut" (p. 145) et de saluer, pour finir, après le travail des auteurs, celui du typographe et de l'imprimeur.

Le mode d'exposition de L'Encyclopédie est mixte : alphabétique par commodité, encyclopédique pour "enchaîner" des connaissances, articulé par des renvois. Ce mode d'exposition est à lui seul un mode de penser des Lumières : critique, contradictoire, polémique (les renvois), provisoire (les savoirs s'accroissent, ils évoluent, la science comme l'opinion) ; Diderot mène tout au long de cet article une réflexion sur la méthode, sur le cheminement du savoir autant que son exposition : la notion d'enchaînement est centrale, le terme revient sans cesse (on pense aux "longues chaînes de raison" de la méthode cartésienne). La notion de "renvoi" (de choses, de mots), participe de la méthode, elle en constitue un outil essentiel, système nerveux de l'exposition dont l'objectif ultime et constant, rappelle Diderot, est "de changer la façon commune de penser" (p. 93). Les renvois forment l'architecture raisonnée d'un maillage qui multiplie et féconde, en les croisant, les informations et les idées associées.

Dans son introduction, Jean-Marie Mandosio invite ses lecteurs à confronter l'ambition de Diderot à celle de Wikipedia où il ne voit que "gigantesque poubelle en réseau" à laquelle manquent l'enchaînement et la méthode. Dommage qu'il n'approfondisse pas cette opinion.
Ainsi, la lecture de l'article "Encyclopédie" suscite-t-il une occasion de penser les conséquences des supports matériels et de leur ergonomie sur la pensée. Comment pense-t-on - et ne pense-ton plus - lorsque l'on pense et travaille avec Wikipedia ? Question que devraient aborder les enseignants avant de livrer leurs élèves tête et idées liées à Wikipedia.
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dimanche 11 août 2013

Peut-on gagner la course de l'emploi contre l'automatisation ?

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Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee, Race Against the Machine: How the Digital Revolution is Accelerating Innovation, Driving Productivity, and Irreversibly Transforming Employment and the Economy, Digital Frontier Press, Lexington (Mass.), 98 p, 2011, 3,99 $ (Kindle Edition)

Essai sur l'emploi à l'époque de la production numérique par deux universitaires américains (MIT, Boston).
En innovant, le numérique détruit des emplois, en crée aussi, mais beaucoup moins, semble-t-il. La stagnation économique est contemporaine du développement de l'économie numérique aux Etats-Unis. L'argument principal de cet essai est celui de la "fin du travail" humain, et de son remplacement progressif par des machines. Parmi les exemples évoqués à titre d'illustration : l'automatisation de la conduite automobile, celle de la traduction des langues naturelles, Watson jouant et gagnant Jeopardy!, l'assistance au diagnostic médical, le commerce et aussi, peut-être plus frappant, le recours aux robots par les usines de Foxconn (qui, entre autres, construisent en Chine, nos appareils mobiles). Coupable donc l'automatisation provoquée par les nouvelles technologies numériques. Et le progrès technologique en cours n'en est encore qu'à ses débuts : les auteurs évoquent la loi de Moore sur la vitesse croissante des ordinateurs, l'amélioration vertigineuse des algorithmes de calcul des ordinateurs (pattern recognition notamment), véritables machines à tout faire ("general purpose technologies") qui affectent la plus grande partie des tâches effectuées dans les entreprises et les administrations et, notamment, les tâches d'information et de communication (ICT). Pour de nombreuses activités toutefois, la machine ne dépasse pas encore les humains : Alan Turing prédisait que dans 70% des cas, en 2000, les ordinateurs passeraient son test : on n'y est pas encore.
Dans leur diagnsotic, les auteurs soulignent l'inégalité croissante de la répartition des richesses produites par les technologies numériques (inégalités de revenus). La technologie numérique détruit des emplois peu qualifiés ; elle crée des emplois très qualifiés, de plus en plus qualifiés, provoquant une course continue entre formation et technologie. Enfin, le capital qui finance les machines est mieux rémunéré que le travail qui les fait fonctionner. Quelle dose d'inégalité une organisation sociale peut-elle tolérer ?

Solutions ? Mieux travailler avec les nouvelles technologies, innover dans les organisations, collaborer avec les machines : pour cela, il faut investir dans le capital humain, dans l'éducation scientifique et technologique - notamment des filles -, rassembler, organiser et faire travailler ensemble des savoir faire dispersés (crowd sourcing, micro-multinationales, etc.). Le système scolaire et universitaire n'est plus du tout en phase avec l'économie contemporaine, avec les dispositions des étudiants ; il s'apparente plus à un parking, à une salle d'attente surannée qu'à une entreprise éducative. Les technologies numériques affectent aussi l'organisation éducative : elles finiront par y détruire les emplois aussi.
Parmi les recommandations des auteurs : séparer l'évaluation (certification) de la formation, développer l'éducation à l'entreprenariat, abaisser les barrières à la création d'entreprises, réformer le système des brevets, etc.

Tout cela, qui est évoqué à propos des Etats-Unis, ne manque certainement pas de pertinence pour l'Europe.
  • On notera toutefois que le numérique licencie aussi : dernièrement Cisco licencie 4 000 employés et 8 000 deux ans avant, AOL en licencie 500...
  • Reste la question des conditions de travail et de la précarité (cloud labor) créées par la révolution numérique : très bas salaires, absence de filet social, de syndicalisation (cf. le cas d'amazon en Allemagne, et aux Etats-Unis)... Sur ces aspects préoccupants, voir l'article de Andrew Leonard, "The Internet's destroying work -- and turning the old middle class into the new proletariat", Salon, July12th 2013..

dimanche 4 août 2013

Acclamations, langage gestuel dans la communication politique à Rome

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Gregory S. Aldrete, Gestures and Acclamations in Ancient Rome, Johns Hopkins University Press, 1999, 227 p., Bibliogr, Index

Dans la première partie de l'ouvrage, l'auteur étudie le langage corporel qui accompagne et ponctue la communication orale à Rome. Ce langage, constitué d'un code de gestes plus ou moins ritualisés, est tellement important que certains orateurs y accordent plus de valeur et d'attention qu'au contenu même de leur discours. La nécessité de s'adresser à une population nombreuse, maîtrisant parfois mal le latin, dans des conditions sonores difficiles (bruit ambiant, météo, etc.) explique pour partie le recours aux gestes. Des crieurs relayaient les discours pour les auditeurs mal placés, mais les gestes étaient visibles et compréhensibles par tous.
L'auteur évoque rapidement, en passant, les conséquences du recours aux micros amplifiant la voix dans la communication politique et les changements de rhétorique qu'elle a provoqués (p. 75) au XIXème siècle. La radio a changé également les conditions de la communication politique orale (Roosevelt, Churchill) mais avec la télévision une grande importance est redonnée aux gestes (cf. De Gaulle, Ronald Reagan). La politique comme métier d'acteurs ? "Scaenici imperatoris" dira Pline.
Dans la seconde partie, l'auteur s'intéresse aux réactions vocales (acclamatio) du public des auditeurs / spectateurs. Cris, slogans, mouvements coordonnés... Les formules, leur rythme instituent un dialogue avec l'orateur. Manifestation de l'opinion publique lors des jeux, des élections, des assemblées, ces réactions sondent et mesurent la popularité ou l'impopularité des personnages politiques.
On retrouve out cela taujourd'hui dans les réunions politiques, les stades, les manifestations publiques. Gregory S. Aldrete rappelle en introduction combien les personnages publics romains sont - déjà - toujours en représentation (people ?), soucieux à tout moment de leur "dignitas", qui devient une occupation à plein temps.
L'ouvrage est illustré précisément. Beaucoup de références proviennent des traités de rhétorique, de Ciceron et de Quintillien. L'index et la bibliographie qu'accompagnent de nombreuses notes permettent au lecteur d'approfondir la lecture. Ce livre constitue aussi une contribution inattendue et féconde à l'analyse de la communication politique contemporaine.

N.B.
  • Evoquons à ce propos un article sur la modélisation mathématique de la contagion sociale dans le cas des applaudissements au spectacle,"The dynamics of social audience". Il s'agit d'une étude menée par Richard P. Mann, Professeur à l'université d'Upsalla publiée en juin 2013 par le Journal of the Royal Society Interface. Les données sont produites expérimentalement auprès de publics étudiants.
  • Slogan de Mai 1968 : "Banissons les applaudissements, le spectacle est partout".
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