mercredi 27 janvier 2010

Albert Camus - René Char. Médias oubliés lus à voix haute

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Albert Camus, La postérité du soleil. Photographies de Henriette Grindat, Itinéraire par René Char, Paris, Editions Gallimard, 2009, 79 pages.

Les étudiants du Magistère des sciences de gestion de l'Université et la Fondation Dauphine ont organisé en avant-première parisienne la lecture de la correspondance Albert Camus - René Char par deux acteurs, Jean-Paul Schintu et Bruno Rafaelli. L'amphi de 300 personnes était complet pour cette "Postérité du Soleil".
A cette occasion, dans cette salle bourrrée de téléphones portables, on a pu voir à l'oeuvre des médias oubliés, retrouver des strates de médias occultés par les agrégations successives.
  • Le discours, oralisé au micro, sur fond de photographies noir et blanc d'Henriette Grindat, projetées au mur. Dialogue d'images. La voix des acteurs porte les messages, elle est message aussi qui fait parler un texte comme s'il s'adressait à nous. Poésie et beauté performatives.
  • Le texte mis en son et en scène, sobrement, est issu d'une correspondance. Quel mot singulier pour dire à la fois le pluriel d'un dialogue continué, la concordance de deux pensées et l'accord tenu pendant treize années ! On imagine les auteurs postant leurs lettres, on les imagine décachetant les enveloppes, découvrant puis relisant les lettres. Courrier manuscrit, média muet, personnalisé à l'extrême : choix du papier, de l'encre, du stylo, de la mise en page, de l'enveloppe.
  • Ces textes, d'abord intimes et privés, qu'un éditeur a imprimés et publiés, que les acteurs ont montés, redeviennent vivants, sonores, écoutés dans la situation ritualisée d'un théâtre public (un amphi-théâtre, en l'occurence) et son silence bruyant de chuchotements et toussotements, ses applaudissements.
  • Cette correspondance s'étend sur treize années, elle est série, tissage de textes, tissage de tissages.

Tout ceci doit rappeler un degré zéro du média. Penser que l'Illiade et l'Odyssée, ce furent d'abord des vers récités, cousus par le rhapsode (celui qui coud les chants, ῥαψῳδεῖν), dont le support d'improvisation fut la mémoire organisée (texte, versification, formules. Cf. les travaux de Milman Parry sur l'épithète homérique, 1928). Et, derrière le texte, ce tissage (textus), la langue, les mots qu'agrègent les locuteurs et les poètes, selon des règles d'invention et des clichés.
Le média est mis à nu par la représentation théâtrale de la correspondance : le langage, puis la parole (Saussure), puis ses supports. Le rhapsode coud les morceaux, premier agrégateur, et les porte aux publics (tradition orale). Plus tard, au sixième siècle avant notre ère (Pisistrate), le texte homérique sera fixé et commencera l'ère des bibliothèques. Alexandrie est déjà une étape très avancée dans l'histoire des médias.
A vivre au jour le jour dans des médias qui sans cesse se revendiquent comme médias (télévision, radio, presse, Web, etc.) et refoulent le passé (cf. les productions de Disney), nous en oublions les degrés élémentaires (parole, manuscrits, images, etc.) dont ces médias ne sont que des agrégations créatives, médias de médias (media mediorum).
C'est l'autre leçon réussie de cette performance théâtrale que de laisser entrevoir, derrière les talents des poètes, la pâte si feuilletée des médias. Un média bien agrégé est comme un mille-feuilles réussi : on ne perçoit plus les feuilles pliées qui fondent sous la langue.
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lundi 11 janvier 2010

Les romans qui ont fait l'Amérique

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Gordon Hutner, "What America Read. Taste, class and the novel, 1920-1960", University of North Carolina Press, 2009, 449 p, bibliogr., index.

Que lisaient les Américains quand ils ne lisaient pas de littérature ? Car la littérature "classique", celle que l'on enseigne dans les classes, que légitiment tardivement les manuels, les éditeurs nobles et les programmes scolaires - tout ce qui fait le "champ littéraire" - ne constitue pas, et de très loin, la consommation de fiction littéraire des classes moyennes américaines. Gordon Hutner, dans ce copieux travail de recherche, étudie les romans que l'histoire littéraire oublie, ignore, les centaines de romans qui ont connu de vastes lectorats, qui ont été récompensés par des prix, qui ont fait l'objet de recensions dans la presse et les revues, qui ont été diffusés par des clubs, qui ont inspiré des films et des séries TV. Tous ceux qui n'étaient pas Edith Wharton ou Henri James, William Faulkner ou F. Scott Fitzgerald : "middle class fiction".
Cette recherche oblige à "redresser" l'histoire littéraire en considérant le travail de sélection esthétique et sociale, les classements qui aboutissent à la "grande littérature". Mais elle oblige aussi à percevoir la fragilité de l'édifice conceptuel sur lequel repose cette sociologie de la littérature : "middle class", "middle brow", "bourgeois culture", "realism", "mainstream culture"... Ce n'est sûrement pas avec de telles notions, tellement confuses, que peut se constituer une analyse rigoureuse de la production et de la consommation littéraires, mais sans doute est-ce une étape nécessaire pour baliser le terrain et situer les outils de travail indispensables.
La contribution essentielle de cet ouvrage ne se situe donc pas dans la sociologie de la littérature mais dans la compréhension du rôle de tous ces ouvrages dans la vie quotidienne des classes moyennes américaines, dans la formation de la politique américaine : l'américanisation des immigrants, l'entrée des Etats-Unis dans la guerre, l'évolution du statut des femmes, l'intégration raciale, etc.
Ces romans font voir la gestation invisible, insensible, des changements que les décisions politiques et les lois entérinent. L'auteur est souvent convaincant, c'est à dire qu'il nous fait partager ses intuitions. Et l'on entrevoit où pèche le travail d'analyse littéraire, comme celui de tant de sciences sociales : l'absence de démonstration. Il est probable que la numérisation de tous ces romans, de leurs recensions permettant diverses analyses quantitatives, ajouterait des moyens de valider ou invalider certaines des hypothèses de l'auteur, et aussi d'en former d'autres.

Travail minutieux, livre d'histoire littéraire ambitieux dans sa volonté de fonder et d'exploiter la coupure entre littérature moyenne et littérature pour producteurs. Espérons que d'autres analyses poursuivront ce travail.
On ne peut s'empêcher de lire Gordon Hutner en pensant à la situation française, au tamisage qui institue la hiérarchie de nos évidentes légitimités. Qui, aujourd'hui, hormis les historiens de la période, lit Romain Rolland, Paul Bourget, Roger Martin du Gard, Henri Barbusse, Roland Dorgeles (auteurs présents dans le "Lagarde et Michard", manuel d'histoire littéraire du "20ème siècle") ? Qu'est-ce qui constitue les différences entre les livres qu'une société oublie, relègue, et ceux que l'université sélectionne, dont elle retient et inculque les formes ? Quelles sont les différences qui participent de cette sélection ?
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