dimanche 25 septembre 2016

Portrait socio-démographique des Etats-Unis de demain


Paul Taylor and the Pew Research Center, The Next America. Boomers, Millenials, and the Looming Generational Showdown, 288 p., 2014, 2015, Perseus Group, $8,25 (eBook)

Examiner les Etats-Unis à partir de la data produite par deux sources, le recensement (Census Bureau) et les travaux de l'institut d'études et de recherche  socio-démographique Pew Research Center qui se définit comme un "fact tank", tel est l'objectif de cet ouvrage.
Les catégories d'analyse de l'auteur et, sans doute, celles de Pew Reasearch Center, semblent celles de la culture qui nourrit le journalisme et le microcosme politique américains : connivence coupable ? Un long chapitre introductif est consacré au débat électoral actuel, à sa vision politicienne, strictement bi-partisane. Comme si ce filtre politique suffisait pour comprendre et lire la "démocratie en Amérique". Beaucoup d'énergie est consacrée à la comparaison démocrates / républicains, dichotomie mobilisée pour décrire tous les aspects de la société américaine. Seconde caractéristique de cette vision, second filtre : la race comme variable descriptive voire explicative, bien que l'auteur souligne à quel point la statistique organisée selon cette notion est confuse, analyse recoupant les pages d'Hervé Lebras sur ce sujet.
Un développement important est consacré à l'imprégnation religieuse : les deux tiers de la population sont concernés ("churching of America"), cette imprégnation quelque peu déclinante. L'affiliation religieuses est changeante au cours d'une vie ; les prises de position des églises sur l'avortement, le mariage ou l'homosexualité expliquent en partie ce phénomène de churn, faith-hopping propre à la culture religieuse américaine.
L'angle général choisi par l'auteur pour son ouvrage est celui des générations (generational lens), et notamment ce qui oppose les Baby Boomers (50 ans et plus) et les Millennials (20 ans et plus). Les premiers ont du mal avec le vieillissement, les second avec le passage à l'âge adulte. La génération est choisie plutôt que l'âge comme variable explicative : les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leur père, dit-on.

Parmi les thèmes abordés :
  • le vieillissement de la population (greying) et l'augmentation du taux de population dépendante (dependency ratio : enfants et population très âgée). 
  • l'éducation : comme en France, on constate aux Etats-Unis une formation post-secondaire plus fréquente pour les femmes que pour les hommes ; de plus, les femmes ont une espérance de vie plus importante que les hommes : quelles sont les conséquences de ces deux données ? De plus, les femmes sont dans 4 cas sur 10 celles qui assurent le revenu du foyer (breadwinner) tandis qu'elles restent très sous-repésentées dans les lieux de pouvoir. Ce qui ne peut durer...
  • la transformation induite par l'économie numérique fait l'objet du chapitre 11. Topo confus et convenu sur les "digital natives", générations très tôt socialisées dans une économie numérique ; pour elles, le web est un prolongement du cerveau (external brain) et les nouveaux médias (réseaux sociaux, smartphone) constituent un nouvel environnement ("The new media are the new neighborhood"). McLuhan pur et dur. L'effet global du numérique sur les conditions de vie, sur les modes de pensée et le malaise dans la société numérique ne sont que superficiellement évoqués. 
La démographie est-elle un destin, s'interroge l'auteur ? Le conflit générationnel est-il inévitable ? La question débouche sur la protection sociale qui se trouve au cœur du débat électoral. Social Security, Medicare / Medicaid, "the most sacred of scared cows", dira Milton Friedman. Politique économique et sociale opaque : faut-il rechercher une égalité des chances entre les générations ("intergenerational equity") ? L'auteur évoque les "pères fondateurs" de la Révolution américaine, Thomas Paine et Thomas Jefferson : "the earth belongs to the living, and not the dead" ; une génération ne doit donc pas pouvoir s'endetter au-delà de son espérance de vie, or, souligne l'auteur, "we're robbing the future to pay for the present".
Certes la famille est souvent le berceau de la protection sociale (aide inter vivos et héritage) mais les transferts sociaux fonctionnent de moins en moins bien, lésant les jeunes générations. Leur implication politique est cruciale : le perçoivent-elles ?

En annexe, se trouve un texte de Scott Keetler, texte bienvenu, tant par sa pertinence que par sa clarté, intitulé "How we know what we know". L'auteur évoque l'inégalité devant l'expression de l'opinion et la difficulté croissante de recruter des répondants (problème lancinant des études sur les média et la publicité). Indispensable réflexion épistémologique sur l'enquête en sciences sociales et sur le "métier de sociologue". A bon escient, l'accent est mis sur l'inégale maîtrise de la langue américaine et ses conséquences sur la représentation et sur les coûts d'enquête : que comprend l'enquêté ("cognitive hability and vocabulary"), quid des non-réponses, des biais liés à la formulation des questions... Cette annexe s'achève sur une réflexion sur la "non survey data" (ou "organic data") par opposition à la "designed data". Comment les combiner ? Robert Groves, qui fut directeur du recensement américain souligne le défi à venir pour les études média : "The challenge to the survey profession is to discover how to combine designed data with organic data, to produce resources with the most efficient information-to-data ratio". Le livre ne fait toutefois pas voir clairement les gains d'analyse d'une approche par la data, seule ou combinée.
Une seconde annexe rappelle brièvement la terminologie utilisée et propose des tableaux statistiques complémentaires.

Conclusion : voici une lecture féconde pour la connaissance des Etats-Unis par les non-Américains. Mais féconde aussi pour la comparaison avec la situation française (confronter avec le travail d'Hervé Le Bras). Très bon outil de travail critique. Mais il me semble qu'il y manque une réflexion sur les catégories d'analyse mobilisées (cf. Comment penser nos catégories de pensée ?).

samedi 17 septembre 2016

Le livre, entre auteurs et imprimeurs



Roger Chartier, La main de l'auteur et l'esprit de l'imprimeur, Paris, 2015, Gallimard, folio Histoire, 406 p. Index. Notes abondantes (80 p.)

Touche après touche, Roger Chartier retrace, l'histoire du livre avant le 18ème siècle, pour y distinguer la part de l'auteur et celle de l'imprimeur. Cet examen minutieux est riche d'intuitions et de suggestions pour penser le nouveau tournant pris au 21ème siècle par le livre, entre imprimerie et édition numérique.
Cet ouvrage au format de poche rassemble des contributions à l'histoire du livre que l'auteur a dispersées dans diverses revues, actes de colloques, livres collectifs. Il constitue une anthologie commode pour suivre, de cas en cas, la pensée de Roger Chartier, Professeur au Collège de France (Ecrit et cultures dans l'Europe moderne).
Le travail de Roger Chartier est indispensable pour analyser l'histoire de l'écrit en Europe, et donc l'histoire des médias. Pour exposer ses thèses, Roger Chartier choisit des moments particuliers de l'histoire, des pliures exemplaires où se révèle nettement la nature de l'écrit.

Intitulé "la main de l'auteur", un chapitre traite du manuscrit (codex) : archives littéraires, manuscrits d'auteurs, rares avant le 19ème siècle, manuscrits de théâtre des 16 et 17ème siècles ; se révèlent alors le rôle des copistes et des textes préparés pour l'imprimeur par les correcteurs et typographes.

Plusieurs développements sont consacré à la traduction, et à la relation du livre à la scène de théâtre : édition de livres de régies et copies d'acteurs (sorte de prompt book guidant la représentation) ; au centre de l'analyse, les œuvres de Shakespeare et de Cervantes. Roger Chartier étudie également le rôle de la ponctuation dans l'oralité, pour le passage à la scène.

Un chapitre est consacré au texte de Bartolomé de las Casas (1552) sur la colonisation espagnole des Amériques et la destruction des Indiens par l'esclavage et les travaux forcés (15 millions de morts selon Bartolomé de la Casas) : Brevísima relación de la destruyción de la Indias. Roger Chartier suit les traductions et les éditions de ce texte et ses utilisations variées au service de diverses causes politiques et religieuses (Montaigne y puisera).

Un chapitre est consacré aux préliminaires d'un texte, tout ce qui forme le paratexte, selon l'expression de Gérard Genette. Le paratexte comprend préfaces, avant-propos, avertissements, dédicaces, approbation des censeurs, autorisation d'imprimer, etc. La démonstration est menée à partir d'une édition de Don Quichotte : l'intervention de l'imprimeur s'avère primordiale.

La mémoire, "bibliothèque sans livre" ? Roger Grenier évoque à ce propos le rôle des "librillos de memoria", ces sortes de tablettes (writing tables), effaçables et portables, sur lesquelles on écrit avec un stylet et qui fait penser par leur format et leur mobilité aux tablettes actuelles et aux ardoises magiques d'autrefois, qu'évoque Sigmund Freud comme métaphore de l'appareil psychique ("der Wunderblock", 1925).

Les réflexions de Roger Chartier alimentent précieusement et subtilement l'analyse de l'évolution de l'écriture et du livre avec le numérique (voir Ecriture et lecture numériques). Plus que jamais l'histoire des médias éclaire leur présent.

vendredi 2 septembre 2016

La société française selon la big data du recensement


Hervé Le Bras, Anatomie sociale de la France. Ce que les big data disent de nous,  2016, Robert Laffont, Edition de la Maison des sciences de l'homme, 249 p., Annexes.

Dix millions de ménages en France, recensés par l'INSEE, la plus grosse enquête en France, celle sur laquelle se calent presque toutes les autres enquêtes. Au lieu de partir du découpage démographique traditionnel en cycles de vie, en catégories sociales, en tranches d'âge et métiers, cet ouvrage part de l'ensemble des ensembles sociaux. Vue d'ensemble donc, approche d'emblée macro, données micro massives.
Hervé Le Bras regarde la France, et parfois les Etats-Unis, à partir des ménages, des couples, des familles, du "choix du conjoint"... Qu'en est-il de la mixité sociale ? Du chômage et de l'emploi ? De l'immigration (mais rien sur l'émigration). L'objectif est manifestement de montrer la contradiction entre ces observations et les représentations et opinions courantes, de mettre en garde contre les simplifications.

Le résultat est une approche de la démographie propre à faire douter systématiquement (hyperboliquement, pour parler comme Descartes) de ce qui fait le tout venant des discours électoralistes, journalistiques, au bistrot du coin ou sur les réseaux sociaux. Déranger ce qui avait été convenablement rangé. Ce travail s'accompagne d'une réflexion sur la méthodologie statistique et sur les limites des possibles gains de connaissance que peuvent apporter Google ou Facebook. Critique en règle des petites enquêtes par sondage (taille des croisements) multipliées parce que l'on veut communiquer à tout prix !
Deux annexes techniques permettent d'approfondir les problèmes statistiques. Un parti pris d'exposition conduit l'auteur à privilégier une représentation graphique permettant une première lecture commode.

L'ouvrage semble provocateur de bout en bout, et l'auteur y éprouve un malin plaisir. Parmi les conclusions :
  • Si l'homogamie reste délicate à estimer (l'auteur préfère parler de préférence), l'amour n'est décidément pas aveugle : les cadres ne tombent pas amoureux/ses des ouvriers / ouvières, les diplômées épousent des diplômés. Une analyse du "choix du conjoint" qui s'en tient aux professions est rudimentaire ; il y faudrait plutôt une variable totale combinant différentes formes de capital et d'héritage social, culturel, linguistique, économique...
  • "Les femmes [sont] plus éduquées que les hommes": c'est une première historique", souligne l'auteur. Quelles en sont les conséquences sur le marché de l'emploi, sur le marché matrimonial ? Sur les stratégies de fécondité, sur le féminisme, sur la répartition des taches domestiques, sur la famille, sur les soins des enfants, sur l'éducation ? La publicité et ses entreprises ont-t-elles pris conscience de cette révolution silencieuse et définitive ? 
  • Mais le diplôme n'a pas donné aux femmes les positions socio-économiques qu'elles mériteraient. Injustice sociale ? Cela changera-t-il ? A quelles conditions ? 
  • Le chapitre sur la mixité sociale, tout en rappelant quelques vérités démographiques essentielles, dont l'universelle exogamie (cf. Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1947), décrit l'irrésistible évolution vers le métissage généralisé. Il n'est pas de  catégories pertinentes pour décrire ce métissage (cf. chapitre 3, le ridicule de la classification raciale américaine, ineffectuable mais encore omniprésente, pour le calcul de quotas, par exemple : le marketing en a-t-il tiré les conséquences ? 
  • L'importance et les dégats de "l'onde de choc" du chômage s'étendent bien au-delà des personnes touchées directement ; le chômage représente un danger social primordial, une catastrophe permanente dont il est impossible de comprendre que l'on ne s'y attaque pas rigoureusement, à tout prix. Car qui paie le prix du chômage ?
Déjà, la notion de Big Data s'estompe car toute data est "Big", puisque tout dépend du degré d'atomisation, de désagrégation auquel on se tient : la structure des données sociales est fractale (invariance d'échelle).
Il faut savoir gré à l'Anatomie sociale de la France d'inviter à reconsidérer les catégories et variables que l'on mobilise pour les médias et la publicité dans l'analyse des comportements sociaux, qu'il s'agisse de consommation, de lectures, d'amour, de goûts, d'éducation. Un peu d'irrévérence dans cet univers conformiste ne saurait nuire.