vendredi 28 décembre 2012

La géographie, ça sert à faire du marketing

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Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre (1976). Nouvelle édition augmentée, Préface inédite, Paris, La Découverte, 2012, 245 p. 20 €

La réédition de ce livre tombe à pic alors que la cartographie est mobilisée par des conflits géopolitiques (cf. Chine / Japon, Chine / Vietnam). En même temps, les applis de cartographie jouent un rôle de premier plan sur le marché des smartphones tandis que le ciblage géographique s'avère une dimension de plus en plus essentielle du marketing numérique.
"La carte dit l'essentiel", disait Fernand Braudel. L'essentiel, c'est la stratégie, qu'il s'agisse de politique ou de marketing, la guerre n'étant que leur "continuation avec d'autres moyens", pour paraphraser von Clausewitz (Vom Kriege). L'essentiel, c'est aussi de rendre la stratégie lisible dans la carte, de la faire parler (visual storytelling).
Le marketing numérique stimule le développement de la géographie et de ses applications. La mobilité (commerce, tourisme, géolocalisation, etc.) impose les plans, les cartes et le savoir géographique. Bientôt, les cartes conduiront des voitures automatiques qui liront des cartes : Google "driverless cars", Google Street View et Google Maps, même combat. Déjà des constructeurs intègrent Google Send-To-Car dans l'équipement de communication numérique de leurs véhicules (cf. par exemple, Kia Motors).

La géographie rationalise la gestion des populations (carte scolaire, urbanisme commercial, POS, zones de chalandise, cadastre, plan des réseaux de transports, etc.). Elle participe à l'organisation de la vie quotidienne, donnant toute son importance à la maxime de Yves Lacoste : "Il faut que les gens sachent le pourquoi des recherches dont ils sont l'objet" : déontologie rarement appliquée.
Le livre, autrefois fameux et provocateur de Yves Lacoste, a vielli, bien sûr ; certains débats entre géographes paraissent aujourd'hui obscurs. Pourtant, le chapitre sur les échelles, sur les données géographiques et "la différentiation des niveaux d'analyse" et donc de conceptualisation et de visualisation, reste central. Dans quelles conditions, la notion de diatope, qui articule différents ordres de grandeurs, est-elle toujours explicative. Pourrait-on s'en servir pour fonder une géopolitique des médias ?
Ce livre de géographe est aussi un livre d'histoire de la géographie. On y entrevoit le rôle des grands ancêtres, Hérodote (qui donne son nom à la revue de géographie fondée par Yves Lacoste), Vidal de Lablache, Elisée Reclus, etc. La critique de l'enseignement de la géographie en France est impitoyable et toujours actuelle :  comment a-t-on pu rendre tellement ennuyeuse une science si vivante ?

La géographie totalise, synthétise des savoirs et des données éparpillés (big data ?), élaborant des techniques propices à la domination et au contrôle (cartographie, sémiologie graphique, visualisation, etc.) mais aussi à la résistance à la domination (ainsi Google a publié une carte de la Corée du Nord où figurent les camps de concentration). Cette spacialisation, comme celle des organigrammes, institue et légitime une rationalisation apparente des décisions, des stratégies ("raison graphique", dit Jack Goody).
La géographie et ses cartes sont désormais des moyens d'information courants, banalisés par le Web (cf. le slogan de Google Earth : "Get the world’s geographic information at your fingertips") ; elles donnent lieu à nombre de numéros thématiques de la presse : atlas économiques (Nouvel Observateur), géopolitiques (religions, énergies, etc.), atlas des minorités, des religions, des migrations (Le Monde), atlas géostratégiques (Diplomatie magazine, ARTE), atlas de la Méditerranée (L'Histoire), de la Coupe du monde de rugby (Midi Olympique), des plus beaux fleuves, des déserts, de l'écotourisme (Ulysse Télérama), des entreprises (Enjeux Les Echos), atlas ferroviaire (Le Train), atlas du terrorisme (Courrier international), atlas Napoléon (Napoléon 1er), cartes marines (Voiles), cartes de l'état de l'Europe (Capital), etc. La carte est outil d'information : par exemple, 环球时报), revue chinoise officielle, publie une carte du risque chimique (cfTeaLeafNation).
Depuis juillet 2010, un magazine trimestriel est consacré à l'information sous forme cartographique : CARTO, Le monde en cartes, 10,95 €.
Pas d'histoire, pas d'information sans cartes, pas d'action politique sans cartes. Et, surtout, pas de média sans cartes.
Et, bien sûr, pas de marketing sans géographie.

Notes
Submarine Cable Map
Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers de l'histoire, Paris, 1992, Albin Michel, 537 p., Bibliogr. Index
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dimanche 16 décembre 2012

Langage totalitaire

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Laurence Aubry, Béatrice Turpin, et al., "Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire", Paris, 2012, CNRS Editions, 349 p. Bibliogr., Pas d'index.

Cet ouvrage collectif, issu d'un colloque, rassemble des travaux de linguistique, de psychologie et de sciences de la communication. Il invite à re-considéer le problème du langage totalitaire après les travaux de Jean-Pierre Faye (Paris, Hermann, 1972), de Hannah Arendt sur l'Etat Totalitaire et les observations (LTI Notizbuch eines Philologuen) de Victor Klemperer (1947) sur les usages langagiers le l'Allemagne nazie.

L'ambition de l'ouvrage est de dégager les invariants des langages totalitaires, afin d'en construire le concept. La recherche de la généalogie d'une "panoplie mentale" des langages totalitaires (Jean-Luc Evrard) conduit au coeur de l'histoire intellectuelle européenne et notamment allemande : le romantisme, une sémantique de l'élan et de l'action (Sturm), par exemple. L'analyse de la rhétorique nazie fait émerger des traits des langages totalitaires, qui sont toujours "langue du vainqueur" : la fréquence des performatifs et des euphémismes, les amalgames, les métaphores, la valorisation de l'endoxon ἔνδοξον (système d'opinions déjà acceptées). On repère aussi, la critique de la vie privée... Ces traits sont-ils propres au nazisme ou caractérisent-ils en général toute fabrication, nécessairement technicienne, du consentement indispensable à la domination (N. Chomsky) ?
De cette collection d'essais, dont la majorité porte sur les usages langagiers du nazisme, et dans une moindre mesure sur ceux du facisme mussolinien ainsi que sur quelques cas étrangers, il ne ressort pas une définition. Une définition est-elle même concevable ? Plus que le langage totalitaire, ces travaux comptent surtout sur l'analyse de la langue de régimes politiques criminels pour produire une définition féconde. Et s'il y avait des usages paisibles des langages totalitaires, préparant l'acceptabilité ? Peut-on qualifier de totalitaires la rhétorique des médias contemporains qui promeuvent mondialement une idéologie d'acceptation et de divertissement ?

LTI Notizbuch eines Philologen,  385 p.
La propagation d'un langage totalitaire nous semble inséparable des médias qui en permettent l'industrialisation, l'efficacité à grande échelle, produisant une sorte d'effet de réseau. Klemperer rappelle leur rôle dans la banalisation, la répétition, la légitimation de la langue des nazis. Peut-on comprendre le nazisme sans le mass-média qu'est devenue la radio (grâce au récepteur bon marché : der Volksempfänger, 1933), les uniformes, les grands rassemblements, les chants, le cinéma ? Béatrice Turpin, dans sa contribution sur la "sémiotique du langage totalitaire" (p. 65) cite Victor Klemperer : "Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire, Novalis et Barnum, l'Allemagne et l'Amérique" (p.65). Cette dimension est peu approfondie. Couverture et répétition font la puissance des médias : il y a du GRP dans la communication totalitaire ("Ganz Deutschland hört den Führer mit dem Volksempfänger", cf. infra). "La LTI investit tous les supports", note encore Béatrice Turpin : en quoi est-ce différent d'une campagne publicitaire 360° pour un soda, une restauration rapide ou une élection présidentielle ? Publicité totalitaire ?

La langue comme outil de propagande s'insinue dans les raisonnements, les repésentations contribuant au travail d'imposition, d'inculcation. Corruption insensible : empoisonnement ("la langue est plus que le sang" ("Sprache is mehr als Blut", affirme d'emblée V. Klemperer, citant Franz Rosenzweig). Le langage totalitaire "désinvestit le sujet de sa propre pensée" : "le mot qui pense à ta place"... L'auteur conclut d'ailleurs que "ce que V. Klemperer énonce ici pour le totalitarisme est valable pour tout contexte idéologique" (p. 74). La contribution de Joëlle Rhétoré est consacrée à l'évolution pro-nazie d'un hebdomadaire grand public français, L'Illustration (1843-1944). Dans ce travail linguistique, analysant le "lavage de cerveau"par le langage totalitaire, l'auteur souligne combien l'approche lexicale est insuffisante pour comprendre le travail de la langue qui vise la transformation des sujets en automates proférant des "chaînes d'assertions" (p. 193) ; pour être inconditionnelle, l'obéissance doit se faire répétition. "L'automatisation du vivant" caractérise le langage totalitaire, souligne Emmanuelle Danblon (p. 291).
Comment ne pas voir le travail d'automatisation de l'expression auquel nous livre et nous habitue le Web (like, follow, etc.) ? Hannah Arendt, couvrant le procès d'Eichmann à Jérusalem, stigmatise la langue stéréotypée de ce parfait administrateur d'une industrie criminelle. La langue qu'il parle (ou qui le parle) est propice à la déresponsabiliation, langue tissée de lieux communs et de clichés, langue d'administration, langue du "silence totalitaire", comme dit Philppe Breton (p. 112). Langue coupable qui déculpabilise.

"Toute l'Allemagne écoute le Führer
avec le récepteur radio du peuple"
A lire ces contributions, il semble que l'on ne puisse définir un langage totalitaire indépendamment de l'organisation totalitaire (dont celle des médias) et de formes pathologiques d'Etat (P. Bourdieu) qui le nourrissent et dans laquelle il s'épanouit ; la non-concurrence des discours instaurée violemment (p. 87) lui assure un monopole qui force et justifie en retour l'efficacité du régime totalitaire.
Limites de l'analyse lexicale pour la compréhension, risques que fait courir, à force de répétition, l'automatisation de l'expression, menaces contre la vie privée... Et s'il y avait du totalitaire dans certains cheminements, en apparence inoffensifs, de la communication numérisée.
Cet ouvrage incite à penser notre présent avec plus de circonspection et de prudence, par-delà le romantisme numérique que célèbrent l'air du temps et de grandes entreprises qui en profitent. A quelles conditions sommes-nous protégés de tout langage totalitaire, langage qui force à accepter ? L'éducation fait-elle son travail anti-totalitaire ?

Notes
  • Sur le langage totalitaire et la corruption de la langue, dès le romantisme, il y a beaucoup à apprendre de Paul Celan. Pour Jean Bollack, si "la mort est un maître venu d'Allemagne - maître, ce n'est pas la Wehrmacht, ce sont les chants et l'esthétique, les crépuscules orchestrés" (Jean Bollack, L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan, Paris, 2003, PUF, p. 145). "La mort est un maître venu d'Allemagne" ("der Tod ist ein Meister aus Deutschland") est un vers du poème de Paul Celan, Todesfuge (1944).
  • Der Volksempfänger est le "poste radio du peuple". Pour l'histoire de cet appareil, voir le montage "Hört, hört !" du SpiegelOnline. L'écoute des discours du Führer était obligatoire : dans les écoles, les usines, dans la rue, tout s'arrêtait pendant leur retransmission. La publicité ci-dessus est reprise du livre de Erwin Reiss, Fersehn unterm Faschismus, Berlin, Elefanten Press, 1979.
  • "Forme pathologique d'Etat", notion empruntée à P. Bourdieu (Sur l'Etat. Cours au Collège de France, janvier 1991, Seuil, 2012). L'auteur parle d'une "coercition invisible" qui peut évoquer l'inculcation d'un langage totalitaire : "le fait que notre pensée puisse être habitée par l'Etat", etc.

dimanche 2 décembre 2012

Ni biens ni services : data

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Michael Mandel, "Beyond Goods and Services: The (Unmeasured) Rise of the Data-Driven Economy",  October 2012, progressive policy institute, 13 p.

Les données collectées sur le Web (entre autres) n'ont pas fini de bouleverser l'économie.
L'article de Michael Mandel critique la traditionnelle dichotomie de l'économie classique qui distingue les biens et les services et les inventorie jusqu'au mondre détail. Il faut, dit-il, y ajouter les data à cette inventaire classique. Les data sont sous-évaluées par l'analyse économique, elles échappent à la statistique courante. Il faut, pour ces data, créer une catégorie statistique nouvelle, à part entière, capable d'intégrer leur circulation, importation, exportation, leur accumulation, leur transformation, etc. Actuellement, les data sont généralement intégrées dans la catégorie "services".

N.B. La démonstration, parfois rapide dans les exemplifications, porte essentiellement sur l'économie et la comptabilité américaines. L'article n'évoque pas seulement les données "média" mais aussi des données bio-technologiques, financières, médicales, climatiques, etc.

Prendre en compte les data permettrait d'abord, selon Michael Mandel, d'apprécier plus complètement et plus justement la contribution des entreprises du numérique au développement économique d'un pays ; dans le même mouvement, elle permettrait de préciser la menace que des entreprises internationales font peser sur les économies nationales dont les données sont pillées (pour revenir à l'expression canonique de Pierre Jalée). Cette nouvelle catégorie permettrait la mise en place d'une gestion stratégique, politique des données.
Les données sont la matière première de l'économie au stade du numérique. Données collectées grâce aux médias, en échange de services offerts "gratuitement" en apparence (courrier, bureautique, agrégation en tout genre, navigation sur le Web, échanges sur les réseaux sociaux, applis, etc.). Cette économie est semblable dans son principe à celle de l'économie publicitaire développée depuis le milieu du XIXe siècle : le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur accordent de l'attention à des messages publicitaires en échange de divertissement, d'information, etc. Economie de l'attention (we pay attention, dit l'anglais) qui est aussi une économie de l'engagement (l'engagement, notion confuse, n'est qu'une dimension de l'attention).

Ce qui est nouveau avec le numérique, c'est la masse des données (big data) prélevées et accumulées, et le traitement qui en est effectué, véritable travail de transformation (Verarbeitung) des données en outils commerciaux, en valeur. Ce que l'internaute "donne", confie, souvent sans le savoir, ponction indolore, comme on dit des impôts indirects, ce qui est extrait lors d'une navigation, d'une recherche, d'un échange de courriers, d'une localisation, d'une socialisation (partage, recommandation, appréciation, etc.) lui échappe et poursuit sa vie dans l'économie numérique (cookies, tags, ciblage, etc.). Plus-value, sur-travail médiatique qui s'accumule, s'échange, circule, se dévalue et se périme, etc.

C'est à cette lumière sans doute qu'il faut comprendre les oppositions qui se font jour en de nombreux pays à l'égard de grands entreprises mondiales accusées de ne pas payer d'impôt, de ne pas payer les contenus empruntés aux médias - aujourd'hui la presse, demain la télévision. Une telle réflexion peut aboutir à une remise en chantier des notions politiques de "secteur stratégique" et de domaine régalien : faut-il y intégrer les data ?
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dimanche 25 novembre 2012

Aragon, journalisme et roman


Daniel Bougnoux, Aragon, la confusion des genres, Paris, Gallimard, 2012, 205 p. , 19,9 €
Aragon, Oeuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, 1537 p., 69 €

Journalisme et roman, théâtre, poésie... Aragon a brouillé systématiquement les genres, comme dans sa vie. Daniel Bougnoux connaît Aragon sur le bout du doigt : il est l'éditeur des oeuvres romanesques en Pléiade (dont le cinqième tome vient de paraître), il est aussi Professeur, spécialiste de communication, auteur de manuels universitaires.
La confusion des genres qui structure son essai sur la vie d'Aragon est aussi celle des sentiments, celle de la vie familiale, de la vie amoureuse et de la vie politique. Drôle de vie : avec cet essai, nous y entrons comme dans un moulin, un peu gênés par ce "mentir-vrai" à tout va. Refermant le livre, on a surtout envie de (re)lire Aragon. Il nous est devenu un peu moins étranger, un peu plus attachant. Qu'avons-nous compris ? La frime, les masques et les fidélités qu'il s'impose, semblent exprimer une constante difficulté de vivre : "Comment, comment pouvons-nous supporter le monde tel qu'il est ? J'ai passé mon temps à l'imaginer autre", avoue-t-il dans Blanche ou l'oubli. Voyons là une clef de lecture. Dire le monde tel qu'il est, travail de journaliste ; dire le monde tel qu'il pourrait être, travail politique ; rêver le monde, oeuvre de poète... Pour Aragon, roman et poésie se nourrissent de journalisme.

Ecole de la rue, école des médias
La relation d'Aragon aux médias est constante. Tout d'abord parce qu'il dirigea successivement trois journaux : Paris-Journal (1923), Ce soir (1937) et Les Lettres Françaises (1953-1972), cela après avoir été rédacteur à L’Humanité en 1933. A l'époque, avec l'affichage (sauvage), la presse était le premier média du Parti communiste qui compta de nombreux titres, quotidiens, magazines, revues. Un groupe de presse majeur appliquant à la propagande et à l'information un marketing précis et une segmentation rigoureuse. 
Daniel Bougnoux note que les surréalistes célébraient en esthètes la vie urbaine et ses bizarreries commerciales : publicité, néons, affiches, passages, music-hall, marchandises de tous ordres offertes à la flânerie et aux déambulations. C'est l'héritage baudelairien. Mais ils n'en dénonçaient pas moins le journalisme, trop quotidien pour eux, trop “au goût du jour”. Aragon, au contraire, aurait éprouvé autant de fascination que de répulsion pour le journalisme, l'actualité et la presse. Goût pour “le déballez-moi ça de l’univers” (L’Année terrible) : Zeitgeist, dit Daniel Bougnoux, mi Google mi-Hegel. Comme Sartre, intellectuel total ? A la différence d'André Breton, Aragon revendique la proximité féconde de la littérature et du journalisme : “S’il est vrai qu’il faut lire la poésie autrement que le journal, il faut savoir aussi la lire comme le journal” (Chronique du Bel Canto). Retenons encore cette question qui donnerait une maxime féconde pour le journalisme : “Comment savoir ce qui se passe sans avoir notion de ce qui ne se passe pas ?” ("Le contraire-dit").

La création littéraire comme anti-dogmatisme ?
Daniel Bougnoux considère que Aragon a été protégé du dogmatisme par le roman et par le travail dans les journaux. Au contraire, l’enseignement, le cours magistral portent au dogmatisme, à la scholastique, au marxisme de la chair : tout le contraire de l’innovation, de l’invention, de la création. Sauf à enseigner en cherchant, ses mots, ses idées au lieu d'asséner des cours et des méthodes. L'un de ses héros de roman déclarera : “C’est curieux d’être un enseignant quand on est sûr de rien” (cité p.195). Cheminements bizarres de la création : “Comment suivre une idée ? Ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques apparaissent au balcon”. 
L'auteur rappelle qu'Aragon fut traducteur (cf. l'émission de France Culture, "Aragon traducteur"). Pouchkine, Maïakovski, Shakespeare, Brecht, Lewis Carroll, Rafael Alberti) : toutes ces langues qu'il épousa (il est aidé de son épouse, russophone, Elsa Triolet, pour la traduction de Maïakoski) affecteront sa manière de dire, et, sans doute, sa “chorégraphie mentale”.
Cet essai a pour ambition de dévoiler “comment marche une tête”, celle d’Aragon ; on y suit aussi celle de Daniel Bougnoux lisant Aragon. Livre parfois émouvant, ironique tout le temps, sans insister jamais.  Livre court, d'avoir le bon goût de ne pas conclure.

Comme c'est le trentième anniversaire de la mort d'Aragon, le pseudo-événement nous vaut des présences dans les médias (cf. supra, le Hors Série de L'Humanité, les interventions de France Culture, etc.). Les hasards du marketing de Gallimard nous apportent aussi le Tome 5 des oeuvres romanesques d'Aragon. On y trouve, entre autre, "La mise à mort", "Blanche ou l'oubli", "Le contraire-dit". Illustrations des énoncés et hypothèses de Daniel Bougnoux.
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mercredi 21 novembre 2012

Economie de la télévision en France

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L'économie de la télévision. Financements, audiences, programmes, septembre 2012, 45 p. Index des tableaux et graphiques.

La direction des études du CNC publie un tableau synthétique de la télévision en France au cours de la précédente décennie (2002-2011) : financements, dépenses et diffusion des programmes, audience (mesurée, i.e. vendable). Excellent outil de travail, indispensable pour établir un bilan de l'économie télévisuelle selon les critères courants de la télévision commerciale et publique et de la législation en cours.
On y perçoit aussi l'identité remarquable des télévisions européennes, toutes développées dans un marché et une culture issus du secteur public : par rapport au marché télévisuel américain, la part des financements publics (impôt) est plus élevée en Europe et celle des abonnements y est plus faible. Les Américains paient leur télévision. En revanche, la part globale de la publicité est comparable dans les deux continents.
Ce qui n'apparaît pas dans ce tableau de la télévision par le CNC est l'indigence des financements locaux en Europe et notamment en France. D'ailleurs, le local n'est évoqué qu'à l'occasion d'un agrégat attrape-tout dit "autres chaînes" : "chaînes TNT, thématiques, locales, régionales, interactives, étrangères et non signées" ! Agrégat qui, depuis quatre ans, réunit la plus grande part d'audience et désigne, de facto, le périmètre flou de la télévision non connue (plus du tiers, cf. p. 19).
Comparée à la télévision américaine, la télévision européenne, privée de sa dimension locale, s'appuie sur un marché publicitaire restreint.

Sur le plan des programmes, certains indicateurs sont alarmants : par exemple, la fiction française est, depuis 2009, absente des meilleures audiences, elle y est remplacée par la fiction américaine. Les chaînes de la TNT semblent d'ailleurs avoir facilité l'implantation télévisuelle des films américains. Logique : toute extension de l'offre globale de télévision qui ne s'accompagne pas d'une extension comparable de la production de fiction française augmente mécaniquement la place des productions de la télévision américaine.

En tant qu'institution d'Etat, le CNC ne peut que suivre les taxonomies en cours servant à la gestion de l'Eat ;  toutefois, certaines catégories commencent à sentir le renfermé ("chaînes historiques", décomposition en "genres de programmes", etc.). D'autres catégories mériteraient une sévère remise en chantier (le "coût de grille", par exemple). Enfin, pourquoi comparer les médias selon leurs volumes d'investissements publicitaires "bruts" alors que chacun sait que les écarts entre brut et net varient considérablement selon les médias : 1 million d'euros brut en TV vaut bien plus en net que la même somme en affichage papier. Un agrégat "Europe" est désormais indispensable.

Ce tableau de la télévision omet volontairement les extensions hors télévision traditionnelle de l'économie télévisuelle : rien sur les performances des chaînes sur le Web notamment (sites, réseaux sociaux, applis de  télévision sociale, multiscreentaskingetc.) ; rien sur la diffusion de la vidéo en ligne, rien sur YouTube qui pourtant est en passe de devenir le principal conconcurrent des chaînes françaises ; un tableau comparatif complet des performances et des obligations respectives des diffusions serait bienvenu. Rien non plus sur la définition de l'audience mesurée, la seule qui compte pour la compréhension du marché. On le voit : c'est l'extension et la définition même de la notion de télévision qui doivent être repensées.
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lundi 5 novembre 2012

Face à face et numérique : Face-to-Facebook


Ed. Keller, Brad Fay, The Face-to-Face Book. Why Real Relationships Rule in a Digital Marketplace, Free Press, 2012, Index. 12,99 $ (édition numérique).

A en croire les réseaux sociaux et ceux qui prônent leur utilisation publicitaire, il n'y aurait plus de conversation que numérique. Facebook aurait avalé toute la conversation du monde (du latin conversatio : commerce, intimité, fréquentation).
Les transports, les bistrots, le fameux Café du commerce, la machine à café s'avèrent pourtant des lieux essentiels de conversation. Les opinions, les décisions d'achat, de vote, s'y forment ; les opinions "individuelles", les goûts et les dégoûts, les centres d'intérêt s'y mettent en place ; arguments et rationalisation.

L'ouvrage est basé sur une enquête continue par interviews menée sur les conversations, le bouche à oreille (word-of-mouth, WOM, une expression qui viendrait de Ernest Dichter) Aux Etats-Unis l'enquête, TalkTrack, repose sur des échantillons représentatifs de 700 interviewés de 13 à 69 ans  par semaine. Il en ressort que les Américains parlent chaque jour en moyenne de dix marques, pendant 3 à 10 minutes chacune. 90% des conversations ont lieu off-line (14% au téléphone, 76 % en face à face), 8% on-line (cf. graphique ci-dessous). Sur quoi roulent ces conversations ? On-line, les marques de divertissement, les marques d'automobile, de technologies, de télécoms et de sport représentent plus de 80% des conversations ; off-line, la dispersion est plus large (ces mêmes catégories représentant moins de 50 des conversations). La richesse des données produites laisse rêveur.
Les résultats de TalkTrack replacent les conversations en ligne dans une perspective stimulante. Ils remettent les réseaux sociaux à leurs place. Les auteurs font l'hypothèse que l'abondance d'informations, l'encombrement informationnel conduisent les consommateurs à se réfugier dans les avis, les conseils de personnes en qui ils ont confiance, les proches, "the influencer next door" : plus il y a d'information commerciale (clutter), plus le bouche à oreille est nécessaire et décisif, plus il est réconfortant.
Les résultats de cette enquête sont particulièrement importants pour la publicité : comment concevoir et planifier les actions publicitaires pour qu'elles déclenchent le bouche à oreille, une sorte de rumeur, une émotion, en un mot, un engagement? Par exemple, la télévision regardée en groupe dans les bars (celle qui échappe aux audimètres), engage plus que celle regardée à la maison. Peut-on étendre une telle observation / conclusion à la télévision sociale ? Le livre fourmille d'exemples semblables, plus ou moins iconoclastes.

Au plan théorique, les auteurs partent des principes établis par Elihu Katz et Paul Lazarsfeld dans Personal Influence en 1955 (the "two-step flow of communication") et confirmés par Ed Keller et Jon Berry en 2003 : The Influentials: One American in Ten Tells the Other Nine How to Vote, Where to Eat and What to Buy. Les données empiriques dont disposent Ed Keller et Brad Fay leur permettent de remettre en chantier certaines des conclusions de toute cette école.

Pratiquement, les auteurs plaident pour plus d'équilibre dans les plans de communication faisant appel aux réseaux sociaux : à côté, et peut-être avant les relations virtuelles, on-line, il faut exploiter les relations réelles qui s'établissent dans le vrai monde (in real life). Car les réseaux sociaux réels l'emportent sur les réseaux sociaux virtuels, et de loin. Ce livre constitue une forte invitation à penser et à repenser les réseaux sociaux dans leur ensemble, off- et on-line. A propos, rien n'indique que les réseaux virtuels remplacent ou prolongent les réseaux réels ; un fossé infranchissable les sépare peut-être, et même, peut-être sont-ils non-substituables. Penser à la définition que donne parfois Sheryl Sandberg du marketing avec Facebook : “word of mouth at scale".

Conversation on-line et off-line selon l'enquête TalkTrack (juillet 2010-juin 2011). Groupe Keller Fay (o.c.).

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samedi 27 octobre 2012

Aux limites du tourisme, la culture


"Nouvelles (?) frontières du tourisme", Actes de la recherche en sciences sociales, N°170, décembre 2007

Les auteurs réunis dans ce numéro décortiquent la genèse et les caractéristiques de formes particulières de tourisme telles que les chambres d’hôtes (Gîtes de France), le tourisme humanitaire (Tourisme et Développement Solidaire), le tourisme religieux, le Club Méditerranée et Tourisme et Travail (proche de la CGT). L'une des contributions, particulièrement éclairante, est consacrée au rôle des voyages dans la formation des "élites". L'ensemble constitue une véritable variation eidétique ; cette approche multiple dégage l’essence du discours touristique, le rôle joué par les prétextes et motifs apparents (rattrapage culturel, solidarité, etc. ), tout le travail de rationalisation qui accompagne l’économie touristique, et constitue une part essentielle de son marketing.

L’analyse sociologique révèle la mise en scène de l’illusion qui est au principe de ces formes de tourisme toutes situées à la limite de l’économie touristique. Toujours ce besoin d’illusion du touriste "pas comme les autres", qui ne veut pas "bronzer idiot" et rehausse ses vacances de divers "suppléments d’âme".

Alors, touristes un peu honteux, en proie à la "mauvaise foi", les "bronzés" déguisent leur tourisme. Plutôt que du tourisme, ils font de l’humanitaire, du "tourisme vert", du "voyage nature" (Carnets d'Aventures, Bio sous-marine), de l'oenotourisme, de l’écotourisme, du "tourisme durable", des pèlerinages religieux (Compostelle), de la  littérature, des voyages culturels ("faire de la culture un voyage", propose Arts et Vie), de la photographie (Destination Photo. Le magazine du photographe voyageur, lancé en juin 2012). Moins honteux, les pêcheurs et chasseurs : Partir pêcher, Voyages de chasse, Voyages de pêche, HS Chasse sous-marine de Apnéa (plongée), etc. En juillet 2013, le groupe Prisma / Bertelsman lance un bimestriel, Femme Actuelle Jeux Voyage pour que ses lectrices puissent "se cultiver tout en voyageant".
Toutes ces dimensions atténuent et dissimulent ce qu’il y a de culpabilisant dans cette bougeotte généralisée et ce désir d’exotisme lorsqu’il met des touristes riches en présence d'autochtones pauvres. Culpabilité qui fit le succès d'un roman emblématique, The Ugly American (William Lederer et Eugene Burdic, 1958).
Comme ces tourismes grimés, les discours touristiques que produisent la sémiologie publicitaire, les magazines et les catalogues se fondent sur l’euphémisation voire la dénégation des rapports commerciaux. Dans les rubriques des magazines, dominent des références culturelles : histoire, architecture, gastronomie, œnologie, patrimoine, terroirs, religions (d'après une analyse des unes de 700 titres nouveaux et Hors Série consacrés en France au tourisme depuis 2000. Source : base presse MM, octobre 2012). L'attention au prix ("pas cher", "malin", etc.) peut être perçu et revendiqué comme une confirmation de l'intérêt désintéressé des touristes pour "l'autre".

L'analyse socio-démographique issue des "enquêtes de référence" laisse échapper tout ce sens que seul peut saisir le type de sociologie pluri-disciplinaire que pratique Actes de la recherche.
Pourtant les méthodologies mobilisées dans ce numéro restent classiques : enquête, documentation diachronique, sémiologie. Rien de neuf dans le "Métier de sociologue" ? Internet n’aurait donc rien changé en quinze ans aux moyens d'investigation des sciences sociales ?
Des études linguistiques qui exploiteraient les contenus langagiers des sites de tourisme compléteraient avantageusement les analyses classiques : mots clés utilisés dans les moteurs de recherche pour trouver un lieu de vacances, clusters de mots (Weborama), bruits qui courent sur Internet en matière de tourisme, etc. Rien de tel que ces "terrains" nouveaux pour cerner des stratégies d’argumentation, repérer des changements de tendance.

Le développement des réseaux sociaux est postérieur à cette publication. Les réseaux recourent à de nouvelles formes de narrativité et de célébration (recommandation, partage, "like", par exemple) exploitant les photographies grâce à l'usage généralisé et gratuit du smartphone. Les vacances et le tourisme alimentent largement les interventions sur Facebook.
De plus, les réseaux sociaux apportent une "documentation" courante, actuelle, abondante qui pourrait avantageusement enrichir l'analyse diachronique des sociologues. L'étude des réseaux sociaux améliorerait certainement la compréhension du tourisme et de ses discours.
Ceci invite à mettre en chantier la réforme méthodologique des sciences sociales qu'appellent ces nouveaux types de "faits sociaux" en réseau que construisent les réseaux sociaux.

Librairie (Harvard, 2008)

jeudi 18 octobre 2012

Multitasking, économie du capital humain

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Stefan Rieger, Multitasking. Zur Ökonomie der Spaltung, édition Unseld, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, 136 p.

Le multitasking est de ces notions dont l'évidence aveugle ; tout le monde en a une intuition et, dès que l'on tente de l'approfondir, elle se dérobe. Stefan Rieger place le multitasking dans une perspective économique, celle du rendement du capital humain et de l'augmentation de la productivité. Mais ce n'est pas un livre de science économique, plutôt un ouvrage de philosophie, d'histoire et de psychologie sur la division de soi, la scission (Spaltung) qu'impose le multitasking : s'agit-il de diviser pour régner ? Qui divise ? Qui règne ? Dans la vie multi-tâche, on n'a plus une minute à soi, plus de temps pour penser. Le multitasking empêche de penser, de rêver, d'imaginer, de critiquer tant et si bien que cette "auto-optimisation de soi-même" (à force d'entraînement et de gymnastique mentale) finit par être contre-productive ; la simultanéité comme enrichissement du temps est une utopie définitive.

L'intérêt de cet ouvrage est de replacer la multitasking dans un cadre plus général. L'auteur mobilise l'histoire et la philosophie pour désenclaver la problématique du multitasking, pour le sortir des médias. Les médias ne sont qu'une occasion de plus de mener plusieurs tâches plus ou moins simultanément : ils n'ont pas inventé le multitasking, ils l'ont banalisé. La propension au multitasking semblait infinie. La limite du multitasking est l'accident : l'histoire de l'automobile est l'histoire navrante et criminelle de cette limite (cf. les dégats récents des textos rédigés et lus par des automobilistes).
Les écrans ont multiplié les occasions de multitasking (multiscreentasking) certes, mais le phénomène existait auparavant au point que les enquêtes de budget temps des années 1980 et avant (INSEE, CESP, etc.) distinguaient dans les questionnaires et leur exploitation, activités primaires et activités secondaires. Par exemple : lire le journal en regardant la télévision. Dans ce cas, qu'est-ce qui est primaire, qu'est-ce qui est secondaire ? De même, on a longtemps considéré de manière caricaturale - et sexiste - que les femmes étaient plus aptes au multitasking que les hommes. Psychologie de domination ?
L'auteur mobilise pour son propos de nombreuses illustrations convaincantes. Il rappelle aussi la contribution de la mythologie à l'anatomie du multitasking : avoir quatre mains, plusieurs bras, comme la pieuvre, l'hydre et ses sept têtes, des yeux devant et derrière la tête comme Argus, etc.
On oublie trop que dans le multitasking, les tâches sont inégales, asymétriques : certaines sont plus automatiques que les autres, conduire, tricoter, entendre la radio, etc. On parle alors de médias d'accompagnement (radio) : on peut entendre la radio en lisant, mais peut-on écouter une émission en lisant ? Tâche de fond, fond de tâche et multi-tâche : la Gestalt Psychologie aurait son mot à dire pour décrire le multitasking.
L'ouvrage de Stefan Rieger est inattendu, stimulant ; il montre aussi combien notre compréhension du multitasking reste confuse et limitée. Car enfin, nous ne cessons pas de nous parler à nous mêmes, de "penser", de rêver. Monologue intérieur et sous-conversation que vise la littérature, de Dujardin et Joyce à Sarraute. Le multitasking courant, productiviste, observable, détruit-il l'autre, inévitable, presque imperceptible de l'extérieur, qui permet de vivre ? "Car le même est à la fois être et penser", disait le Poème de Parménide (Fragment 3) ; "ça" pense, "ça" parle, "ça" rêve... disent les psychanalystes, pointant le multitasking premier.

N.B. La notion de multitasking gagnerait à être rapprocheé de celle de multi-positionnalité (Luc Boltanski. Cf. "L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe", in Revue Française de Sociologie, vol. 14, N° 1, pp. 3–20, 1973).
Notons encore que l'on pourrait confronter la critique du multitasking à celle de l'organisation monotâche du travail à la chaîne (OST) et du taylorisme.
Edouard Dujardin, dans son texte sur le "monologue intérieur" (1931) rappelle que les critiques ont comparé ce type de monologue au film et à la radio (TSF).

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dimanche 30 septembre 2012

Télévision socialisée, socialisante. Vue d'Italie.

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Giampaolo Colletti, Andrea Materia, Social TV. Guida alla nuova TV nell'era di Facebook e Twitter, Gruppo 24 ore, Milano, 172 p. 20 €

Le titre énonce tout un programme : c'est la télévision qui vit à l'âge de Facebook et non Facebook qui vit à l'âge de la télévision. La télévision, pourtant présente dans tous les foyers depuis plusieurs décennies, ne définit plus ce siècle : c'est Facebook qui donne le ton et cadre l'univers des pratiques médiatiques. Soit. A moins que la télévision aille tellement de soi qu'on ne la remarque plus...
Notons encore que l'objet de ce livre est de facto le multiscreentasking, articulation de la socialisation via un écran (ordinateur, tablette, smartphone) à l'occasion d'une émission de télévision. L'ancrage reste le téléviseur et la télévision, qui grâce aux écrans périphériques, porte ses débats hors du foyer, hors de l'intimité familiale.
Plutôt que d'interactivité homme / machines, il s'agit surtout de discussion publique entre personnes. Aucun téléviseur, aucun écran périphérique ne risque de passer aujourd'hui le test de Turing, seul critère d'une réelle interactivité.

L'ouvrage comporte 4 parties. L'une consacrée à l'évolution sociale, interactive du modèle économique de la télévision. Viennent ensuite deux partie consacrées à la description de la télévision sociale aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne puis en Italie. La dernière partie liste dix règles d'or à respecter pour que la télévision sociale soit un succès. L'ouvrage présente d'incontestables qualités didactiques : explications, clarté d'exposition, études de cas (mais il manque un index). Dommage que les auteurs évoquent peu le marché des startups italiennes (HyperTV eXperience, par exemple), de l'incubation (Vejo Park, etc.). A l'indispensable inventaire s'ajoute une réflexion transversale originale. Citons deux exemples.
  • Le rôle des analytiques et les limites de l'audimétrie, (les auteurs provoquent et citent "l'auditel è una bufala, equivale a credere all'oroscopo", p. 35). Quelle relation opérationnelle entre la réussite en termes d'audience et la réussite en termes de "like", twitts, followers et autres engagements, etc. 
  • L'hyperlocal ("micro-territori"), la télévision sociale et le reportage ("video-racconto"). Le développement et le rôle de la vidéo locale sont évoqués avec l'alliance commerciale et politique du local, de la vidéo et du mobile, formule de succès pour la télévision sociale locale. Un tel modèle économique emprunte nécessairement au crowdsourcing et au crowdfunding : "cosi si muove la nuova webtv") !
Voici un travail consacré au numérique qui rompt, un peu, avec la vision courante des médias imposée par Apple, Facebook, Google, Yahoo! et consorts. Le développement numérique de l'Italie (Restart Italia!) pourrait contribuer à réveiller l'Europe de son sommeil numérique, sommeil bercé dangereusement par quelques grands acteurs qui en profitent grassement.

N.B. un ouvrage sur le même sujet : "Social TV : expérience nouvelle"
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dimanche 23 septembre 2012

Les médias et les bruits du silence

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George Prochnik, In Pursuit of Silence. Listening for Meaning in a World of Noise, New York, Doubleday, 2010, $ 11,99 (eBook), 352 p.

Un livre sur le silence ne peut ignorer les médias : s'il y a des médias silencieux (la presse, l'affiche en papier), il en est des bruyants (radio, télévision, jeux vidéo, téléphone, cinéma). Notre société vit dans un monde bruyant : bruits des médias, bruit de la ville, de la rue et des moteurs, bruit dans les magasins, les restaurants, les bistrots, bruits de la foule, de la cour de récré, du lieu de travail...
Ce que nous appelons silence est l'absence de tout bruit perçu.  Les partitions indiquent le silence, sa durée. Fait silence celui qui cesse de parler, de chanter, de jouer, le temps d'un soupir ou d'un demi-soupir. Est-ce là un degré zéro des médias sonores ou simplement un bruit que l'on n'entend plus, à force de l'avoir entendu, un bruit auquel on s'attend, auquel on s'est habitué. Le silence serait un bruit qui dérangerait si l'on ne l'entendait plus. "Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à entendre" ("There is always something to see, something to hear"), affirme le musicien John Cage (Silence, 1961) qui, pour faire entendre ce bruit ambiant, composa "4'33''", opus où l'on n'a cru entendre que du silence (John Cage avait même envisagé de vendre du silence à Muzak !).

L'environnement sonore, "Soundscape", est force formatrice d'habitudes perceptives, certes. Que sait-on de l'habitus sonore acquis dans le bruit environnant, que toute une population partage plus ou moins ? "Tuning of the world" selon le titre d'un ouvrage canonique sur le sujet (de R. Murray Schafer, 1977). Bande-son de nos sociétés....
Pour comprendre le silence, l'auteur a mené une enquête quelque peu journalistique, allant dans toutes les directions recuillir des expériences du silence et du bruit. Des anecdotes, des travaux scientifiques, des entretiens avec toutes sortes de professionnels : astronaute, soldat, médecin, policier, psychologue, moine, acousticien, ingénieur, enseignant... Mais cette accumulation ne vient pas au bout de la question. Le plus intéressant, pour nous, dans ce livre, est ce qui touche à l'urbanisme, au marketing dans les points de vente et aux différentes formes de lutte contre le bruit : toutes ces dimensions du bruit nécessitant des mesures donc des objectivations.

Pourquoi tant de bruit ? 
Au point que tant de personnes en deviennent sourdes (hearing loss). Certaines populations africaines vivant loin du bruit ont, à 70 ans, une meilleure ouïe que des new-yorkais de 20 ans. Effet pathogène des appareils audio (iPod, etc.), effet des machines, des véhicules, bruit assourdissant des clubs, des concerts de musique populaire (rock, etc.), des salles de cinéma, des stades dont l'architecture est conçue justement pour créer et accentuer la sensation de bruit, de foule, pour euphoriser (on a gagné ! ). La célébration chez le "futuriste" Filippo Marinetti (Manifeste publié le 20 février 1909 à la une du Figaro) de la vitesse et du bruit, culminant dans le culte de l'automobile et des machines était prémonitoire.
"Acoustic stimulation": plus le rythme de la musique diffusée dans un restaurant est rapide, plus les clients mangent vite. Plus la musique est forte dans un bar, plus les consommateurs consomment. Le fond sonore des points de vente s'est emparé de la musique pour accroître les ventes ; muzak (créé en 1934), dmx (qui mobilise Pandora), Mood Media revendiquent une  "multi-sensory branding". Conditionnement musical pour travailler plus, dépenser plus...
Parfois, la musique s'est emparée des bruits : "Voulez-vous ouïr les bruits de Paris" (Clément Janequin, sur les cris des marchands), "Pacific 231" (Arthur Honegger, sur une locomotive à vapeur)...



"The right not to listen" : le droit de ne pas écouter
L'auteur rappelle que, en 1950, les passagers de la gare Grand Central Station, à New York, ont dû se mobiliser pour que cesse la diffusion de musique de fond sandwichée de messages publicitaires (fond sonore fourni par Muzak, en l'occurence). La gare avait vendu ses clients. Crainte de ces clients que bientôt les trains eux-même diffusent cette musique commerciale. Craignant pour la réputation de leur profession, les publicitaires se rallièrent aux manifestants.

Cet ouvrage invite à quelques interrogations
  • Il évoque peu l'exposition au bruit sur le lieu de travail. L'auteur est sans doute plus à l'aise avec les moines qu'avec les ouvriers du bâtiment !
  • Les expériences évoquées sont essentiellement américaines. On voudrait en savoir plus sur le silence dans d'autres cultures.
  • Faut-il étendre au "silence" la notion de "bien public", lui donner le statut d'un bien (commun ?) qu'il ne faut pas gaspiller ? La pollution sonore est si peu combattue... Le droit de ne pas écouter, de ne pas entendre est un droit de l'Homme. Question lourde d'implications : droit de refuser la publicité (opt-in), valeur de la publicité choisie, de l'engagement volontaire. On rencontre des questions soulevées par la publicité sur le Web.
  • Pourquoi ne pas reprendre et approfondir le concept de "schizophonie" (R. Murray Schafer) : les sons que l'on écoute séparés de leur contexte original (musique vivante enregistrée et amplifiée, paroles sans visage qui ne s'adressent à aucun visage, etc.). 
"Ôte toi de mon silence"
Combien de fois a-t-on envie de dire aux bruyants qui nous accablent de leurs médias : "Touche pas à ma tranquilité", "Baisse le son", "Ne téléphonez pas dans des lieux publics"... George Prochnic suggère que plutôt que s'opposer au bruit, il faut faire valoir l'importance du silence. Qui peut entendre cela ?
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A l'entrée de la Cathédrale Saint-Nicolas à Fribourg (Suisse)

lundi 10 septembre 2012

Web mobile et immobile en Allemagne

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Birgit Van Eimeren, Beate Frees, "76 Prozent der Deutschen online- neue Nutzungs-situationen durch mobile Endgeräte", Media Perspektiven 7-8 2012, S. 362-379.
Bettina Klumpe, "Geräteausstattung der Onlinenutzer", Media Perspektiven 7-8 2012, S. 391-396.

"ARD/ZDF-Onlinestudie 2012". Etude annuelle conduite par la télévision publique allemande (ARD/ZDF) auprès d'un échantillon d'internautes germanophones de 14 ans et plus (environ 1 250 personnes interrogées chaque année) depuis 1997. Le questionnaire comporte une part fixe, établie depuis la première enquête, qui assure une comparabilité partielle ; à cela s'ajoute une part variable pour prendre en compte les innovations. Sur cette enquête, voir : "15 jahre Onlineforschung bei ARD und ZDF", par Bettina Klumpe, Media Perspektiven 7-8 2011, S. 370-376
Nous n'évoquerons ici des résultats produits que ce qui est consacré à la place nouvelle que conquièrent rapidement les supports mobiles dans la consommation des médias numériques.

L'équipement en mobilité est généralisé, dépassant tous les équipement de communication. L'étude met en évidence la croissance de l'utilisation de supports mobiles pour accéder au Web (23% des internautes) et, corrélativement, la croissance de l'utilisation des applis (déjà 24% d'utilisateurs).
Bien sûr, comme souvent au début de la diffusion d'une nouvelle technologie, ce sont les plus jeunes qui sont le plus aisément convertis à l'Internet mobile (45% des internautes de 14-29 ans en 2012) ; le mobile est déclaré indispensable pour accéder au Web (unverzichtbar) par 26 % d'entre eux.
Croissance de l'utilisation en déplacement (unterwegs) : 23% des des internautes déclarent se connecter au Web en mobilité (84% d'entre eux le font avec un smartphone).
Confirmation que le smartphone l'emportera bientôt comme outil de connection Internet avec toutes les conséquences que l'on peut commencer à observer quant aux modalités d'utilisation du Web (cf. La révolution de l'économie du Web).
Les médias lourds, encombrants sont d'abord des médias du domicile (téléviseur, ordinateur) et du confort de consommation. Le smartphone est le média de la mobilité, de l'indépendance à l'égard des lieux. La tablette, dont le "lieu" n'est pas encore établi, est déjà présente dans 8% des foyers.
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samedi 1 septembre 2012

Journalisme littéraire : Joan Didion


  • Joan Didion, Slouching Towards Bethlehem. Essays, FSG Classics, 1956, 238 p.
  • Joan Didion, We Tell Ourselves Stories In Order To Live, Collected Nonfiction, Every Man's Library. Alfred A. Knopf, 2006, 1122 p., Chronology, avec une superbe Introduction de John Leonard.
Californienne de souche, née à Sacramento en 1934, Joan Didion commnce une carrière de journaliste au magazine Vogue (1956). Son premier ouvrage, qui regroupe des essais de journalisme littéraire ("non-fiction"), est publié en 1968 : Slouching Towards Bethlehem, d'après le titre d'un essai très sceptique sur la vie des hippies à San Francisco (Haight-Ashbury district). Genre hybride ?
Les thèmes abordés par l'oeuvre de Joan Didion sont divers mais ils possèdent une unité de style littéraire et philosophique, faite d'apparent détachement, d'émotion sans les mots galvaudés de l'émotion. Jamais sentimentales, presque ethnographiques, ses analyses semblent être l'effet d'un regard anthropologique sur les Etats-Unis. Beaucoup d'observations subtiles jamais ennuyeuses, orientent un regard tour à tour proche et éloigné - macro-micro - à la Lévi-Strauss. Son métier, son talent en matière de journalisme, c'est aussi sa discrétion : "My only advantage as a reporter is that I am so physically small, so temperamentally unobtrusive, and so neurotically inarticulate that people tend to forget that my presence runs counter to their best interests". La complaisance n'est pas son genre moral.

Presque tous les sujets traités le sont à son initiative ("my idea"); ils ont été publiés d'abord par des revues et des magazines de toutes sortes (The New York Review of Books, The New Yorker, New West, The New York Times Magazine, The Amercain Scholar, Vogue, The Saturday Evening Post, Travel & Leisure, Esquire, mais elle se les approprie ("Whatever I do write reflects, sometimes gratuitously, how I feel") puis, de cette diversité de "choses vues" de très près, à l'air parfois hétéroclite, surgit une vision, un point de vue lucide sur la transformation des Etats-Unis et de leur culture. Joan Didion prend son sujet par tous les bouts : l'importance des centres commerciaux (mall culture), les hippies, El Salvador, Cuba, Bogota, l'oligarchie politicienne, ses journalistes et ses consultants... Hollywood, John Wayne, Los Angeles et la Californie, Miami et la Floride.
Les médias installés en prennent pour leur grade, jusqu'au Wahsington Post (elle ne décèle pas la moindre activité cérébrale dans les textes de B. Woodward, l'un des journalistes de l'histoire du Watergate !). Complices des pouvoirs, "media poisoners", disaient les hippies.

Dans "Political fictions", Joan Didion décrit, mieux que les spécialistes auto-proclammés de la science politique, l'hégémonie de la politique politicienne, des politiciens professionnels qui ont confisqué la démocratie américaine pour en faire leur business. Elle stigmatise l'usage électoral des médias, pointant, derrière d'apparentes oppositions, un consensus intéressé sur les limites du dissensus entre partis politiques alternant au pouvoir. Conclusion : "le plus grand des partis est celui de ceux qui ne voient pas de raison de voter".

Tous ces petits écrits font de très grands livres.
Lus trop vite, les essais de Joan Didion ont été souvent mal compris ; il faut les lire en gardant présente à l'esprit leur idée dominante : la décomposition du monde social, son désordre ("the evidence of atomization, the proof that hings fall apart"), son entropie (Levi-Strauss disait qu'anthropologie devrait s'écrire entropologie) ; on peut les lire avec profit en songeant que l'économie numérique porte l'atomisation sociale à l'incandescence. CfKatherine Losse à propos de Facebook. A confronter aussi à la lecture de la Californie par Jean-Michel Maulpoix.
Cette oeuvre journalistique est aussi, en marge, une réflexion sur le journalisme littéraire, genre confus (cf. "Literary Journalism. What it is. What it is not", in Commentary, July-August 2012). Bien sûr, il y a la qualité de l'écriture, "littéraire", mais aussi la puissance d'une approche à la première personne, ("the implacable I"), à la Montaigne ; Joan Didion est elle-même la matière de ses livres et de ses articles. A sa façon, elle aussi peint le passage. Et puis, parce qu'il est littéraire, ce journalisme là n'est pas près d'être produit par des robots avec des algorithmes et des données (cf. Narrative Science).
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samedi 25 août 2012

La Chine au téléphone portable

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Liu Zhenyun, Cell Phone, A Novel, Portland, Merwin Asia, 2011, 249 p. (première édition en chinois, 2003)

Ce roman chinois contemporain s'intitule 手机 (téléphone portable). Il articule, par delà des intrigues amoureuses et professionnelles (télévision, édition), trois idées principales.
  • Le téléphone portable est un miroir grossissant des changements sociaux intervenant en Chine dans les années 2000.
  • Le téléphone portable joue un rôle démoniaque jusque dans les relations interpersonnelles les plus intimes.
  • Les gens parlent trop, tout le temps, sans réfléchir. 
La vie en Chine est racontée, à travers les péripéties téléphoniques de quelques personnages, épouses, maris, amantes, amis... Description de l'usage invasif du portable, dans les cours, les réunions, dans les relations intimes (sextext, etc.), familiales.
En quelques années, le téléphone portable s'est emparé de la Chine ; ce roman s'inspire du changement social que l'appareil a engagé ou, plutôt, qu'il a précipité et dont il illustre et surdétermine les caractéristiques (individualisme, immédiateté, atomisation). Dans le roman se laisse esquisser l'évolution moderne de la Chine, celle des campagnes et des villes, fameuse "contradiction principale", chère à la Révolution culturelle.

Le héro du roman est issu de la campagne (province du Shanxi) ; il est devenu, à la ville, Beijing le présentateur d'un talk show télévisé dont tout le monde parle, "Straight talk". Est-il genre culturel plus exemplaire de l'hégémonie culturelle du bavardage ? Sans illusion, malgré sa visibilité, malgré les fans, notre présentateur sait qu'il n'est qu'un "acteur" exprimant ce qu'un autre a pensé, écrit : "Tu es Confucius, moi, je suis un acteur" confie-t-il à son collaborateur. Lucidité qu'ont peu de présentateurs !
L'auteur évoque la dimension sociale des émissions populaires, touchant le très grand public, les masses : "Votre bouche n'est pas seulement à vous, elle appartient à tous les Chinois", dit-on au présentateur : définition du porte-parole, allusion aussi, sans doute, quelque peu biaisée et ironique, à ce qui fut la "ligne de masse" dans la politique maoiste...
Liu Zhenyun (刘震云) stigmatise l'étrange et irrépressible besoin des habitants de la société chinoise moderne de "parler pour ne rien dire". Belle expression, à prendre littéralement : vies encombrées de ce que l'on ne cesse de taire (tacitus), que l'on retient, refoule. Hypocrisie sociale et politique, censure implacable et explosive du socialement correct. Vies muettes à propos de l'essentiel, bavardes quant au secondaire : la téléphonie portable bouscule et change tout, car, avec elle, si les paroles volent, elles ne s'envolent plus et restent comme des écrits : répondeurs, textes, photos, traces qui menacent et trahissent les "misérables petits tas de secrets" de vies autrefois privées.

Cette irruption de la téléphonie, perçue comme sale, diabolique, dans la vie de générations qui n'y sont pas entraînées, est sans doute vécue différemment par les générations nées récemment (qualifiées un peu vites de "digital natives"), générations pour lesquelles le téléphone portable est un élément courant, banalisé de la vie quotidienne.
"Pourquoi nos vies sont-elles de plus en plus compliquées ? Parce que nous sommes de plus en plus habiles avec les mots". Habileté, légéreté à laquelle le téléphone contribue en sautant par dessus rituels et mises à distance qui encadraient la communication dans la Chine traditionnelle. Il y a du Confucius ("J'aimerais mieux ne pas avoir à parler (...) Est-ce que le ciel parle ?") et du ZhuangZi (Tchouang Tseu, 住子) dans cette philosophie.

Difficile pour le lecteur d'une traduction de juger de la subtilité du style, des allusions, difficile pour un lecteur occidental d'imaginer tout ce que des Chinois perçoivent, comprennent, ressentent en lisant ce roman qui a connu un grand succès en Chine. Des annotations pointant des allusions, des références historiques ou politiques seraient utiles aux lecteurs occidentaux. Mais, au-delà des exotismes quotidiens, on comprend vite que ce roman s'applique aux sociétés occidentales, européennes notamment. En fait, c'est l'ethnologie d'un appareil qu'il esquisse et, peut-être, celle de la mondialisation.
Adapté avec succès au cinéma par Feng Xiaogang fin 2003, puis au théâtre.


N.B. Liu Zhenyun a publié en 1991 deux nouvelles rassemblées en français sous le titre de Peaux d'ail et plumes de poulet (2006, éditions Bleu de Chine), moins littéralement traduite par Tracas à perte de vue. L'ouvrage évoque la vie dans la Chine post-maoïste, après 1989, avec des personnages coincés entre la bureaucratie et de modestes ambitions de mobilité sociale. L'auteur montre la politisation de la langue recourant à des notions maoïstes inefficaces pour penser et conduire la vie quotidienne dans une Chine qui se modernise. Voir aussi du même auteur, chez le même éditeur, Les mandarins (2004) qui explore des thèmes voisins.
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lundi 20 août 2012

Le haut débit, évolution probable du marché français

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CNC, L'utilisation des réseaux haut débit en France, juillet 2012, 62 p. Glossaire. Etude confiée à l'IDATE.

Les principaux débats sur les médias ont pour point commun l'utilisation des réseaux haut débit : télévision connectée, téléchargements illicites, vidéo sur mobile et sur IP, etc.

Le document du CNC se compose de trois parties : 
  • le fonctionnement des réseaux : les principes et les innovations technologiques, leur impact sur les fournisseurs de contenus.
  • l'estimation de la bande passante vidéo pour les réseaux fixes et mobiles
  • l'évolution de la bande passante à l'horizon 2015
Les prévisions reposent sur des scenarii de développement dans lesquels interviennent trois variables essentielles : la place de la télévision connectée, l'évolution du piratage, l'importance de la VOD. L'IDATE est prudente voire circonspecte pour ce qui est de la télévision connectée. L'évolution du piratage semble devoir être quelque peu endigué… La VOD et la télévision de rattrapage se généralisent.
Conclusion : à terme, l'évolution globale favorisera les formats longs, la qualité de l'image, la vidéo sur les réseaux mobiles.

L'ensemble du rapport est clair, concis, efficace. Au plan de la réalisation, pour une mise à jour, on peut souhaiter un glossaire plus complet conçu davantage comme un outil. Le travail de définition est fondamental puisque le document doit être lu au-delà des milieux spécialisés et parce que nombre de définitions, désarticulées, semblent arbitraires (idiolectales !). Relier les définitions entre elles lorsqu'elles se précisent mutuellement (articulation des concepts). Rien ne va sans dire : "bande passante" n'est pas dans le glossaire, pas plus que OTT ou "réseaux managés". Enfin, on voudrait des exemples, des noms d'entreprises. Ne pas en rester à des approches générales, abstraites. Pas de langue de bois ! 

Ces remarques pour dire notre respect pour l'incomparable travail accompli par la direction des études, des statistiques et de la prospective du CNC, dont ce document n'est qu'un exemple.
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vendredi 10 août 2012

Influence et contagion, pour améliorer le filtrage collaboratif

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"Wisdom of the Crowd: Incorporating Social Influence in Recommendation Models", Shang Shang, Pan Hui, Sanjeev R. Kulkarni, and Paul W. Cuff, August 3, 2012

Cet article porte sur l'enrichissement des techniques de recommandation personnalisées par la prise en compte des réseaux sociaux.
Les recommendations personnelles telles que les mettent en oeuvre des entreprises de e-commerce comme Amazon, Netflix entre autres (pour les livres, les films, la musique, les applis, etc.), reposent sur un modèle de filtrage collaboratif. Modèle conservateur : il est basé sur l'inertie postulée des comportements et des décisions d'achats passés pour suggérer des choix homologues (cohérents, etc.) pour l'avenir. Un tel modèle est a-social : il considère que les individus sont autonomes, indépendants. De plus, il est handicapé par la question, difficile, des débuts : car,au début, il n'y a pas de données (cold start) et la recommandation est erratique et peut dissuader l'acheteur. Evacuées également  les manipulations par injection de profils et de choix biaisés pour fausser volontairement le fonctionnement du modèle pour désavantager ou avantager artificiellement un produit (shilling attacks).

Au modèle classique du filtrage collaboratif, les auteurs de cet article proposent d'associer des modèles mathématiques basés sur la contagion sociale et l'influence des réseaux sociaux (network theory), pour les individus mais aussi pour les groupes. Tout choix individuel étant surdéterminé par le contexte de réseau social, les auteurs réinsèrent la décision d'achat dans un environnement social structuré ("No man is an island", comme dit le poète). Le modèle final est plus réaliste, mieux adapté à un monde de décisions où les réseaux sociaux donnent une nouvelle ampleur et une nouvelle pérennité à la contagion et à l'influence.

mardi 7 août 2012

Graphes des réseaux sociaux dans les oeuvres littéraires

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Pádraig Mac Carron, Ralph Kenna, "Universal properties of mythological networks", EPL (Europhysics Letters), Volume 99, Number 2, July 2012

Pour donner de la réalité, de la crédibilité à son univers, toute œuvre romanesque construit les réseaux sociaux qui relient ses personnages. Les Rougon-Maquard, A la Recherche du temps perdu (Proust), La Princesse de Clêves, chaque oeuvre de fiction fait vivre de manière artificielle une "histoire naturelle et sociale d'une famille" (Zola, Préface des Rougon-Maquard).
Peut-on confronter ces réseaux "artificiels" (bases de données d'interaction finies), racontés ou romancés, oraux ou écrits, aux réseaux sociaux "réels" tels que les constituent "naturellement", par exemple, Facebook ou Google+ ? Peut-on dégager la spécificité des réseaux fictifs à l'aide d'outils empruntés à la théorie des graphes et constituer une typologie des réseaux sociaux ?
A partir de la théorie des réseaux, les auteurs étudient d'abord les intéractions entre les personnages à l'intérieur de trois oeuvres mythologiques (L'Iliade, Beowulf et Tain Bo Cuailnge) puis de plusieurs fictions narratives : Harry Potter (Rowling), le premier livre du Seigneur des Anneaux (Tolkien), Richard III (Shakespeare), Les Misérables (Hugo) et des BD (comics) de Marvel Universe.
Les auteurs passent ces oeuvres au crible de leurs outils mathématiques pour y dégager la part de réalité (en quoi, ils se rapprocheraient des réseaux sociaux de type Facebook) et la part d'artificialité, d'imaginaire (produite par un ou des auteurs).

Quels outils mathématiques utilisent les auteurs ? 

La théorie des graphes est mobilisée pour l'analyse des trois oeuvres mythologiques. Chaque personnage d'une oeuvre est le noeud d'un graphe. Les liens de connaissance entre les différents personnages de chaque oeuvre sont convertis en arêtes d'un graphe, dont les noeuds sont les protagonistes. Ainsi, deux noeuds d'un graphe sont reliés si les personnages correspondants sont amis ou si, se connaissant, ils ne sont pas ennemis. Les auteurs comparent ensuite les caractéristiques des différents graphes (composante géante, coefficient d'assortativité, vulnérabilité à des attaques ciblées, etc.) à des graphes issus de réseaux réels et fictifs, pour débattre du fondement réel de chacune des trois oeuvres. Plusieurs caractéristiques des graphes sont analysées pour les comparer entre eux : taille de la composante géante du graphe (giant component), vulnérabilité aux attaques ciblées, coefficient d'assortativité, loi de distribution des degrés des noeuds.
  • La composante géante du graphe est sa plus grande composante connexe. En d'autres termes, il s'agit du plus grand sous-graphe dont les noeuds sont reliés les uns aux-autres. Une composante géante englobant plus de 90% des noeuds du graphe est considérée comme caractéristique d'une oeuvre de fiction.
  • Un graphe est vulnérable aux attaques ciblées si, lorsqu'un certain pourcentage des noeuds les plus reliés dans le graphe sont retirés, la taille de la composante connexe diminue fortement. La composante connexe (component) est un sous-graphe isolé du reste du graphe, tel qu'il existe un chemin (vertice) reliant tout couple de noeuds (nodes) du sous-graphe.
  • Le coefficient d'assortativité (assortativity coefficientr est une valeur entre -1 et 1. Si r est positif, les noeuds de haut degré sont liés à d'autres noeuds de degrés élevés, le graphe est assortatif (assortative network), ce qui est une des caractéristiques d'un réseau social réel. Si est négatif, le graphe est non assortatif (disassortative graph), caractéristique de l'artificialité du réseau.
  • Les réseaux sociaux des oeuvres fictives ont une loi de distribution exponentielle tandis que les réseaux sociaux réels suivent une loi de puissance.
En bleu, résultats correspondant à un réseau réel ; en rouge, ceux correspondant à un réseau fictif
Beowulf* indique le réseau social de Beowulf auquel a été retiré le noeud représentant personnage principal.
Tain* indique le graphe du Tain auquel on a retiré les six noeuds de degré les plus élevés

Quels résultats ?

Tout d'abord, l'anatomie quantitative des réseaux sociaux débouche sur un ensemble d'outils mathématiques et de concepts universels. Notons que les auteurs font l'hypothèse de l'existence de structures élémentaires (universelle) de la socialité, croisant, sans l'évoquer, le travail de Claude Lévi-Strauss. Cette universalité mériterait d'être discutée et délimitée.

Appliquer la théorie des réseaux aux oeuvres de fiction ? La critique littéraire peut trouver dans cette approche de nouveaux moyens d'analyse, moins intuitifs que ses outils traditionnels. Le réseau social se trouve ainsi promu au rôle d'analyseur, capable de déterminer le degré de réalisme de l'oeuvre et de ses personnages. Ainsi, parmi les oeuvres mythologiques étudiées, les réseaux sociaux de L'Iliade semblent les plus réalistes, renvoyant au moins partiellement à une histoire réelle.

Au sein d'une même oeuvre, certains personnages se révèlent composites (c'est le cas de certains personnages de L'Iliade). On attend avec curiosité ce que de tels outils apporteraient à l'analyse du monde de La Recherche du temps perdu et de ses personnages, par exemple.
Au-delà de l'analyse d'oeuvres achevées, quelle utilisation pourrait en faire un auteur de fiction (roman, cinéma, jeux vidéo, séries télévisées, soap opera, telenovela) de cet outillage et de ces typologies ? Des outils pour tester la cohérence et la plausibilité de l'intrigue et des comportements des personnages, par exemple ?
Certains réseaux sociaux tels que ceux lisibles dans Facebook ou Google+ peuvent-être être assimilés à des réseaux de fiction dans la mesure ils ne représentent qu'un sous ensemble non aléatoire des cercles d'activité sociale des personnes.
On comprend encore mieux en lisant ce remarquable article tout l'enjeu pour les réseaux sociaux issus du Web de tendre vers l'exhaustivité d'une population. Les exploitations commerciales et créatives de ces réseaux paraissent vertigineuses.

Avec Zelda E. Mariet, Ecole Polytechnique, Paris

Indications bibliographiques
  • Lionel Tabourier, Méthode de comparaison des topologies de graphes complexes. Applications aux réseaux sociaux, Paris 2010.
  • Lazega, Emmanuel, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, PUF, 1998, 127 p., Bibliogr.
  • R. Alberich, J. Miro-Julia, F. Rosselló, "Marvel Universe looks almost like a real social network", Biblior,  http://arxiv.org/abs/cond-mat/0202174 

samedi 21 juillet 2012

Visibilité et énergie médiatique

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Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012, 593 p. Index

La différence de potentiel de visibilité entre des personnes est au coeur de l'économie des médias. La peoplisation est omniprésente : divertissement (sport, cinéma, musique, littérature, chanson), de la politique, de l'économie, de la science, de la religion, de l'entreprise... Pas de sujet, de thème auxquels les médias ne donnent une dimension people. Les médias créent et propagent la visibilité des personnes mais aussi celle d'événements, de personnages et lieux historiques (cartes postales, magazines de tourisme, de patrimoine, réseaux sociaux comme Foursquare ou Facebook, etc.). Cf. le cas de Jeanne d'Arc.
La différence de potentiel (que nous noterons ddp comme en électricité) de visibilité semble un effet de la reproductibilité technique des images, reproductibilité d'abord mécanique (W. Benjamin) puis numérique. L'économie des médias fabrique de la ddp de visibilité, une tension (la masse a un potentiel nul !) et s'en sert pour produire de l'audience et de la data vendues ensuite aux annonceurs.

Cet ouvrage commence par la construction de son objet (définitions, périmètre, typologies, taxonomies, etc.), le situant par rapport aux notions voisines ou parentes (célébrité, fan, notoriété, spontanée ou assistée, image de marque, réputation, influence, star, people, etc.).
Après ce travail préalable, l'auteur évoque l'histoire de la visibilité puis passe en revue ses domaines de prédilection : les cours et les familles royales, les champions sportifs et les politiques, les écrivains et les "penseurs", les chanteurs, les mannequins, les personnalités de la télévision.
A partir de là, l'auteur centre sa réflexion sur l'économie et la gestion du "capital de visibilité", usant de la métaphore féconde du capital selon laquelle vivent et se développent souvent les approches bourdieusiennes (capital linguistique, social, culturel, informationnel, etc.). Cette économie ébauchée, des questions surgissent :
  • Comment s'effectue l'accumulation du capital de visibilité ? Quelle place y tient le progrès technique ? Qu'y change l'économie numérique ?
  • Peut-on "se hedger" pour se protéger des écarts de visibilité ?
  • Qu'apporterait d'aller jusqu'au bout de la formalisation et de l'analyse systématiques des opérations de visibilité : transitivité (les amis de mes amis sont mes amis) ; anti-transitivité : (les ennemis de mes ennemis sont mes amis), non commutativité, associativité ? A voir...
  • Ce capital de visibilité se déprécie, il faut donc le gérer (c'est le travail des RP, des "agents"), investir dans la visibilité, dans l'image. Les détenteurs de visibilité peuvent passer d'une marque à l'autre selon une sorte de mercato dont le marché des tranferts sportifs professionnels montre l'exemple. Ainsi, Marissa Meyer, auréolée de son image Google, passant chez Yahoo! (juillet 2012).
  • Un produit peut être star (placement de produit), un consommateur peut devenir l'ami d'une marque (cf. Facebook), le capital de visibilité est un actif de l'entreprise, valorisable, cf. goodwill. Depuis longtemps, le marketing évalue et qualifie la notoriété et la visibilité ainsi que le coût de sa construction (bilan de campagne) et de son érosion (mémo/démémo). 
  • Couverture du magazine People, juillet 2012,
    Présentoir (caisse de supermarché américain)
  • Comment cette économie se situe-t-elle par rapport a à une économie du faire-valoir, à une économie des singularités ?
  • Comment opèrent les tranferts dans certaines marché particuliers comme le marché politique : tel acteur ou chanteur soutenant visiblement tel candidat, lui apportant - ou non - le crédit de sa visibilité.
  • Qu'est-ce que la privation de visibilité, l'invisibilité sociale, l'anonymat ? (dans une discussion avec Nathalie Heinich, Annie Ernaux évoque sa "carapace d'invisibilité" (cf. L'épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, p. 86).
L'ouvrage de Nathalie Heinich a manifestement été achevé avant le raz de marée des réseaux sociaux. Ceux-ci généralisent la question de la visibilité : effets de réseau de la notoriété, effets des outils de mémorisation et de stockage (thésaurisation des contacts, capital social objectivé), reconnaissance automatique des visages, mises en scène publiques des vies quotidiennes privées. Surtout, les réseaux sociaux en complexifient l'arithmétique. Lady Gaga et Justin Bieber comptent apparemment des dizaines de millions de followers ("suiveurs" ?) sur Twitter, Gabby Douglas en deux médailles d'or de gymnastique gagne 260 000 "likes" sur Facebook, tel politicien compte ses milliers d'amis sur Facebook... Grâce aux réseaux sociaux, toute notoriété est quantifiée (le nombre des contacts, leur distribution). Quantification à mettre en relation avec le capital social et, sans doute, toujours omis, avec le capital humain. Facebook et Twitter démocratisent la visibilité, la proximité. On collectionnait les autographes, on collectionnera les "amis", les recommandations, les fans (WhoSay, réseau social pour célébrités). Le Klout score se veut mesure de l'influence pour tous et Bottlenose recherche la tendance "sociale" du moment : "See what the crowd is talking about", crowdsourcing de la tendance ("Surf the stream") ! Dans cette économie de la visibilité, la protection de l'image, de la réputation est indispensable. Des entreprises vendent ce service (MarkMonitor), par exemple.

C'est parce qu'il ignore presque totalement les réseaux sociaux que ce livre sera précieux pour les comprendre et les analyser. N'entrant pas a priori dans leur logique, il fournit des repères et des concepts indipensables. Il sera désormais au point de départ de tout travail sur les réseaux sociaux, une boussole...


Ouvrage évoqués
Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit,1935 (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, 2008)
Nathalie Heinich, L'épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, 
Gérard Lagneau, Le Faire valoir. Une introduction à la sociologie des phénomènes publicitaires. Avec une préface-réponse par Marcel Bleustein-Blanchet (Publicis), Paris, 1969, 166 p.
Lucien Karpik, L'économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, 373 p.
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