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jeudi 15 octobre 2015

Le magasin de vidéo, modèle économique d'un média, nostalgie de cinéphiles


Tom Roston, I Lost it at the Video Store. A Filmmakers' Oral History of a Vanished Era, 2015, $9,81 (eBook), illustré de photos noir et blanc

Les boutiques de location de vidéo furent, pour les cinéastes et cinéphiles de tous âges, des espaces de découvertes et d'apprentissage, elles ont connu leurs heures de gloire durant les années 1980-1990, celles du VHS avant celles du DVD.
Ce livre est une apologie nostalgique des boutiques de quartier, "mom-and-pop video stores", antres où l'on louait des films, où s'effectuait la lente maturation des choix, avec les files d'attente pour louer les films les plus récents. Où les passionnés traînaient des heures, échangeant avec les vendeurs, eux-même passsionés. Des lieux de socialisation cinématographique. Un peu comme Strand pour les livres d'occasion, écrira l'auteur dans le New York Times (article de 2014, repris en fin d'ouvrage, "Passing of a Videostore and a Downtown Esthetic").

L'auteur, journaliste spécialisé dans le cinéma (PremiereLA TimesNY TimesHollywood Reporter, etc.), fait partager aux lecteurs sa nostalgie. Car non seulement les boutiques ont disparu mais aussi les chaînes de commerce de masse qui les avaient menées au dépôt de bilan.
Blockbuster, ouvert en 1985, a fermé en janvier 2014 : du DVD à la VOD, la dématérialisation de la distribution de la vidéo s'accomplit, tout comme s'accomplit maintenant celle du livre. Toute transformation des médias s'accompagne d'une transformation de l'urbanisme commercial. Ainsi de la disparition des librairies : Barnes & Noble ferme ses magasins hors campus universitaires et Borders a déposé son bilan. "Dernières séances", les cinémas de quartier aussi ont presque tous fermé... Restent encore les distributeurs automatiques de DVD Redbox qui se veut "Americas's destination" (cf.infra). Mais l'automate est sans âme. Le passage de la presse au numérique entraînera la fin des magasins de presse, comme la musique en ligne entraîna celle des disquaires ... Inévitable nostalgie générationnelle que ne connaissent pas les Millenials. Charles Baudelaire déjà : "(la forme d'une ville // Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel)".

Revenons au livre de Tom Roston. Il s'agit d'histoire orale, une histoire construite à partir d'entretiens réalisés avec une vingtaine de cinéastes, interviews découpées, analysées en fines tranches, par thèmes : Quentin Tarantino, Kevin Smith, Luc Besson, David O. Russell, Larry Estes, Allison Anders, Ira Deutchman, John Pierson, Joe Swanberg, Darren Aronofsky, Nicole Holofcener, Richard Gladstein... tous ont leur mot à dire sur la boutique de location de vidéo d'autrefois (beaucoup y ont travaillé), sur les productions de l'époque et sur le modèle économique des films tournés pour la vidéo, films à petits budgets, innovants souvent.
La cassette vidéo VHS et le magnétoscope firent une place primordiale au cinéma indépendant dont elles favorisèrent le développement : il fallait à tout prix meubler les rayons des boutiques de location (Ted Hope : "There wouldn't be an American independent film business unless there had been a scarcity of content available for the American video shelf. Period". Ira Deutchman parle à propos de cette époque d'une "independent bubble". L'ouvrage évoque "Reservoir Dogs" (Quentin Tarantino, 1992), "Sex, Lies, and Videotape" (Steven Soderbergh, 1989), "Pulp Fiction" (Quentin Tarantino, 1994), entre autres... Sur les rayons, ce cinéma rejoint les films d'horreur, le porno, les films de série B et d'art et d'essai (highbrow art films).

Le cinéma en VHS, regardé sur écran de télévision a provoqué une nouvelle sensibilité des cinéastes et des cinéphiles. Sensibilisation au montage, au gros plan : répétition, arrêts sur images, ralentis pour analyser, comprendre, se délecter, apprendre. Le cinéma chez soi, sur petit écran, au lieu du grand écran en salles. La vidéo comme école de perception. Sensibilisation à l'histoire du cinéma aussi : "What video stores and the proliferation of videos did was to democratize access to movies and to film history", dit un acteur à l'auteur. La cassette suscitera la collection. Penser à la fin de Walkman à cassette (2010).

Aujourd'hui, le streaming et Netflix (qui commença avec le DVD) construisent un nouveau goût cinématographique, sans boutique, sans relation matérielle à l'étui et à sa jacquette ("And there was the tactile nature of the whole experience" (Nicole Holofcener). Cinéma chez soi. Changement social, changement culturel profond. Laissons à Quentin Tarantino le mot de la fin : "Progress is not leaving the house? That's progress? I like eating at home, but I like eating in a restaurant, too, even though I have a kitchen at home". Le streaming est certes une technologie et un modèle économique mais il représente aussi un facteur de changement social renforçant l'assignation à domicile que provoque le passage de nombreuses activités au numérique : commerce, livraisons, administration, banque, documentation, éducation...

Sur le site de Redbox, octobre 2015 :"Not on Netflix for years".

lundi 12 janvier 2015

Du DVD au streaming : genèse de Netflix


Gina Keating, Netflixed. The Epic Battle for America's Eyeballs, Portfolio / Penguin, New York, 2012, 304 p., $10,99 (version Kindle), Bibliography, Index

Netflix compte aujourd'hui plus de 36 millions d'abonnés aux Etat-Unis, plus de 50 millions dans le monde. Cette entreprise de télévision annonce un nouveau paradigme dans les médias : la télévision s'est netflixée (netflixed).
L'ouvrage arrête l'histoire de Netflix en 2012 juste avant une étape nouvelle, essentielle, du développement de l'entreprise : les productions originales ("House of Cards", "Marco Polo").

Netflix représente la mise en place difficile d'un modèle économique nouveau qui s'accompagne d'une rupture culturelle dans la consommation (binge viewing) et dans la distribution des émissions de télévisision et des films.
La genèse de Netflix est indissociable d'un tournant : la fin du magnétoscope et du VHS, d'une part, la fin de la distribution vidéo en magasin, d'autre part. La chute de Blockbuster, longuement détaillée par Gina Keating, est symptomatique de cette révolution. L'auteur pointe d'ailleurs les erreurs stratégiques qui ont précipité la chute de Blockbuster et dont la principale est d'avoir tergiversé et tardé à passer au streaming. Lors d'un changement de paradigme, l'indécision ne pardonne pas.

Le livre est édifiant : il souligne les détours, les erreurs, les hésitations que doivent surmonter la création d'une entreprise, la mise en place d'un nouveau modèle d'affaires. Le désenchantement succède bientôt à l'enthousiasme, les créateurs cèdent la place à la rigueur financière : c'est l'histoire cruelle de nombreuses startups.
L'auteur parcourt chronologiquement chacune des batailles de Netflix, l'échec des négociations avec Amazon, Blockbuster, Comcast, Amazon. L'entrée du Group Arnault au capital, l'invention continue, douloureuse du modèle économique dans ses détails : la prise en compte des délais de livraison (one-day delivery), l'importance du moteur de recommandations fort de la richesse des données collectées auprès des clients, la gestion des files d'attentes pour les films demandés, l'équilibre périlleux entre le marketing ("The customer as a hero") et la gestion froide de l'ingénieur...
On voit poindre les dangers de la gestion pure, les conflits d'égo, les licenciements pour habiller l'entrée en bourse. Ce n'est pas shakespearien, mais comme on dit, la vie de l'entreprise "n'est pas un dîner de gala".

Se détache de cette histoire, comme un moment heureux, la formation d'une équipe scientifique, ingénieurs et mathématiciens, travaillant à l'optimisation de l'algorithme de Cinematch, le moteur de recommandation et la mise en place d'un concours (doté de 1 million de dollars de prix) concernant le comportement des consommateurs. Moment symptomatique de la culture de gestion qui émerge.
Le président de Netflix voit "Netflix, Facebook, and YouTube as forerunners of television for the Internet generation". Un paradigme épuisé vend cher sa peau. Le livre est basé sur les travaux de journaliste effectués par l'auteur pour Reuters (analyses financières et stratégiques surtout). Il se lit comme un roman.

samedi 26 octobre 2013

Gestion du divertissement : la stratégie du blockbuster

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Anita Elberse, Blockbusters. Hit-making, Risk-taking, and the Big Business of Entertainment, Henry Hol & Company, New-York, $ 12,74, 320 p., 2013, Index.

Professeur de marketing à Harvard, Anita Elberse étudie et expose - et raconte aussi - les raisons de l'efficacité des blockbusters. Elle montre que le passage de l'analogique au numérique ne change rien à la logique des grands succès dans l'économie et la gestion du divertissement. Au contraire : de plus en plus de produits (musique, DVD sur Netflix, vidéos sur YouTube, livres, jeux vidéo) sont consommés à un faible nombre d'exemplaires tandis que les ventes se concentrent sur quelques titres, sur quelques personnes : c'est le contraire de l'effet escompté de la "longue traîne" qui devait faire vendre moins d'unités de beaucoup plus de titres : Chris Anderson, The long tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, 2006.

Pour sa démonstration, Anita Elberse s'intéresse au cinéma, au show-business (Lady Gaga, Tom Cruise, Maroon 5, Jay-Z), à l'édition et même à la distribution numérique des opéras (le Met de New York) ; elle traite aussi beaucoup du sport : du football (Real Madrid, Beckham, NFL), du tennis (Shaparova), du basket (LeBron), du baseball (MLB), etc. De ses nombreuses et diverses observations, elle conclut qu'il vaut mieux tout miser sur un film ou un livre dans l'espoir de produire un énorme succès - quitte à risquer de tout perdre - plutôt que répartir son investissement entre divers projets de moindre ampleur (i.e. diversifier son portefeuille). Dépenser davantage sur moins de produits : la stratégie marketing du blockbuster (tente-pole strategy) s'oppose à celle dite de gestion pour les marges (managing-for-marges) qui a vu échouer lourdement le network NBC ; elle s'avère toujours la plus efficace dans la gestion du divertissement. Cette proposition est issue d'observations réalisées sur les dix dernières années, et vérifiées sur des cas plus récents ; elle va à l'encontre des clichés du marché : plus de canaux de télévision ont provoqué, non pas une fragmentation de l'audience, comme l'on s'y attendait mais une concentration. De même, iTunes qui met à disposition largement vend étroitement. Netflix suit le même modèle, Hulu aussi...

Les économies d'échelle, au travers de l'achat d'espace publicitaire nécessaire au lancement des produits de divertissement, accentuent l'intérêt des blockbusters, de même que l'internationalisation des marchés du divertissement ou, sur un autre plan, celle des réseaux sociaux mondiaux. L'économie des blockbusters favorise la répétition et les positions acquises : genres de films (vampires, super-héros masculins), acteurs, sportifs ou chanteurs à succès... Stars à temps plein, people, "celebrities" ! Ce conservatisme rencontre et renforce le conformisme des spectateurs, téléspectateurs, lecteurs...

L'auteur semble prendre peu de distance avec le milieu qu'elle analyse, sa culture, son idiome, ses valeurs. Elle éprouve sympathie et admiration pour le monde qu'elle observe, qui constitue son terrain (field) ; elle n'est certes pas "en colère contre l'air du temps". Elle décrit sans intention de dénoncer, approfondit des cas. On n'est pas loin d'une approche ethnologique.
Au plan épistémologique, l'ouvrage n'évoque pas, et c'est regrettable, les effets induits par la quantification, la comptabilisation continue du succès où s'illustrent notamment les réseaux sociaux (nombre de fans, de suiveurs, etc.) et les médias (Billboard, Variety, etc.). On attendrait ici des références à Gabriel Tarde, ni évoqué ni cité (ethnocentrisme des sciences de gestion américaines ?) : Tarde réclamait une science des "intérêts passionnés", une psychologie économique des loisirs, soulignant que "dans l'emploi de ses loisirs, comme dans l'exercice de son travail, l'homme est imitatif." (Psychologie économique, Tome premier, 1902). Cette psychologie économique et la logique de réduction des coûts de transaction convergent dans le sens des blockbusters. Pourquoi ?

Les conclusions de cet ouvrage peuvent-elles être étendues à d'autres domaines, aux stratégies marketing d'autres marques ? L'auteur le pense, évoquant le cas d'Apple, de Victoria's Secret ou de Burberry dont la culture commerciale s'apparente à celle des entreprises de loisirs numériques ; cela vaut aussi pour Red Bull, pour Starbucks, etc. Le numérique permet la transformation du business des marques et de leur marketing en show business. Triomphe de la "société du spectacle" (Debord) ou de la "classe de loisir" (Veblen) ? "There is no business like show business..." : la conclusion s'imposait.
Le livre est agréable. On ne s'ennuie pas. Danger ! Ensuite, il faut le relire pour le désenchanter.

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