lundi 24 septembre 2018

Le réseau des cités grecques de l'antiquité


Irad Malkin, A Small Greek World. Networks in the Ancient Mediterranean, Oxford University Press, 2011, 284 p. Index, bibliogr., 33 $
Publié en français par Les Belles Lettres en 2018, Paris, sous le titre Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l'antiquité, 26,5 €

En examinant l'histoire des cités grecques, l'objectif de l'auteur est de rendre compte de l'essor de la civilisation grecque ancienne, essor géographique d'abord, tout autour de la Méditerranée, hégémonie culturelle ensuite, malgré les défaites militaires. L'auteur est Professeur d'histoire de l'antiquité grecque à l'université de Tel Aviv. Pour ce travail d'historien, et c'est l'originalité primordiale de ce livre, il mobilise la notions de network : la théorie des graphes, de la connectivité, le modèle d'Erdös et Rényi, ainsi que l'ouvrage de Duncan J. Watts sur les réseaux connectés.
Le titre du livre évoque l'article fameux de Stanley Milgran paru dans Psychology Today en 1967,"The Small World Problem" (1967).

La civilisation grecque a implanté tout autour de la Méditerranée des établissements indépendants, processus habituellement décrit à l'aide du terme courant mais trompeur de colonisation ("misleading modern term") et du couple notionnel classique, centre /périphérie, qui en découle. Or il n'y a ni colonisation, ni centre, ni périphérie. Vinciane Pirenne-Delforge, titulaire de la chaire "Religion, histoire et société dans le monde grec antique" au Collège de France, indique que, à la fin de l'ère classique (IVe siècle avant notre ère), le monde grec comptait un peu plus d'un millier de cités, chacune ayant ses lois, ses usages (nómaia). Irad Malkin, citant un récent décompte, parle de mille cinq cents cités et emporiae (trading stations, comptoirs commerciaux), le tout créant un "ourlet" (Ciceron) au long des côtes de la Méditerranée et de la Mer Noire. A la notion moderne de colonie où s'opposent violemment autochtones et colons, l'auteur substitue celle de terrain d'entente et d'échanges (middle ground), notion qu'il emprunte à l'histoire de l'Amérique du Nord et des contacts entre Indiens et Européens. Enfin, il invite à reconsidérer la carte intellectuelle (cognitive map) que nous ont imposée les études classiques : la Grèce ancienne n'était pas un Etat, elle ne le deviendra qu'au XIXème siècle, et les cités grecques étaient alors jalousement indépendantes.

Au-delà du précis travail d'historien que conduit l'auteur, la notion de network entraîne une réforme de l'entendement géopolitique ; plus qu'un moyen descriptif pour représenter des échanges (Fernand Braudel), le network avec sa panoplie conceptuelle (auto-organisation, degrés de séparation, clustering, information cascade, hubs, etc.) s'avère un outil explicatif fécond (créatif) pour analyser une dynamique socio-historique. Sans remettre en question les travaux de générations d'historiens des sociétés grecques et de la Méditerranée qui l'ont précédé (il ne conteste pas sa dette envers Fernand Braudel, par exemple), Irad Malkin invite à réinterpréter les faits qu'ils ont établis, et à changer de perspective. L'ouvrage est donc doublement intéressant, d'une part, pour le renouvellement historique qu'il construit mais aussi, surtout, d'autre part, pour les moyens méthodologiques mis en œuvre et les perspectives qu'ils ouvrent. Beaucoup de ces perspectives peuvent être suggestives pour penser les médias ; par exemple, reconsidérer l'organisation des networks de la radio et de la télévision américaines, leur lancinant localisme, ou encore le réseau de distribution de la presse française, etc.). Irad Malkin souligne la non-intentionnalité de la formation d'un network et, par conséquent, la non-intentionnalité des opérations socio-économiques qu'il induit. Les cités dispersées sur les côtes méditerranéennes forment un "Greek Wide Web", en quelque sorte, dont le centre ne serait pas Athènes (tandis que Rome, au centre de l'empire, s'imposera militairement à ses colonies). Le network vaut également par sa structure évolutive et par sa fractalité, chaque région étant comme une micro-Méditerranée, avec des auto-similarités.
L'auteur insiste sur la perspective maritime du monde grec, la terre, la côte est vue de la mer (ship-to-shore) et la mer est perçue comme un arrière pays alors que nous imaginons le monde grec depuis la terre. La discontinuité territoriale du monde grec, sa dispersion, sa structure en réseau, expliquent son succès ; elles ont forgé ses points communs essentiels : une langue commune (koiné dialektos, κοινὴ διάλεκτος), un ensemble de traditions, de références religieuses ("leur culture s'étendait largement sur les rivages des mers, tandis que l'identité politique restait limitée aux frontières étroites de leurs multiples cités", rappelle Vinciane Pirenne-Delforge à propos des cités). Parmi ces références communes, on peut évoquer l'oracle de Delphes qu'écoutaient ceux qui allaient s'exiler pour fonder au loin un foyer, une cité (ap-oikia, ἀπ-οικία).

Voici donc un livre enrichissant et stimulant. Ceux qui étudient les médias et les réseaux sociaux y trouveront matière à penser, à débattre, et à remettre en chantier bon nombre d'idées et d'opinions qu'ils mobilisent couramment.


Références
Albert-Lászlo Barabási, Linked. How Everything is Connected to Everything Else..., New York, Penguin Group, 2003,  294 p. , Index
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p. 12 €
Duncan J. Watts, Six Degrees. The Science of a Connected Age, New York, Norton & Company, 2003, 374 p. Bibliogr., Index
Richard White, The Middle Ground. Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge University Press, 1991, 544 p., Index.

mardi 11 septembre 2018

Les multiples cavernes d'Alibaba (阿里巴巴)


Duncan Clark, Alibaba. The House that Jack Ma Built, ECCO, 2016, 304 p., 16,32 $ (kindle)

Bien sûr, c'est un conte que cette biographie du fondateur de l'une des très importantes entreprises chinoises. Les rois avaient leur historiographe attitré ; aujourd'hui, les chefs d'entreprise aussi. Mais tout le monde n'a pas le talent de Voltaire, de Chateaubriand ou, bien sûr, de Sima Qian (司馬遷>司马迁), le "grand historien" chinois (太史公). Les biographes des princes d'aujourd'hui sont souvent des journalistes et le résultat est parfois désolant. Ces "grands" patrons, que les présidents flattent et reçoivent comme des rois, le journalisme les célèbre et en fait des people.
Duncan Clark, lui, connaît bien l'économie de la Chine où il a vécu ; c'est un spécialiste des entreprises chinoises ; président et fondateur de la société de conseil, BDA, implantée à Beijing, il a conseillé Jack Ma.
La vie de Jack Ma (马云, Ma Yun) ne ressemble en rien à celle des classiques chefs d'entreprise numériques : pas très bon en maths, diplômé d'une université chinoise sans prestige, il revient de loin, du peuple. Prof d'anglais, qu'il a appris seul, sur le tas, il se jette à l'eau (xia hai,下海) pour fonder une entreprise de traduction suivant la nouvelle direction économique donnée par Deng Xiaoping. Ensuite, découvrant Internet dès ses débuts (1994), et décidé, toujours selon une fameuse formule de l'époque, à "devenir riche et glorieux"(致富光荣), il crée Alibaba en 1999. Vingt ans après, Alibaba est l'une des plus imposantes entreprises chinoises et mondiales.
En septembre 2018, Jack Ma, lors de son 54ème anniversaire, passe la main et organise sa succession. Le voilà disponible et riche, prêt pour de nouvelles aventures : investissements et philanthropie, écologie, éducation, politique peut-être... En elles-mêmes, la préparation et l'organisation de sa succession constituent une leçon de gestion.

La Une du South China Morning Post
annonçant le départ de Jack Ma (appli)
Jack Ma est d'abord le héros improbable d'une histoire ancrée profondément dans le développement de la puissance économique chinoise et dans la construction d'une économie numérique de consommation dans un pays dirigé par un Parti Communiste qui ne plaisante pas du tout avec l'indépendance nationale. La relation de Jack Ma et d'Alibaba avec les Etats-Unis est donc un angle d'observation et d'analyse pertinent. Depuis septembre 2014, Alibaba est cotée à New York (NYSE). Tout en restant attaché à la culture chinoise dont il est issu, Jack Ma admire les Etats-Unis.
Duncan Clark réussit à naviguer entre l'histoire personnelle (anecdotes) et professionnelle, d'une part, et l'histoire plus générale de la construction de l'entreprise avec ses multiples cavernes, d'autre part. Il donne à comprendre l'émerveillement d'un peuple qui a réalisé une longue marche vers une société de consommation et d'abondance numérique. L'auteur présente un Jack Ma, assurément sympathique, dont le charisme populaire rompt avec les mises en scène d'Apple ou Facebook. Mais il faut insister sur l'aspect construction, sur la cumulation des expériences, des échecs et des succès qui fondent Alibaba : le sous-titre du livre, qui évoque cette lente et diverse cumulation, est à prendre au sérieux : n'oublions pas que "The House that Jack Built" est le titre d'une chanson (nursery rhyme) que tout enfant anglophone connaît (inspirée d'une chanson traditionnelle juive, "Chad Gadya").

Alibaba, c'est le e-commerce, bien sûr : Taobao ("chasse au trésor", en chinois), Juhuasuan  et Tmall sont des plateformes où des commerçants peuvent référencer leurs produits. Le référencement est gratuit et le service client est assuré et contrôlé par des milliers de médiateurs (xiaoers,"小二, nom désignant autrefois les serviteurs). Les cavernes d'Alibaba, ce sont aussi Alipay (450 millions d'utilisateurs pour cette appli de paiement), AliCloud (cloud computing), le divertissement avec Youku Tudou, les données marketing avec Alimama ; évoquons encore UCWeb (navigateur), Ele.me (饿了么, livraisons, alimentation), Cainiao (logistique), HEMA, des supermarchés alimentaires de l’ultra-frais... Alibaba s'intéresse aux médias : participation minoritaire dans Focus Media (分众传媒, réseau de publicité extérieure, DOOH, 2018), acquisition du quotidien international de Hong Kong, South China Morning Post (2015), tout comme Amazon avec le Washington Post.
Alibaba est un concept original quand de nombreuses entreprises de l'Internet chinois ont commencé par imiter des entreprises américaines. Jack Ma se déclare un apôtre du petit commerce, mais Alibaba ne possède pas les infrastructures ("asset-light strategy"). La plupart de ses salariés travaillent dans le commerce.
Jack Ma est chinois, il a été formé en Chine, il connaît la Chine profonde (B2C = back to China), compte sur le bon sens local ("localness") et ne s'appuie pas aveuglément sur des experts. Même le design des sites est en phase avec la culture chinoise (le bazar, désordre organisé) et n'épouse pas l'universalisme épuré ("uncluttered") d'Amazon ou de Google. L'épopée d'Alibaba évoque celle de la Longue Marche et le pragmatisme de Deng Xiaoping : qu'importe la couleur du chat, pourvu qu'il attrape les souris  (不管白猫, 黑猫, 逮住老鼠就是好猫). Jack Ma est de ceux qui attrapent les souris. Notons quelques uns de ses célèbres aphorismes :
  • "Clients d'abord, employés ensuite et actionnaires après" (ceci traduisant son désaccord avec des actionnaires pour qui les employés sont interchangeables)
  • "I did not get an education from Harvard... I went to Harvard to educate them"
  • “The political and legal system of the future is inseparable from the internet, inseparable from big data”, opinion confiée à une Commission du Parti Communiste Chinois)
Au-delà de la biographie, le livre de Duncan Clark analyse le contexte historique et politique du développement d'Internet en Chine, la rencontre avec Yahoo! (Jerry Yang, 1997), début d'une relation complexe et difficile, la victoire sur eBay, les relations non moins complexes avec SoftBank (qui détient 29% de Alibaba) ainsi qu'avec les rivaux chinois : Tencent (jeux video), Baidu (search), JD qui ressemble à Amazon, NetEase, Sina, Sohu...
L'entrée en bourse d'Alibaba (NYSE, 25 milliards de $), fracassante, était fondée sur trois arguments :  d'abord l'expansion du cloud computing et de l'exploitation des données (ce sera Uni Marketing), pour passer de l'information technology à la data technology ("from IT to DT"), ensuite, la conquête de la Chine rurale, et, enfin, la mondialisation. "Go rural" et "Go global" sont liés : conquête de la Russie et du Brésil, contacts avec l'Afrique.... L'internationalisation n'est pas soumission aux GAFAM ou aux Etats-Unis ; à la différence de l'Europe, la Chine est sourcilleuse et prudente,  "China is not a borderless Internet" et la souveraineté "Internet sovereignty"n'est pas un vain mot ("Great Firewall of China") : "In China it is better to be a merchant than a missionary".

Bertold Brecht dans un poème fameux se moquait des historiens qui attribuaient les événements importants à un chef unique ("Fragen eines lesenden Arbeiters", 1935). Traduction (FM) des premières vers : "Le jeune Alexandre a conquis l'Inde. // Lui seul ?/ Cesar a battu les Gaulois. N'avait-il pas au moins un cuisinier avec lui ?"...
Cette biographie rompt avec les biographies flagorneuses et réductrices, même si l'historiographe ne cache pas son admiration pour son sujet ; l'auteur y souligne sans cesse la part des employés, des cadres, de l'administration chinoise, des concurrents aussi, dans l'histoire d'Alibaba.
Plus qu'une biographie, cet ouvrage peut constituer une excellente introduction à l'économie numérique chinoise.

MàJ: on a appris en décembre 2018, que Jack Ma est membre du Parti Communiste Chinois depuis ses années étudiantes.