mardi 11 septembre 2018

Les multiples cavernes d'Alibaba (阿里巴巴)


Duncan Clark, Alibaba. The House that Jack Ma Built, ECCO, 2016, 304 p., 16,32 $ (kindle)

Bien sûr, c'est un conte que cette biographie du fondateur de l'une des très importantes entreprises chinoises. Les rois avaient leur historiographe attitré ; aujourd'hui, les chefs d'entreprise aussi. Mais tout le monde n'a pas le talent de Voltaire, de Chateaubriand ou, bien sûr, de Sima Qian (司馬遷>司马迁), le "grand historien" chinois (太史公). Les biographes des princes d'aujourd'hui sont souvent des journalistes et le résultat est parfois désolant. Ces "grands" patrons, que les présidents flattent et reçoivent comme des rois, le journalisme les célèbre et en fait des people.
Duncan Clark, lui, connaît bien l'économie de la Chine où il a vécu ; c'est un spécialiste des entreprises chinoises ; président et fondateur de la société de conseil, BDA, implantée à Beijing, il a conseillé Jack Ma.
La vie de Jack Ma (马云, Ma Yun) ne ressemble en rien à celle des classiques chefs d'entreprise numériques : pas très bon en maths, diplômé d'une université chinoise sans prestige, il revient de loin, du peuple. Prof d'anglais, qu'il a appris seul, sur le tas, il se jette à l'eau (xia hai,下海) pour fonder une entreprise de traduction suivant la nouvelle direction économique donnée par Deng Xiaoping. Ensuite, découvrant Internet dès ses débuts (1994), et décidé, toujours selon une fameuse formule de l'époque, à "devenir riche et glorieux"(致富光荣), il crée Alibaba en 1999. Vingt ans après, Alibaba est l'une des plus imposantes entreprises chinoises et mondiales.
En septembre 2018, Jack Ma, lors de son 54ème anniversaire, passe la main et organise sa succession. Le voilà disponible et riche, prêt pour de nouvelles aventures : investissements et philanthropie, écologie, éducation, politique peut-être... En elles-mêmes, la préparation et l'organisation de sa succession constituent une leçon de gestion.

La Une du South China Morning Post
annonçant le départ de Jack Ma (appli)
Jack Ma est d'abord le héros improbable d'une histoire ancrée profondément dans le développement de la puissance économique chinoise et dans la construction d'une économie numérique de consommation dans un pays dirigé par un Parti Communiste qui ne plaisante pas du tout avec l'indépendance nationale. La relation de Jack Ma et d'Alibaba avec les Etats-Unis est donc un angle d'observation et d'analyse pertinent. Depuis septembre 2014, Alibaba est cotée à New York (NYSE). Tout en restant attaché à la culture chinoise dont il est issu, Jack Ma admire les Etats-Unis.
Duncan Clark réussit à naviguer entre l'histoire personnelle (anecdotes) et professionnelle, d'une part, et l'histoire plus générale de la construction de l'entreprise avec ses multiples cavernes, d'autre part. Il donne à comprendre l'émerveillement d'un peuple qui a réalisé une longue marche vers une société de consommation et d'abondance numérique. L'auteur présente un Jack Ma, assurément sympathique, dont le charisme populaire rompt avec les mises en scène d'Apple ou Facebook. Mais il faut insister sur l'aspect construction, sur la cumulation des expériences, des échecs et des succès qui fondent Alibaba : le sous-titre du livre, qui évoque cette lente et diverse cumulation, est à prendre au sérieux : n'oublions pas que "The House that Jack Built" est le titre d'une chanson (nursery rhyme) que tout enfant anglophone connaît (inspirée d'une chanson traditionnelle juive, "Chad Gadya").

Alibaba, c'est le e-commerce, bien sûr : Taobao ("chasse au trésor", en chinois), Juhuasuan  et Tmall sont des plateformes où des commerçants peuvent référencer leurs produits. Le référencement est gratuit et le service client est assuré et contrôlé par des milliers de médiateurs (xiaoers,"小二, nom désignant autrefois les serviteurs). Les cavernes d'Alibaba, ce sont aussi Alipay (450 millions d'utilisateurs pour cette appli de paiement), AliCloud (cloud computing), le divertissement avec Youku Tudou, les données marketing avec Alimama ; évoquons encore UCWeb (navigateur), Ele.me (饿了么, livraisons, alimentation), Cainiao (logistique), HEMA, des supermarchés alimentaires de l’ultra-frais... Alibaba s'intéresse aux médias : participation minoritaire dans Focus Media (分众传媒, réseau de publicité extérieure, DOOH, 2018), acquisition du quotidien international de Hong Kong, South China Morning Post (2015), tout comme Amazon avec le Washington Post.
Alibaba est un concept original quand de nombreuses entreprises de l'Internet chinois ont commencé par imiter des entreprises américaines. Jack Ma se déclare un apôtre du petit commerce, mais Alibaba ne possède pas les infrastructures ("asset-light strategy"). La plupart de ses salariés travaillent dans le commerce.
Jack Ma est chinois, il a été formé en Chine, il connaît la Chine profonde (B2C = back to China), compte sur le bon sens local ("localness") et ne s'appuie pas aveuglément sur des experts. Même le design des sites est en phase avec la culture chinoise (le bazar, désordre organisé) et n'épouse pas l'universalisme épuré ("uncluttered") d'Amazon ou de Google. L'épopée d'Alibaba évoque celle de la Longue Marche et le pragmatisme de Deng Xiaoping : qu'importe la couleur du chat, pourvu qu'il attrape les souris  (不管白猫, 黑猫, 逮住老鼠就是好猫). Jack Ma est de ceux qui attrapent les souris. Notons quelques uns de ses célèbres aphorismes :
  • "Clients d'abord, employés ensuite et actionnaires après" (ceci traduisant son désaccord avec des actionnaires pour qui les employés sont interchangeables)
  • "I did not get an education from Harvard... I went to Harvard to educate them"
  • “The political and legal system of the future is inseparable from the internet, inseparable from big data”, opinion confiée à une Commission du Parti Communiste Chinois)
Au-delà de la biographie, le livre de Duncan Clark analyse le contexte historique et politique du développement d'Internet en Chine, la rencontre avec Yahoo! (Jerry Yang, 1997), début d'une relation complexe et difficile, la victoire sur eBay, les relations non moins complexes avec SoftBank (qui détient 29% de Alibaba) ainsi qu'avec les rivaux chinois : Tencent (jeux video), Baidu (search), JD qui ressemble à Amazon, NetEase, Sina, Sohu...
L'entrée en bourse d'Alibaba (NYSE, 25 milliards de $), fracassante, était fondée sur trois arguments :  d'abord l'expansion du cloud computing et de l'exploitation des données (ce sera Uni Marketing), pour passer de l'information technology à la data technology ("from IT to DT"), ensuite, la conquête de la Chine rurale, et, enfin, la mondialisation. "Go rural" et "Go global" sont liés : conquête de la Russie et du Brésil, contacts avec l'Afrique.... L'internationalisation n'est pas soumission aux GAFAM ou aux Etats-Unis ; à la différence de l'Europe, la Chine est sourcilleuse et prudente,  "China is not a borderless Internet" et la souveraineté "Internet sovereignty"n'est pas un vain mot ("Great Firewall of China") : "In China it is better to be a merchant than a missionary".

Bertold Brecht dans un poème fameux se moquait des historiens qui attribuaient les événements importants à un chef unique ("Fragen eines lesenden Arbeiters", 1935). Traduction (FM) des premières vers : "Le jeune Alexandre a conquis l'Inde. // Lui seul ?/ Cesar a battu les Gaulois. N'avait-il pas au moins un cuisinier avec lui ?"...
Cette biographie rompt avec les biographies flagorneuses et réductrices, même si l'historiographe ne cache pas son admiration pour son sujet ; l'auteur y souligne sans cesse la part des employés, des cadres, de l'administration chinoise, des concurrents aussi, dans l'histoire d'Alibaba.
Plus qu'une biographie, cet ouvrage peut constituer une excellente introduction à l'économie numérique chinoise.

MàJ: on a appris en décembre 2018, que Jack Ma est membre du Parti Communiste Chinois depuis ses années étudiantes.

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