lundi 30 décembre 2013

L'amour fou de New York : petits poèmes en photos

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Brandon Stanton, Humans of New York, $ 29,98, New York, St-Martin's press, 2013

Les photographies réunies dans ce livre ont été prises à New York au cours des trois dernières années. Scènes de rue, portraits (les photographiés ont donné leur accord : contrainte de droit). Captures d'écrans visuels, ethnographie spontanée des lieux publics. Ce ne sont pas des photographies esthétisantes ; plus que la forme, le photographe a privilégié le sujet. L'auteur ne mentionne rien de la technique (appareil, etc.).

"Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ?" notait Charles Baudelaire qui soulignait que ses "petits poèmes en prose" étaient nés "de la fréquentation des villes énormes", de Paris, "Capitale du XIXème siècle" (selon l'expression ultérieure de Walter Benjamin).
New York, capitale du XXème siècle ?
Ces photos, comme les "petits poèmes en prose" peuvent être regardées dans le désordre : il n'y a pas d'ordre apparent dans le livre, ni pagination, ni classement des photos, ni chapitrage, ni index, ni cartographie. A lire au hasard, dériver. On soupçonne toutefois un marketing culturel -- calculé ou spontané -- dans le soin de représenter toutes les cultures, toutes les tendresses, toutes les religions, tous les quartiers...

Les centaines de photographies rassemblées montrent de très vieilles gens, des enfants, des artistes, des solitudes, des fous et des Vénus, des chiens, mais aussi des jeunes mariés, des joueurs d'échec, des parents, des pauvres, des amoureux, des skateboarders, des couples, des fauteuils roulants.
Le photographe a recherché l'étrange, l'étonnant, une sorte d'exotisme que traduisent les costumes et les accessoires, les coiffures et les maquillages, les gestes ("techniques du corps", Marcel Mauss). Parfois, il pose une question à ses modèles de rencontre. Beaucoup de photographies sont posées, rejouées ; elles sont légendées aussi, mentionnant parfois un lieu, une anecdote, une citation des personnes photographiées. Volonté de désillusion.

A une passion récente pour la photo, reconversion à l'occasion d'un licenciement, l'auteur, qui se professionnalise, ajoute le recours aux réseaux sociaux, un blog puis Facebook (HoNY, 17 millions de followers) puis Tumblr surtout. Par certains de leurs aspects, les réseaux sociaux participent d'une sorte d'anthropologie "imaginaire", non savante, folksonomique, qui n'est ni dans les musées ni dans les livres ; Brandon Stanton construit à sa manière celle des new-yorkais. Il laisse entrevoir ce que les sciences du social pourront tirer des réseaux sociaux pour réaliser une ethnographie du XXIème siècle.

L'ensemble constitue une sorte d'inventaire anthropologique ("photographic census of New York City") ; mais on peut le lire aussi comme un témoignage des tentatives, modestes et paisibles, de résistances à l'uniformisation qu'imposent la vie urbaine, le commerce, le travail, la scolarisation, la consommation, les médias. Le sentiment qui se dégage le plus souvent des photographies est la fierté : l'originalité est un luxe qui ne s'achète pas. L'une des forces de résistance à l'uniformisation sociale est l'amour, "l'amour fou", et ce livre comporte de nombreuses de nombreuses scènes d'amour fou, scènes humbles qui sont autant d'images surréalistes où posent des couples, des parents avec leurs enfants, des grands-parents, des mères, des vœufs, des veuves... André Breton n'avait-il pas inclus des photographies dans son roman, "l'amour fou" (1937).

Fin août 2017, "Humans of New-York" devient une émission de 30 minutes sur Facebook (plateforme Watch).
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vendredi 27 décembre 2013

Culture visuelle : l'œil d'une époque

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Michael Baxandall, Painting & Experience in the Fifteenth-Century Italy. A primer in the social history of pictorial style, Second edition, Oxford University Press, 1972, 1988, 183 p. Index. Illustrations.
Traduction française par Yvette Delsaut : L'Œil du Quattrocento, Paris, Gallimard.

Voici un "classique" de l'histoire de l'art publié il y a une quarantaine d'années. L'approche de Michael Baxandall se caractérise par une prise en compte aussi large que possible des conditions socio-économiques de production des oeuvres d'art afin de dégager la manière de percevoir et concevoir d'une époque ("the period eye", d'où le titre de la traduction française). Il s'agit de saisir les habitudes visuelles d'une classe de producteurs et de consommateurs ; ces habitudes leur ont été inculquées par la vie sociale et technique de leur temps ; elles assurent automatiquement une correspondance entre création et réception, un ajustement entre production et consommation : "His (the painter) public's visual capacity must be his medium". L'objectif de Michael Baxandall consiste à dégager le "style cognitif" du Quattrocento, sorte de "main invisible" qui règle le marché de la peinture.

L'ouvrage comprend trois parties. L'auteur commence par l'analyse du marché de la peinture à partir des traces de la gestion courante et du commerce dans les contrats, la comptabilité, les courriers.
La seconde partie étudie les "dispositions visuelles vernaculaires" présentes à la fois dans les tableaux et dans des pratiques religieuses, sociales et commerciales. Qu'est-ce que le peintre a en commun avec son public ? Tout d'abord, un outillage technique et perceptif acquis à l'école, généralement à des fins d'utilisations commerciales : techniques de mesure, d'estimation (gauging), géométrie euclidienne (droites, angles, aires, volumes), arithmétique (règle de trois, proportions). Les peintres du Quattrocento partagent aussi avec leur public des "techniques du corps", un catalogue tacite de mouvements repérables dans la danse et ses traités, un répertoire de gestes (comme la sémiologie des gestes des mains à laquelle recourt aussi celui qui prêche).
Enfin, peintres et publics ont des concepts en commun ; l'ouvrage inventorie les composantes majeures de "l'équipement intellectuel adapté à l'examen des peintures" de cette époque : 16 catégories qui définissent le style cognitif de l'époque, "a compact Quattrocento equipment for looking at Quattrocento paintings".

Michael Baxandall souligne que le peintre du Quattrocento ne montre pas tout : il allude et complète la vision intérieure de son public en tenant compte de ce qui est déjà acquis par ce public ("He complements the beholder's interior vision"). Cette vision intérieure constitue une sorte de hors-champ qu'omettent, par construction, les analyses de contenu, si courantes dans les études des médias et de la publicité. De plus, entre le travail du prêtre et celui du peintre, s'exerce une répétition, un redoublement pluri-sensoriel qui facilite la réception et l'inculcation.

L'auteur ne se contente pas comme le fait souvent le discours sur la peinture d'imaginer et évoquer des explications : il s'efforce de démontrer la validité de ses hypothèses, illustrations à l'appui.

Les concepts forgés par Michael Baxandall pour l'analyse des cultures visuelles peuvent être mobilisés pour l'analyse des médias qui relèvent aussi de la culture visuelle (gestes et expressions des acteurs et des spectateurs des séries américaines, etc.). Comment articuler les concepts élaborés pour cet ouvrage avec la notion d'habitus (Erwin Panofsky) ? Manifestement, l'histoire des médias peut avec profit emprunter à l'histoire de l'art certaines de ses techniques, certains de ses outils.
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lundi 23 décembre 2013

L'écrit dans la cité : polices de l'écrit et délinquance graphique

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Philippe Artières, La police de l'écriture. L'invention de la délinquance graphique 1852-1945, Paris, La Découverte, 183 p, 17 €

Grafitti, tags, écrits sur les murs, dessins au long des voies publiques : nous ne nous étonnons pas que ceci soit réglementé et parfois puni. Bien sûr les infractions ne manquent pas.
Certains arbitraires deviennent des lois : l'habitude de les respecter, effet du travail de la police, finit par en faire oublier l'arbitraire. Consentement. A Rome, on écrivait sur les murs.

L'ouvrage de Philippe Artrières s'attache à débusquer les traces du contrôle de l'écriture publique. Au printemps 1871, la Commune reprit le pouvoir sur les murs et afficha en masse. Explosion politique,"explosion graphique". Un siècle plus tard, au printemps de 1968, les murs, dit-on, avaient repris la parole : "Ecrivez partout", "Défense de ne pas afficher", disaient les murs ! (Cf. Slogans et graffiti).

Les premiers chapitres de l'ouvrage traitent de l'affichage. L'histoire de l'affichage témoigne de l'importance de ce média pour la liberté de la communication. Parmi les faits rapportés, citons les chiffonniers qui grattaient les affiches la nuit pour revendre le papier le lendemain. Citons encore le cas des innombrables palissades entourant les grands travaux de Haussmann qui éventraient Paris : les palissades seront rapidement recouvertes d'affiches (aujourd'hui, les communes louent l'espace provisoire des palissades aux afficheurs publicitaires). En 1868, après Berlin, Paris vit l'arrivée des colonnes Morris. Un paysage publicitaire urbain naissait.
Après ces chapitres d'histoire, l'auteur montre comment a proliféré un arsenal de textes de toutes sortes réglementant, encadrant, limitant l'affichage et l'écrit public dans les moindres détails. Partout, jusqu'aux monuments des cimetières, l'écrit public fut mis sous surveillance. Les conséquences de cette reprise en main vont des limitations de l'affichage électoral jusqu'au travail de dénomination des rues et des lieux (plaques, etc.), entre autres dans un but d'éducation civique. A l'écrit, le pouvoir politique nouveau qui a tellement eu peur de la Commune préfère la sémiologie des monuments, des statues...
La deuxième partie de l'ouvrage porte sur la répression de la "délinquance graphique". L'auteur analyse en détail l'organisation de la surveillance graphique de l'espace public confiée aux gardiens de la paix, en attendant les caméras.
La dernière partie traite de la construction d'un "savoir policier de l'écrit", savoir d'experts et de laboratoires : ce que trahissent d'un crime l'écrit, l'écriture.
Manque l'écrit porté par les vêtements (wearable !) dont se sont emparées les marques et qu'arborent fièrement des personnes en mal de distinction et d'appartenance (marque de vêtements, d'équipes sportives ou politiques, d'universités, etc.). Manquent aussi les marquages des esclaves, des condamnés, déportés, etc. auxquels se substitueront les empreintes digitales.

Ouvrage important pour les faits qu'il rapporte sur l'histoire de l'affichage et de sa répression. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Société de surveillance policière : l'ouvrage de Philippe Artières peut être lu comme une mise en perspective du droit d'afficher dans le cadre des Droits de l'homme et de la liberté d'expression (Article 11, notamment). Contribution à l'histoire de la censure. La notion de "délinquance graphique" forgée par l'auteur, en disciple de Michel Foucault, est féconde et pourrait trouver de nombreux terrains d'application. Mais elle ne saurait remplacer l'analyse économique : tout espace est désormais vendable comme support aux entreprises publicitaires, donc toute écriture, tout affichage non achetés à un bailleur provoque un manque à gagner pour le propriéaire.
Le passage au numérique pose de manière nouvelle les questions qu'évoque l'auteur, notamment des questions juridiques : qu'est-ce qu'afficher sur le Web et les réseaux sociaux, faut-il / peut-on contrôler cet affichage ? Quid de l'affichage numérique (DOOH), de l'interactivité éventuelle avec les écrans grâce au smartphone ? Et, dans tous ces cas, Web, réseaux sociaux ou DOOH, quel est le statut de la vie privée puisque, puisque, à la différence des écrits et affichages analogiques, il s'agit de médias qui peuvent voir le public qui les regarde ? Va-t-on assister à l'apparition d'une "délinquance" numérique ?
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dimanche 15 décembre 2013

Pasolini : langue de la télévision, langue de la région, langue de l'école

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Pier Paulo Pasolini, La langue vulgaire (Volgar' eloqio), 1976, 2013 pour l'édition française (traduction de Felicetti Ricci), Editions La Lenteur, Paris, 58 p. 8 €

Pasolini, cinéaste, se revendiquant marxiste, pourfend la télévision et l'école à l'occasion d'une réflexion sur le statut des langues régionales d'Italie. Pasolini n'y va pas par quatre chemins : il faut abolir la télévision et l'école secondaire.

Cet ouvrage, dont le titre fait penser à Dante Alighieri et à son De vulgari eloquentia (1305), est la transcription d'une discussion de Pasolini avec des enseignants et des élèves, sur le thème "Dialecte et école", le 21 octobre 1975, quinze jours avant son assassinat. Avec la question du dialecte (appelle-t-on dialecte tout ce qui n'est pas langue nationale, langue d'Etat ?), on touche à celle de la culture populaire : n'est-elle qu'une culture de classes dominées, subalternes ? La culture populaire est-elle devenue culture télévisuelle, culture des séries et du foot, du journal télévisé, des jeux et de la publicité, culture contre laquelle l'école est fatalement impuissante car à son idéal humaniste "s'oppose toute une vie, toute une existence, une famille, une télévision, un sport, le motocyclisme, le sport automobile" (p. 44). La question n'est-elle pas plutôt celle du risque de connivence entre culture scolaire et culture télévisuelle, là où il faudrait de la part de l'école une divergence critique délibérée, assumée ? L'école pour comprendre la télévision ou l'école comme antidote à la télévision ?

L'intérêt de ce bref ouvrage est d'abord dans la méthode de pensée socratique mise en oeuvre, une sorte de maïeutique pour aborder et rafraîchir une question usée et hypersensible, pour échapper à la langue de bois politicienne. Rupture presque épistémologique que permet le dialogue plus que l'exposé monologue. Comment s'évader des clichés que le discours politique accumule, accumulation qui fonctionne comme une censure ? Comment reconnaître l'impasse, au moins provisoire, d'une discussion aporétique, sans s'y décourager ?
Ensuite, l'intérêt du texte est dans sa violence rhétorique, décapante. Enonçant la centralisation culturelle et linguistique comme un fascisme, Pasolini dénonce dans la télévision et le consumerisme, les responsables d'un génocide culturel et linguistique en Italie : les citoyens, devenant consommateurs avant tout, abandonne leur langue régionale. Et qu'abandonnent-ils avec cette langue ?

Mais rien n'est simple, une fois le temps passé. L'école n'a-t-elle pas été "libératrice" avant que d'opprimer ? Comment dépasser, et vers quoi, "l'italien de la télévision", langue totalitaire ? Quelle place pour les langues régionales, à la télévision comme dans l'enseignement ? Jusqu'où retourner en arrière, que faut-il conserver ? Jusqu'où peut-on / faut-il être conservateur ? Peut-on changer les pratiques langagières par décret ?
Les problèmes ouverts par ce livre restent entiers quarante ans plus tard, d'autant que, au rapport langues régionales / langue nationale s'ajoute désormais (se substitue ?), homologue, un rapport langues nationales / langue internationale (la koiné que devient l'anglais). Voici à nouveau qu'il faut distinguer, comme le faisait le Descartes du Discours de la méthode, la langue des précepteurs et celle de son pays ("langue vulgaire").

Citons pour finir quelques vers du poème qui lance cette discussion (le troisième vers est une citation du poète suisse Giorgio Orelli) et installe, comme tonalité du dialogue, la proximité affective de la langue régionale, langue maternelle et langue-mère, langue de la nostalgie. Penser à La Rochefoucauld : "L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur, comme dans le langage" (Maximes, 342)

"La langue vulgaire : aime-la.
Prête l'oreille, bienveillante et phonologique,
à la lalìa/ au murmure ("Che ur a in / Quelle heure est-il ?")
qui s'élève des profondeurs des midis,
entre les haies séchées,
dans les Marchés  -- qou les Foires aux bestiaux --
dans les Gares -- entre les Granges et les Eglises--"



Sur la langue et sa "pollution" :
Sur Dante : De l'éloquence en vulgaire. Traduction et commentaires sous la direction d'Irène Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011, 400 p. (texte latin et traduction)

lundi 9 décembre 2013

L'Institut Pasteur, naissance d'un modèle économique pour la recherche scientifique

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Annick Perrot, Maxime Schwartz, Pasteur et ses lieutenants. Roux, Yersin et les autres, Paris, Odile Jacob, 2013, 270 p.

Formé et bâti au XIXème siècle pour abriter et développer les travaux de Pasteur et de son équipe (Duclaux, Roux, Calmette...), l'Institut Pasteur invente alors un type d'organisation scientifique que le Web a retrouvé et étendu, plus tard, dans d'autres pays, pour d'autres domaines de recherche.
Besoin de liberté, de flexibilité, d'agilité, la raison d'être première de l'Institut fut d'échapper à la lourdeur de sa tutelle administrative, à la bureaucratie de la recherche et de l'enseignement : déjà, le "mammouth" prenait du poids.

Carrefour de la recherche dans plusieurs domaines, l'Institut accueille dès le début des chercheurs étrangers (dont Ilyia Metchnikoff, le premier, futur prix Nobel, spécialiste de l'immunité) et traite des malades venant du monde entier. Lieu de recherche théorique avec ses labos, ses publications (Annales), il est aussi un lieu d'enseignement de haut niveau. Bien vite, l'Institut ouvre des "filiales" indépendantes en province (Lille), à l'étranger, dans les colonies (Tunis, Saigon), en Perse, en Grèce. Logique d'incubation, d'accélération. Le Réseau compte aujourd'hui 32 instituts.
Son modèle économique s'est mis progressivement en place selon un principe clair : les soins (la vaccination) sont gratuits, les produits (vaccins) sont vendus. D'abord philanthrope et idéaliste, l'Institut a fini par organiser une souscription (crowd funding), déposer des brevets. Une entreprise de bio-technologie était née.

De la rage vaincue au BCG, du ver à soie à la diphtéryie, les auteurs nous font partager comme un roman l'histoire des vaccins, les débuts de la microbiologie, de l'immunologie. Livre d'histoire des sciences, l'ouvrage met l'accent sur la biographie des personnages essentiels mais traite le sujet de manière trop journalistique. Après avoir refermé le livre, on se prend à regretter que soient seulement effleurées des questions comme l'organisation du travail scientifique collectif ("l'union des travailleurs de la preuve", comme disait Gaston Bachelard) avec ses rivalités, ses erreurs rectifiées ou encore l'invention du modèle économique d'une institution de recherche généreuse et rigoureuse que le numérique n'a pas encore réussi à imiter.
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lundi 2 décembre 2013

La révolution symbolique selon Bourdieu : le cas Manet

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Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000), Paris, Raisons d'agir / Seuil, 2013, 774 p., Index (dont un index des tableaux cités).

Voici le second tome des cours de Bourdieu au Collège de France ; il traite de Manet, de sa peinture et de sa carrière, de sa place dans l'histoire de l'art ; le premier volume des cours portait Sur L'Etat (1989-1992). Les textes sont des enregistrements transcrits, corrigés par les éditeurs et "mis en forme" (découpage, ponctuation, intertitres, notes). Cette mise en forme laisse heureusement passer les réflexions de Bourdieu sur son propre enseignement mais ausssi sur les grandes écoles, sur le journalisme ("le journalisme étant évidemment la tête de turc spontanée du sociologue, car c'est un lieu de production de bêtises à la fois triomphantes et relativement faciles à démolir"), sur l'enseignement aussi ("Nous sommes dans un enseignement du français qui est un enseignement de la contemplation...").
Vestiges d'oralité, les digressions rapportées, souvent pleines d'humour et de modestie scientifique ont autant d'importance, parfois plus, que les développements des cours. Alors, on a l'occasion de voir Pierre Bourdieu au travail, hésiter, citer pour confirmer, corriger ce qu'il vient de dire, s'en moquer, recommencer, approfondir pour mieux se faire comprendre : un cours vivant n'est-il pas un travail, une gestation lucide plutôt qu'une exposition finie, figée puis projetée dans un Power Point ?

Au principe de cet ouvrage se trouve un paradoxe : les révolutions, notamment symboliques, se font imperceptibles au fur et à mesure qu'elles réussissent car "la révolution symbolique produit les structures à travers lesquelles nous la percevons". La révolution symbolique qu'instaure Manet dans la peinture est idéal-typique, aussi les résultats du travail réalisé par Pierre Bourdieu peuvent sans doute être transférés à d'autres révolutions culturelles, problématique et méthode comprises : je crois que les révolutions dans les médias relèvent d'un même travail d'analyse.
Par exemple, Pierre Bourdieu évoque le travail des chercheurs qui ont méticuleusement montré le rôle, dans le marché de la peinture, des petits formats de tableaux, des toiles toutes préparées, de la peinture chimique, transportable dans des tubes : on pense aux changements intervenus dans les médias numériques, à la miniaturisation, à la portabilité des outils de production et de réception (smartphone), par exemple. Œuvres, structuration du marché, changements technologiques et révolution symbolique vont-ils de pair, avançant en même temps, d'un même pas, toutes causes mêlées, ou bien l'un détermine-t-il, structure-t-il les autres (la relation infrastructure / superstructure, la "dernière instance" hantent ces réflexions) ? A confronter avec l'histoire du développement de l'informatique, de l'intelligence artificielle "aux origines de la culture numérique".

Pierre Bourdieu parle de subversion à propos de l'oeuvre de Manet, tout en l'étudiant comme le produit d'une "relation entre un habitus socialement constitué et un champ historiquement constitué". La détermination sociale de la transgression peut-elle s'étudier comme la détermination de la banalité qu'elle transgresse ? Comme toujours chez Bourdieu les analyses sont parsemées d'incises épistémologiques sur la production du savoir sociologique, historique et sur le rôle des médias : structuration et extension du champ, opposition de la vraie vie et du spectacle (Guy Debord n'est peut-être pas si loin).
Cet ouvrage d'histoire sociale de l'art constitue aussi, en chemin, un excellent manuel de sociologie de l'art et des médias : tous les concepts clés de Bourdieu y sont mis en oeuvre, discutés et illustrés : champ, habitus, capital social, hexis corporelle, etc.