lundi 2 décembre 2013

La révolution symbolique selon Bourdieu : le cas Manet

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Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000), Paris, Raisons d'agir / Seuil, 2013, 774 p., Index (dont un index des tableaux cités).

Voici le second tome des cours de Bourdieu au Collège de France ; il traite de Manet, de sa peinture et de sa carrière, de sa place dans l'histoire de l'art ; le premier volume des cours portait Sur L'Etat (1989-1992). Les textes sont des enregistrements transcrits, corrigés par les éditeurs et "mis en forme" (découpage, ponctuation, intertitres, notes). Cette mise en forme laisse heureusement passer les réflexions de Bourdieu sur son propre enseignement mais ausssi sur les grandes écoles, sur le journalisme ("le journalisme étant évidemment la tête de turc spontanée du sociologue, car c'est un lieu de production de bêtises à la fois triomphantes et relativement faciles à démolir"), sur l'enseignement aussi ("Nous sommes dans un enseignement du français qui est un enseignement de la contemplation...").
Vestiges d'oralité, les digressions rapportées, souvent pleines d'humour et de modestie scientifique ont autant d'importance, parfois plus, que les développements des cours. Alors, on a l'occasion de voir Pierre Bourdieu au travail, hésiter, citer pour confirmer, corriger ce qu'il vient de dire, s'en moquer, recommencer, approfondir pour mieux se faire comprendre : un cours vivant n'est-il pas un travail, une gestation lucide plutôt qu'une exposition finie, figée puis projetée dans un Power Point ?

Au principe de cet ouvrage se trouve un paradoxe : les révolutions, notamment symboliques, se font imperceptibles au fur et à mesure qu'elles réussissent car "la révolution symbolique produit les structures à travers lesquelles nous la percevons". La révolution symbolique qu'instaure Manet dans la peinture est idéal-typique, aussi les résultats du travail réalisé par Pierre Bourdieu peuvent sans doute être transférés à d'autres révolutions culturelles, problématique et méthode comprises : je crois que les révolutions dans les médias relèvent d'un même travail d'analyse.
Par exemple, Pierre Bourdieu évoque le travail des chercheurs qui ont méticuleusement montré le rôle, dans le marché de la peinture, des petits formats de tableaux, des toiles toutes préparées, de la peinture chimique, transportable dans des tubes : on pense aux changements intervenus dans les médias numériques, à la miniaturisation, à la portabilité des outils de production et de réception (smartphone), par exemple. Œuvres, structuration du marché, changements technologiques et révolution symbolique vont-ils de pair, avançant en même temps, d'un même pas, toutes causes mêlées, ou bien l'un détermine-t-il, structure-t-il les autres (la relation infrastructure / superstructure, la "dernière instance" hantent ces réflexions) ? A confronter avec l'histoire du développement de l'informatique, de l'intelligence artificielle "aux origines de la culture numérique".

Pierre Bourdieu parle de subversion à propos de l'oeuvre de Manet, tout en l'étudiant comme le produit d'une "relation entre un habitus socialement constitué et un champ historiquement constitué". La détermination sociale de la transgression peut-elle s'étudier comme la détermination de la banalité qu'elle transgresse ? Comme toujours chez Bourdieu les analyses sont parsemées d'incises épistémologiques sur la production du savoir sociologique, historique et sur le rôle des médias : structuration et extension du champ, opposition de la vraie vie et du spectacle (Guy Debord n'est peut-être pas si loin).
Cet ouvrage d'histoire sociale de l'art constitue aussi, en chemin, un excellent manuel de sociologie de l'art et des médias : tous les concepts clés de Bourdieu y sont mis en oeuvre, discutés et illustrés : champ, habitus, capital social, hexis corporelle, etc.

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