lundi 23 décembre 2013

L'écrit dans la cité : polices de l'écrit et délinquance graphique

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Philippe Artières, La police de l'écriture. L'invention de la délinquance graphique 1852-1945, Paris, La Découverte, 183 p, 17 €

Grafitti, tags, écrits sur les murs, dessins au long des voies publiques : nous ne nous étonnons pas que ceci soit réglementé et parfois puni. Bien sûr les infractions ne manquent pas.
Certains arbitraires deviennent des lois : l'habitude de les respecter, effet du travail de la police, finit par en faire oublier l'arbitraire. Consentement. A Rome, on écrivait sur les murs.

L'ouvrage de Philippe Artrières s'attache à débusquer les traces du contrôle de l'écriture publique. Au printemps 1871, la Commune reprit le pouvoir sur les murs et afficha en masse. Explosion politique,"explosion graphique". Un siècle plus tard, au printemps de 1968, les murs, dit-on, avaient repris la parole : "Ecrivez partout", "Défense de ne pas afficher", disaient les murs ! (Cf. Slogans et graffiti).

Les premiers chapitres de l'ouvrage traitent de l'affichage. L'histoire de l'affichage témoigne de l'importance de ce média pour la liberté de la communication. Parmi les faits rapportés, citons les chiffonniers qui grattaient les affiches la nuit pour revendre le papier le lendemain. Citons encore le cas des innombrables palissades entourant les grands travaux de Haussmann qui éventraient Paris : les palissades seront rapidement recouvertes d'affiches (aujourd'hui, les communes louent l'espace provisoire des palissades aux afficheurs publicitaires). En 1868, après Berlin, Paris vit l'arrivée des colonnes Morris. Un paysage publicitaire urbain naissait.
Après ces chapitres d'histoire, l'auteur montre comment a proliféré un arsenal de textes de toutes sortes réglementant, encadrant, limitant l'affichage et l'écrit public dans les moindres détails. Partout, jusqu'aux monuments des cimetières, l'écrit public fut mis sous surveillance. Les conséquences de cette reprise en main vont des limitations de l'affichage électoral jusqu'au travail de dénomination des rues et des lieux (plaques, etc.), entre autres dans un but d'éducation civique. A l'écrit, le pouvoir politique nouveau qui a tellement eu peur de la Commune préfère la sémiologie des monuments, des statues...
La deuxième partie de l'ouvrage porte sur la répression de la "délinquance graphique". L'auteur analyse en détail l'organisation de la surveillance graphique de l'espace public confiée aux gardiens de la paix, en attendant les caméras.
La dernière partie traite de la construction d'un "savoir policier de l'écrit", savoir d'experts et de laboratoires : ce que trahissent d'un crime l'écrit, l'écriture.
Manque l'écrit porté par les vêtements (wearable !) dont se sont emparées les marques et qu'arborent fièrement des personnes en mal de distinction et d'appartenance (marque de vêtements, d'équipes sportives ou politiques, d'universités, etc.). Manquent aussi les marquages des esclaves, des condamnés, déportés, etc. auxquels se substitueront les empreintes digitales.

Ouvrage important pour les faits qu'il rapporte sur l'histoire de l'affichage et de sa répression. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Société de surveillance policière : l'ouvrage de Philippe Artières peut être lu comme une mise en perspective du droit d'afficher dans le cadre des Droits de l'homme et de la liberté d'expression (Article 11, notamment). Contribution à l'histoire de la censure. La notion de "délinquance graphique" forgée par l'auteur, en disciple de Michel Foucault, est féconde et pourrait trouver de nombreux terrains d'application. Mais elle ne saurait remplacer l'analyse économique : tout espace est désormais vendable comme support aux entreprises publicitaires, donc toute écriture, tout affichage non achetés à un bailleur provoque un manque à gagner pour le propriéaire.
Le passage au numérique pose de manière nouvelle les questions qu'évoque l'auteur, notamment des questions juridiques : qu'est-ce qu'afficher sur le Web et les réseaux sociaux, faut-il / peut-on contrôler cet affichage ? Quid de l'affichage numérique (DOOH), de l'interactivité éventuelle avec les écrans grâce au smartphone ? Et, dans tous ces cas, Web, réseaux sociaux ou DOOH, quel est le statut de la vie privée puisque, puisque, à la différence des écrits et affichages analogiques, il s'agit de médias qui peuvent voir le public qui les regarde ? Va-t-on assister à l'apparition d'une "délinquance" numérique ?
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