vendredi 4 décembre 2015

Histoire de l'édition : les entreprises du monde intellectuel



Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l'édition en France, Paris, 2015, La Fabrique éditions, 429 p. Index, bibliogr.

Voici un livre sur l'histoire de la publication des livres en France. Son originalité se situe dans la volonté de rattacher le monde des idées aux entreprises qui le font exister, la juxtaposition des postures intellectuelles et des questions d'argent qui les taraudent. Généralement, l'histoire de la littérature, et son enseignement, accordent peu d'attention aux entreprises d'éditions, à l'économie et au marché des livres. Pourtant sans cette économie et ce marché, il n'est pas de marché des idées. Pourquoi tant de dénégation, qui appartient pleinement à l'histoire de la littérature ?

L'auteur distingue, à juste titre, l'édition de livres et la publication de la presse. Dommage qu'il n'approfondisse pas l'analyse des différences. Jean-Yves Mollier, qui enseigne l'histoire contemporaine à l'université est un spécialiste de l'édition française avec des travaux consacrés à Pierre Larousse, à  Louis Hachette, à Michel et Calmann Levy ainsi qu'à Pierre-Jules Hetzel (l'éditeur de Jules Verne). Sur l'avènement du livre et de ses entrepreneurs au XIXe siècle, il sait tout et l'explique clairement.

Retenons de cet ouvrage deux moments qui nous ont paru essentiels et rares. Tout d'abord, le chapitre consacré au rôle primordial de l'édition scolaire dans le développement de l'économie du livre en France : imaginée par la Convention, l'éducation pour tous fut "passée à la trappe" sous le Consulat et l'Empire (cécité ou lucidité napoléonienne ?) ; elle revient avec la loi du 28 juin 1833 qui oblige toute commune à mettre en place une école. C'est alors qu'est passée commande de manuels pour l'apprentissage de la lecture à Louis Hachette (l'ouvrage est gratuit pour les pauvres). Imitant W.H. Smith (Angleterre), Hachette ouvrira plus tard les bibliothèques de gare qui diffuseront bientôt la presse, de plus en plus. Scolarisation et chemins de fer sont alors indispensables à l'essor de l'économie industrielle qui naît, tout comme le Web (neutralité du Net) et l'éducation scientifique le sont à l'économie numérique contemporaine. Concepts d'externalité positive mobilisés par la théorie économique de la croissance endogène (Endogenous Growth Theory).
L'édition scolaire décollera à nouveau avec la généralisation de l'école laïque, gratuite et obligatoire avec les lois scolaires de Jules Ferry (selon qui "celui qui est maître du livre est maître de l'éducation"). C'est l'époque d'Armand Colin, Hatier, Delagrave, Fernand Nathan, Vuibert. C'est l'époque des grands manuels : Ernest Lavisse (histoire) et Vidal Lablache (géographie), du Tour de la France par deux enfants... Et, plus tard, des Classiques pour tous de la librairie Hatier.

Ensuite, il y a le chapitre très riche et documenté sur "le siècle des dictionnaires", siècle où s'affrontent Pierre Larousse et Émile Littré mais qui voit aussi naître le Bescherelle. C'est l'époque où s'épanouissent les manuels domestiques pour le jardinage, le bricolage et la cuisine. C'est l'époque du Dictionnaire des sciences médicales (60 volumes) et des ouvrages de référence en matière de droit et de jurisprudence (Dalloz, Sirey, Pedone). On voit poindre et croître dans ce chapitre la plupart des outils intellectuels et culturels du grand public (manuels et dictionnaires) qui précèdent l'essor des outils que développe l'économie culturelle numérique. De manière tacite, Jean-Yves Mollier donne à percevoir la rupture du numérique dans la culture, et, en même temps, les obstacles tenaces qu'y mettra l'édition traditionnelle. On ne comprendra bien le changement culturel et social introduit par le numérique en France que si l'on perçoit ce contre quoi il se construit, lentement, laborieusement. Disruption ? L'auteur s'arrête aux portes d'Amazon : une autre histoire commence que l'on ne sait pas encore écrire.

Voici un livre d'histoire culturelle indispensable, clair et commode. Les pages consacrées en fin d'ouvrage à l'édition française durant la collaboration nazie sont édifiantes mais écœurantes. Elles disent, elles aussi, à leur manière, les racines culturelles de la France contemporaine et des mœurs du monde intellectuel. Salutaire mais inconfortable lucidité.

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