jeudi 31 juillet 2014

Usages sociaux de la quantification. Analyse critique


Alain Desrosières, Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques, Paris, La Découverte, 2014, 285 p. Bibliogr. Introduction par Emmanuel Didier.

Ouvrage qui couronne une œuvre consacrée à la statistique publique, œuvre de praticien mais aussi de théoricien qui réféchit sur les pratiques, sur les usages sociaux des statistiques.
Epistémologue donc, Alain Desrosières analyse les statistiques d'un point de vue historique et contribue à une sociologie rigoureuse de la quantification.
"Prouver et gouverner" regroupe de nombreuses interventions de l'auteur à des colloques, dans des revues, etc. Toutes ont en commun d'analyser le fonctionnnement tant technique que politique de la quantification et de la statistique, "science de l'Etat" (selon l'étymologie).
L'auteur est décédé en 2013 ; le texte a été établi par Emmanuel Didier, chercheur (socio-histoire des statistiques), qui y consacre une longue et utile introduction.

Le livre accorde une place centrale à l'analyse des effets de la rétroaction sur les comportements quantifiés des acteurs sociaux ("quand une mesure devient une cible, elle cesse d'être une bonne mesure"). La rétroaction, appliquée à la comptabilité publique ou à la comptabilité d'entreprises (creative accounting, window dressing), voire à l'activité individuelle (benchmarking, "calculating selves", chacun devenant "entrepreneur de lui-même", selon une expression de Michel Foucault ; "calculable spaces" (Peter Miller), environnement qui impose au sujet un calcul constant).
Dans cette perspective, que penser du développement récent du "quantified self", du "wearable computing" ? Où mènent ces quantifications continues de soi-même et des performances de toutes sortes ? Comment vont-elles affecter les raisonnements, les décisions, les choix (santé, éducation, gestion domestique, emploi du temps, etc.) ?
Gouvernement de soi-même - et de son environnement - par les nombres ? Internet des choses ? La lecture d'Alain Desrosières peut servir de mise en garde, non pas contre la statistique mais contre certains de ses usages.

Oppression ou libération ? Statistique du chômage et de l'emploi, indice des prix, évolution des inégalités, indicateurs sociaux, catégories socio-professionnelles (Alain Desrosières a participé à la refonte de la nomenclature des CSP) : les statistiques sont-elles des outils de pouvoir ou bien des "outils de faiblesse aux mains des opprimés" contre les puissants ("ce qui n'est pas compté ne compte pas") ? Autrement dit, sont-elles des outils de coordination et d'administration ou bien des outils de preuve ? Comment concilier ces deux fonctions ?

L'ouvrage approfondit tour à tour de grands moments et bifurcations de l'histoire des statistiques. Le raisonnement probabiliste (Thomas Bayes, Pierre-Simon Laplace) et le raisonnement fréquentiste (Adolphe Quételet), les sondages, le travail d'Antoine-Augustin Cournot, l'histoire des notions de régression et de corrélation (Karl Pearson). L'analyse des données (Jean-Paul Benzécri, Ludovic Lebart) où l'auteur voyait une "cartographie du monde social", avec la multidimensionnalité, chère à la sociologie et aux études de consommation. Alain Desrosières convainc, s'il en était besoin, de l'omniprésence des statistiques et des conséquences sociales multiples de la quantification.

Les études médias et le marketing se repaissent de statistiques. Toutes les questions abordées ici par Alain Desrosières, techniques ou éthiques, peuvent concerner les travaux effectués sur les médias, les opinions, les consommations, les audiences, les panels... L'ouvrage invite à la critique des concepts de la statistique, au doute ; il en montre les enjeux. Alors que la publicité et les médias se jettent à corps perdu dans la data (big data) et l'intelligence artificielle, toute statistique à l'appui, les réflexions d'Alain Desrosières sont salutaires et fécondes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire