mercredi 13 août 2014

Epistémologie de la connaissance photographique : Lévi-Strauss, Jullien, Bourdieu


Le smartphone et ses applis diverses transforment radicalement l'économie de la photographie grand public : celle-ci est devenue gratuite et de bonne qualité (cf. "How the smartphone defeated the point-and-shoot digital camera"). Au service du récit quotidien de la vie quotidienne, récit autobiographique surtout, la photographie est devenue outil de narration (storytelling, narrative intelligence), d'expositions de soi (selfiessexting) plus ou moins éphémères (The Time of Snapchat). La photographie est l'écriture des réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, Weibo, Facebook, etc.) : fin 2013, Facebook déclarait collecter, en moyenne, 350 millions de photos par jour. Voir, sur les pratiques du smartphone : PhotoPhone, Smartphoto et phonéographie, ou encore fricote, cuisine de la table au portable.

Tout est occasion de photographie : vacances, assiette au restaurant, prise de notes pendant une réunion professionnelle, un cours, et, bien sûr, plus traditionnellement, tout ce qui relève de la célébration domestique : mariages, naissances, anniversaires, etc.
Les "usages sociaux" de la photographie se sont étendus suivant les capacités de l'appareil, de plus en plus automatique, de plus en plus proche et portable (cf. le cas limite du GoPro : "Wear it. Mount it. Love it"). Le smartphone permet une photographie sans longue préparation, "automatique" presque, mais souvent posée (le sourire rituel s'impose de plus en plus spontanément).

Epistémologie de la connaissance photographique. Occasion de voir ou occasion de ne pas voir ? Photographier pour mieux voir ou pour ne pas voir ? Pour faire ou ne pas faire attention ? La photographie est-elle un outil au service de la connaissance ou fait-elle obstacle à la connaissance ?

Dans le livre de photos consacré au Brésil et à ses séjours d'ethnographe (Saudades do Brazil, Paris, Plon, 1994, 224 p.), Claude Lévi-Strauss souligne le risque inhérent à la photographie : «Durant la première expédition j'avais, en plus du Leica, une petite caméra ovale de format 8 mm dont j'ai oublié la marque. Je ne m'en suis presque pas servi me sentant coupable de garder l'œil collé au viseur au lieu de regarder et d'essayer de comprendre ce qui se passait autour de moi. »
Il reprend cette idée dans un entretien avec Véronique Mortaigne (Loin du Brésil, 2005, republié par les éditions Chandeigne) : «Quand on a l'œil derrière un objectif de caméra, on ne voit pas ce qui se passe et on comprend encore moins ». « Je photographiais parce qu'il le fallait, mais toujours avec le sentiment que cela représentait une perte de temps, une perte d'attention ». Pour Claude Lévi-Strauss, la photographie représente un coût de renoncement élevé.

C'est aussi le point de vue de François Jullien, exprimé dans Philosophie du vivre (Editions Gallimard, 2011, Paris). François Julien évoque les touristes qui, sitôt arrivés « repèrent d'un coup d'œil ce qu'ils pourront photographier, le mettent dans la boîte ». « Prendre une photographie, dit-il, c'est se mettre à couvert, interposer ».
Effet de la technique ? François Jullien reprend et commente la formule d'Héraclite : "présents, ils sont absents" (cfson cours sur France Culture et la BNF). « La technique, en multipliant la présence, l'atrophie. En étendant de toute part son appareillage, elle met à l'abri et prémunit. Elle prémunit de l'assaut du présent ». L'enregistrement distrait de l'immédiat, dispense d'être attentif parce qu'il met en conserve, compte sur l'avenir pour voir ou écouter (enregistrement audio ou vidéo). Procrastination, remettre à demain, sorte de multitasking différé, improbable.

S'il a écrit sur sur la photographie comme pratique (Pierre Bourdieu et al. Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965), - recherche financée par Kodak-Pathé, ouvrage dédié à Raymond Aron -, Pierre Bourdieu a utilisé la photographie comme outil de son travail d'ethnographe. Les photos prises au cours de ses enquêtes, de ses observations, seront publiées beaucoup plus tard. (cfImages d'Algérie. Une affinité élective, éditions Actes Sud, 2003, 222 pages). Epistémologue du regard "armé" de l'ethnologue, Pierre Bourdieu attend surtout de la photographie un moyen, un instrument d'observation différée.
Pour lui, la photographie provoque «  une conversion du regard », « une manifestation de la distance de l'observateur qui enregistre et qui n'oublie pas qu'il enregistre". La photographie enrichit l'observation : "elle suppose aussi toute la proximité du familier, attentif et sensible aux détails imperceptibles que la familiarité lui permet et lui enjoint d'appréhender d'interpréter sur-le-champ... à tout cet infiniment petit de la pratique qui échappe souvent à l'ethnologue le plus attentif ». Toutefois, le regard de l'ethnologue, lorsqu'il photographie, est déjà éduqué, prévenu ("familier") : il n'est pas neutre, il cadre, classe, met dans des boîtes, dirait François Jullien.
Comme tout enregistrement, la photographie présente les bénéfices du différé : observation à retardement, quand on a tout son temps, loin de l'urgence du moment. « Les photos que l'on peut revoir à loisir, comme les enregistrements que l'on peut réécouter...  permettent de découvrir des détails inaperçus au premier regard et qu'on ne peut lourdement observer, par discrétion, pendant l'enquête ».

Pour l'ethnographe, l'appareil photo est un instrument d'observation ; l'ethnographe se trouve dans la même situation scientifique que d'autres chercheurs qui doivent dépasser "l'observation simple".  Ce que soulignait déjà Claude Bernard : « L'homme ne peut observer les phénomènes qui l'entourent que dans des limites très restreintes ; le plus grand nombre échappe naturellement à ses sens, et l'observation simple ne lui suffit pas. Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à l'aide d'appareils spéciaux, la puissance de ses organes en même temps qu'il s'est armé d'instruments divers qui lui ont servi à pénétrer dans l'intérieur des corps pour les décomposer et en étudier les parties cachées » (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire