dimanche 10 novembre 2013

Cartographies du mystère français

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Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Le Seuil, 2013, 322 p.

Peut-on comprendre, définir la France ? Pour les auteurs, il n'y a pas de "mystère français" mais un kaléidoscope, une complexité changeante à déconstruire rationnellement à l'aide d'outils démographiques, de sociologie politique, d'anthroplogie. Engagement méthodologique : "l'anthropologie est le contraire de la finance" (p. 302).
L'hypothèse centrale est que l'explication des changements sociaux intervenus entre 1980 et 2010 se trouve dans les sous-bassements anthropologiques et religieux du pays, dans les mentalités conçues comme une sorte d'infrastructure. Hypothèse géographique : la démonstration recourt à des analyses et une méthodologie cartographiques.

L'ouvrage s'inscrit dans la longue durée pour décrire les dynamiques de la société française. Les présentations cartographiques, lumineuses, provoquent des explications nouvelles, souvent inattendues, hors des typologies rebattues.
Les auteurs retiennent plusieurs axes d'analyse, mobilisés et convoqués en permanence, conjugués et croisés pour démystifier.
  • Le décollage éducatif. La force explicative donnée à l'éducation est quantifiée à partir de critères qui sont souvent simplificateurs, mais ce sont les seuls disponibles : ainsi du baccalauréat dont le nominal recouvre tant réalités inégales. Si sa pénétration est si élevée, c'est parce que l'on a reporté ailleurs les inégalités (mentions, options, sections, établissements, appréciation des enseignants, des chefs d'établissement, etc.). Tout le monde sait cela. De plus, inévitablement, comme dans toute sociologie historique, le niveau d'éducation met sur le même plan des formations touchant des générations éloignées ; comment confronter le baccalauréat de 1930 et celui de 2010 ?
  • L'émancipation des femmes. Quels critères ? Contraception, fécondité, emploi, certes. De là à en avoir fini avec "l'infini servage de la femme" (Rimbaud)... L'écart avec les hommes pour les formations scientifiques et techniques, l'accès aux postes de directions dans les entreprises, la durée du travail, l'exposition à la violence : cette libération n'est pas terminée. Peut-on l'escompter sans que ne soit affectée à son tour la "culture masculine" inculquée par la société française, partie prenante de ses mentalités ? Quid d'une émancipation masculine ?
  • La place du catholicisme. C'est sans doute l'aspect le plus convaincant de l'ouvrage. La religion des pratiquants a fait place à un catholicisme quelque peu laïcisé, invisible mais prégnant, implicite comme une sorte d'habitus culturel inscrit dans la sensibilité générale et qui s'avère "agent de structuration des comportements éducatifs ou politiques". Les "valeurs organisatrices du catholicisme" subsistent une fois la religion visible s'est effacée : le catholicisme est ainsi corrélé aux études longues, au travail à temps partiel, à la fécondité, à la famille nucléaire... La religion vaincue s'est emparée de ses vainqueurs ! Le catholicisme constitue une "couche protectrice", concept que les auteurs empruntent à Joseph Schumpeter ("protecting strata" / "protective frame").
  • La structure familiale : famille nucléaire / famille complexe / famille souche, en partie liées à l'habitat, définissent un "système anthropologique".
Ces variables fondamentales rendent compte de faits sociaux divers tels que la désindustrialisation, la gentrification (reconquête des quartiers populaires par les plus riches), la nouvelle pauvreté urbaine, la spacialisation intermédiaire des populations intermédiaires, l'immigration, le Parti communiste, le mariage... Au fil des pages émerge, complexe et multiple, une géographie de la France et des changements en cours. Ce livre met en oeuvre une méthodologie empirique, tissée de grandes hypothèses et de bricolages conceptuels. Les démonstrations sont parfois incertaines et limitées, mais toujours fécondes. L'ouvrage n'apporte pas un savoir catégorique et définitif que l'on pourrait importer tout prêt pour des travaux de marketing mais un mode de penser stimulant, des questions, des doutes. Et c'est tant mieux : l'analyse de données socio-culturelles (big data) requiert flexibilité et pragmatisme ; elle s'accomode mal des dogmatismes.

Insistons sur la méthode cartographique mise en œuvre. Alors que la géographie entre en force dans le marketing, il est indispensable de pouvoir combiner le micro-géographique de la localisation (adresse IP, code postal, aires urbaines, etc.) au macro-géographique tellement éloigné d'une géographie administrative si commode (départements, régions INSEE, etc.). De la même manière, il est indispensable de pouvoir raccorder des thèmes-cibles (mots clefs, clustersetc.) à des ensembles plus larges où ils peuvent trouver leur sens et leur cohérence. A leur analyse géographique, les auteurs ajoutent une dimension diachronique qui manque souvent aux analyses du marketing : pourtant, toute géographie a son histoire, une dynamique. Imaginons ce que cette méthodologie permettrait avec la richesse des données cartographiques maintenant disponibles grâce à la numérisation de la géographie humaine.
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