lundi 12 novembre 2018

Venise et les livres : histoire économique d'un média naissant



Catherine Kikuchi, La Venise des livres 1469-1530, Paris, Champ Vallon, 356 p., Annexes, Bibliogr., Index, 26 Euros

Venise dans ces années fait irrésistiblement penser à la Silicon Valley de l'époque du cinéma puis de celle du numérique.
De même que le numérique a pris son essor à partir de la Californie, région riche en entreprises technologiques et médiatiques, en universités, Venise voit se développer l'imprimerie dans un milieu intellectuel riche, de copistes (scriptoria) et de lecteurs. Le "creuset vénitien" est d'abord une ville multiculturelle et multilingue où l'on communique en vénitien, latin, florentin, grec, hébreu, allemand, castillan, catalan : il n'y a pas de langue officielle.

L'ouvrage reprend la thèse de doctorat soutenue par Catherine Kikuchi (Ecole française de Rome, maître de conférence à l'université de Versailles Saint-Quentin) ; sa recherche s'appuie sur un important travail documentaire et bibliographique, exploitant de nombreuses sources inédites (archives diverses judiciaires, ecclésiastiques ; papiers commerciaux, actes notariaux, testaments, etc.). L'objectif déclaré de la thèse était de "faire une histoire économique et sociale des hommes et des femmes qui sont liés au livre, à sa production et à sa diffusion, étudier un milieu économique neuf et un milieu social en construction autour de la nouvelle technologie qu'est l'imprimerie". Objectif pleinement atteint. Description réussie d'un monde cosmopolite "d'acteurs ordinaires".

L'histoire de l'imprimerie, inséparable de l'histoire de l'humanisme, s'avère une industrie à haut risque, "à rentabilité douteuse", demandant des investissements (capex) et des coûts de fonctionnement importants (opex) ; les besoins de trésorerie pour couvrir des retours sur investissement longs sont élevés. S'y ajoutent les difficultés de la distribution (foires lointaines, Francfort, Lyon, etc.), le risque quant aux secrets de fabrication (débauchage) en situation de concurrence.

Plusieurs caractéristiques de cet essor de l'imprimerie à Venise se dégagent du travail de Catherine Kikuchi que l'on retrouve cinq siècles plus tard en Californie, en Chine, en Israël, entre autres :
  • la concentration géographique qui permet la circulation accélérée de la main d'œuvre, des outils et des savoir faire.
  • la présence de cultures différentes, non vénitiennes (l'auteur parle d'extranéité) : typographes de culture germanique, latine, grecque, juive (déconsidérée et opprimée), flamande : Venise s'enrichit d'une sorte de brain drain. La technique est importée de l'Empire "allemand" (Mayence). Cette extranéité polyglotte est facteur de dynamisme, d'innovation. A Venise, s'impriment des livres en latin mais aussi en grec et en hébreu. A partir des immigrés, se constituent des réseaux sociaux efficaces. L'auteur est amenée à mobiliser, pour analyser ces phénomènes de cosmopolitisme, des concepts ethnographiques de bond network / bridge network, de multi-localisation, de "trade diaspora"...
  • pas de cadre réglementaire qui risquerait d'entraver l'innovation technique ou commerciale. A Venise, l'imprimerie lorsqu'elle se développe, n'est pas contrôlée par les corporations ; l'installation des imprimeurs en est plus facile. La censure (imprimatur) puis la réglementation (1549) interviendront plus tard.
  • l'imprimerie sépare la technique (production) du commercial et de la gestion (entrepreneur), ce qui est généralement favorable à l'essor des startups. L'imprimerie externalise certains métiers (taille des lettres, menuiserie, édition, papeterie, reliure, orfèvrerie, etc.) tandis que se développe le marketing du livre : colophons, catalogues avec prix et résumés, format plus maniable (in-octavo)...
  • la distribution s'appuie sur des réseaux commerciaux européens dont les noeuds sont Francfort, Cologne, Lyon, Troyes, Avignon, Ratisbonne, Florence, Ferrare, Montferrat, Naples, etc.).
Ces caractéristiques socio-économiques, nous les retrouverons pour l'essentiel présidant à l'essor des industries médiatiques numériques. Ainsi, cet ouvrage donne à voir et comprendre non seulement le développement du livre au début de la Renaissance à Venise mais il éclaire indirectement les commencements de l'économie numérique. La confrontation que permet cet ouvrage, savant et clair, avec l'économie contemporaine est précieuse et féconde.

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