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lundi 24 septembre 2018

Le réseau des cités grecques de l'antiquité


Irad Malkin, A Small Greek World. Networks in the Ancient Mediterranean, Oxford University Press, 2011, 284 p. Index, bibliogr., 33 $
Publié en français par Les Belles Lettres en 2018, Paris, sous le titre Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l'antiquité, 26,5 €

En examinant l'histoire des cités grecques, l'objectif de l'auteur est de rendre compte de l'essor de la civilisation grecque ancienne, essor géographique d'abord, tout autour de la Méditerranée, hégémonie culturelle ensuite, malgré les défaites militaires. L'auteur est Professeur d'histoire de l'antiquité grecque à l'université de Tel Aviv. Pour ce travail d'historien, et c'est l'originalité primordiale de ce livre, il mobilise la notions de network : la théorie des graphes, de la connectivité, le modèle d'Erdös et Rényi, ainsi que l'ouvrage de Duncan J. Watts sur les réseaux connectés.
Le titre du livre évoque l'article fameux de Stanley Milgran paru dans Psychology Today en 1967,"The Small World Problem" (1967).

La civilisation grecque a implanté tout autour de la Méditerranée des établissements indépendants, processus habituellement décrit à l'aide du terme courant mais trompeur de colonisation ("misleading modern term") et du couple notionnel classique, centre /périphérie, qui en découle. Or il n'y a ni colonisation, ni centre, ni périphérie. Vinciane Pirenne-Delforge, titulaire de la chaire "Religion, histoire et société dans le monde grec antique" au Collège de France, indique que, à la fin de l'ère classique (IVe siècle avant notre ère), le monde grec comptait un peu plus d'un millier de cités, chacune ayant ses lois, ses usages (nómaia). Irad Malkin, citant un récent décompte, parle de mille cinq cents cités et emporiae (trading stations, comptoirs commerciaux), le tout créant un "ourlet" (Ciceron) au long des côtes de la Méditerranée et de la Mer Noire. A la notion moderne de colonie où s'opposent violemment autochtones et colons, l'auteur substitue celle de terrain d'entente et d'échanges (middle ground), notion qu'il emprunte à l'histoire de l'Amérique du Nord et des contacts entre Indiens et Européens. Enfin, il invite à reconsidérer la carte intellectuelle (cognitive map) que nous ont imposée les études classiques : la Grèce ancienne n'était pas un Etat, elle ne le deviendra qu'au XIXème siècle, et les cités grecques étaient alors jalousement indépendantes.

Au-delà du précis travail d'historien que conduit l'auteur, la notion de network entraîne une réforme de l'entendement géopolitique ; plus qu'un moyen descriptif pour représenter des échanges (Fernand Braudel), le network avec sa panoplie conceptuelle (auto-organisation, degrés de séparation, clustering, information cascade, hubs, etc.) s'avère un outil explicatif fécond (créatif) pour analyser une dynamique socio-historique. Sans remettre en question les travaux de générations d'historiens des sociétés grecques et de la Méditerranée qui l'ont précédé (il ne conteste pas sa dette envers Fernand Braudel, par exemple), Irad Malkin invite à réinterpréter les faits qu'ils ont établis, et à changer de perspective. L'ouvrage est donc doublement intéressant, d'une part, pour le renouvellement historique qu'il construit mais aussi, surtout, d'autre part, pour les moyens méthodologiques mis en œuvre et les perspectives qu'ils ouvrent. Beaucoup de ces perspectives peuvent être suggestives pour penser les médias ; par exemple, reconsidérer l'organisation des networks de la radio et de la télévision américaines, leur lancinant localisme, ou encore le réseau de distribution de la presse française, etc.). Irad Malkin souligne la non-intentionnalité de la formation d'un network et, par conséquent, la non-intentionnalité des opérations socio-économiques qu'il induit. Les cités dispersées sur les côtes méditerranéennes forment un "Greek Wide Web", en quelque sorte, dont le centre ne serait pas Athènes (tandis que Rome, au centre de l'empire, s'imposera militairement à ses colonies). Le network vaut également par sa structure évolutive et par sa fractalité, chaque région étant comme une micro-Méditerranée, avec des auto-similarités.
L'auteur insiste sur la perspective maritime du monde grec, la terre, la côte est vue de la mer (ship-to-shore) et la mer est perçue comme un arrière pays alors que nous imaginons le monde grec depuis la terre. La discontinuité territoriale du monde grec, sa dispersion, sa structure en réseau, expliquent son succès ; elles ont forgé ses points communs essentiels : une langue commune (koiné dialektos, κοινὴ διάλεκτος), un ensemble de traditions, de références religieuses ("leur culture s'étendait largement sur les rivages des mers, tandis que l'identité politique restait limitée aux frontières étroites de leurs multiples cités", rappelle Vinciane Pirenne-Delforge à propos des cités). Parmi ces références communes, on peut évoquer l'oracle de Delphes qu'écoutaient ceux qui allaient s'exiler pour fonder au loin un foyer, une cité (ap-oikia, ἀπ-οικία).

Voici donc un livre enrichissant et stimulant. Ceux qui étudient les médias et les réseaux sociaux y trouveront matière à penser, à débattre, et à remettre en chantier bon nombre d'idées et d'opinions qu'ils mobilisent couramment.


Références
Albert-Lászlo Barabási, Linked. How Everything is Connected to Everything Else..., New York, Penguin Group, 2003,  294 p. , Index
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p. 12 €
Duncan J. Watts, Six Degrees. The Science of a Connected Age, New York, Norton & Company, 2003, 374 p. Bibliogr., Index
Richard White, The Middle Ground. Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge University Press, 1991, 544 p., Index.

mercredi 13 décembre 2017

Aux origines de l'école laïque française : le Dictionnaire de Ferdinand Buisson



Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, Paris, Robert Laffont, 2017, 969 p., 32 € avec des notices relatives aux auteurs et des notes relatives aux articles (contexte historique, biographique)

Cet ouvrage fut aux origines de l'école laïque française, obligatoire, gratuite et proche (une école dans chaque commune). Alors que cette école va mal, mal traitée depuis des décennies, que ses principes se délitent (quid de la gratuité, de l'obligation, de la laïcité et de la proximité ?), il est bon de retourner à cet ouvrage fondateur. On y retrouvera les intentions des législateurs et des théoriciens de l'éducation d'il y a un siècle et demi. Ce dictionnaire qui fut un ouvrage politique est devenu un témoin historique, un document. A l'époque, il fut diffusé à 20 000 exemplaires.
Heureuse initiative que de le republier. Bien sûr, malgré son petit millier de pages, il s'agit d'une version très abrégée de l'édition originale qui comptait quatre gros volumes (cf. infra) et s'intitulait Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire. Tous les mots comptaient : pédagogie pour instruire dès le commencement. Ferdinand Buisson, prix Nobel de la paix, dreyfusard, sera directeur de l'enseignement primaire pendant dix-sept ans après en avoir dirigé le service de la statistique. Ce fut un fervent partisan de l'école unique et de l'égalité des chances sociales.
La forme dictionnaire (articles classés par ordre alphabétique) a été choisie pour donner aux personnes chargées de l'institution scolaire un outil commun de références. Dans la société du livre, le dictionnaire connote à la fois la somme et la dignité culturelle : l'époque est aux Larousse, au Littré, à La Grande encyclopédie. L'ambition encyclopédiste de Ferdinand Buisson est manifeste ; d'ailleurs, l'article "encyclopédistes", très fouillé, est rédigé par Gabriel Compayré, historien des doctrines éducatives. Ce dictionnaire se trouve donc à mi-chemin entre L'Encyclopédie de Diderot et Wikipedia. Ouverture internationale systématique, européenne surtout, pédagogie des Lumières : beaucoup d'articles sont consacrés aux sciences, aux techniques, à l'histoire, à la géographie. L'influence de Diderot et d'Alembert est flagrante.
Que trouvait-on dans ce Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire ? Tout ce qu'il fallait, à l'époque, pour être instituteur ou institutrice :
  • des thèmes essentiels de la didactique des disciplines : calcul mental, dictée, écriture-lecture, géographie, géométrie, histoire naturelle, langue maternelle, chant, orthographe, leçon de choses, exercices cartographiques, géologie, travail manuel, météorologie, vocabulaire, instruction civique...
  • des articles sur les outils quotidiens du travail scolaire : encrier, mobilier, boulier, projections lumineuses, tableaux muraux d'enseignement, plume, ardoise (son crayon et son effaçoir) utilisée comme cahier de brouillon, bons points, copies, globes
  • des préoccupations toujours actuelles : architecture scolaire, écoles d'aveugles, hygiène scolaire, vestiaires, la maison d'école, le voyage scolaire, récréation, absence, politesse
  • des articles sur les références philosophiques en matière d'éducation : Montaigne, Froebel, Pestalozzi, Comenius, Kant, Luther, Horace Mann, Rousseau, Marie Pape-Carpentier
  • Les 4 gros volumes de mon exemplaire de l'édition originale
    (Librairie Hachette, 1880, 1888)
  • des thèmes classiques de la psycho-pédagogie et de la philosophie morale (leur importance n'a pas changé et le débat est toujours ouvert) : ennui, curiosité, étourderie, créativité, observation, précocité, volonté, mémoire, le jeu, propreté, égoïsme, obéissance. Et j'en passe... mais il n'y a rien sur l'école coloniale qui fut si importante. Omission significative... 
Le Dictionnaire, c'est le monde vu depuis l'école et le métier d'instituer la République (Jean Jaurès, ancien professeur, dans son discours de 1903, pour la distribution des prix au lycée d'Albi, répétera : "instituer la république").
Et cette "maison d'école", quelle belle idée ! Aujourd'hui, nous avons des "groupes scolaires" !

Etre instituteur de la Troisième République, ce n'était pas une mince affaire. Ces hussards de la République, comme les appellera Charles Péguy, devaient tout savoir, et savoir tout enseigner... Ils ont défriché, laïcisant ce qu'ils ont hérité de siècles d'enseignement religieux privé, très longuement cité, détaillé et critiqué, laïcité oblige. Les instituteurs instituaient la République après des siècles de monarchie et d'empire. La Cinquième République les a rebaptisés "professeurs des écoles" ; les enfants n'y ont rien gagné. La République non plus. Démagogie !
Piliers locaux de la République nouvelle, polyvalents, les instituteurs d'alors devaient tout savoir de l'environnement qu'ils partageaient avec leurs élèves, du village et de l'économie agricole, de la faune et la flore, tout sur l'habitat, les saisons, les métiers... Forts en calcul, en géométrie et en français : de solides généralistes. L'article "Instituteurs, institutrices", signé par Ferdinand Buisson lui-même, rappelle que le terme d'instituteur (ni Lehrer, ni teacher) vient de la Révolution française, et qu'on le doit notamment à Condorcet (1792) ;  mais, c'est Jules Ferry (textes de 1880-1881) qui lui donne ses lettres de noblesse. Article à mettre au programme des "professeurs des écoles" et des ministres d'aujourd'hui.
Les collaborations sont nombreuses pour une telle somme : parmi les 358 auteurs du dictionnaire, beaucoup d'enseignants de tous ordres, instituteurs et inspecteurs, professeurs, recteurs, membres de l'institut, français et étrangers. Quelques grands noms : Camille Flammarion (astronomie), Emile Durkheim (articles "enfance", "éducation", "pédagogie"), Eugène Viollet-le-Duc (architecture), Pauline Kergomard (éducation enfantine), Ernest Lavisse (historien, auteur de manuels scolaires), Michel Bréal (linguistique), Théodule Ribot (psychologie), Charles Angot (météorologie), Marcellin Berthelot (chimie)...

Conclusion de l'article "plume" dans l'édition originale
Les médias sont évidemment absents ; avant les mass médias. Les médias ne constituent pas une préoccupation de l'éducation : dans l'édition originale, on trouve un article sur le télégraphe qui réclamait la collaboration de l'instituteur (comme le secrétariat de mairie) et un article, très long, recensant les périodiques professionnels traitant de l'éducation en France et à l'étranger, notons encore un article sur le papier et sa fabrication. Le média c'est l'école et l'école de Jules Ferry n'avait pas de "parallèle", hormis peut-être les églises, les synagogues.
La pédagogie scolaire, conservatrice par construction, résiste au changement technologique. Prête à l'exploiter, elle est prudente dans ses innovations, attentive au classique (ce que l'on enseigne dans la classe !). Comment ne pas sourire en lisant la conclusion assertive de l'article "plume" : "les plumes d'acier[...] sont loin de valoir une plume d'oie bien taillée", "il n'est pas d'instituteur..." (cf. illustration ci-contre). Plus tard, l'école entrera en conflit avec le stylo à bille, la calculette...

L'aspect encyclopédique du Dictionnaire de pédagogie [et d'instruction primaire] s'estompe dans cette édition nouvelle, réduite, élaguée. D'où l'intérêt d'éditions numériques comme celle du Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) par l'institut Français d'Education ou celle de Gallica en mode image (première édition, 1880).
On perçoit confusément derrière la diversité des auteurs et des thèmes traités, la langue et les valeurs communes de la Troisième République : seule une analyse lexicale associant les mots en clusters et en mesurant les distances (NLP), pourrait en évaluer l'originalité et le vieillissement.
Le texte de l'historien Pierre Nora placé en préface n'a pas été écrit pour cette édition nouvelle du dictionnaire mais pour son ouvrage sur Les lieux de mémoire (1984) ; c'est une présentation historique du dictionnaire comme patrimoine de la France.

On comprendra mieux, en parcourant ce dictionnaire, les ambitions scolaires de la Troisième République et leur actualité politique ; on comprendra aussi le souci qu'Albert Camus manifestait dans le manuscrit de son auto-biographie : “allonger et faire exaltation de l’école laïque” (Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1960).

jeudi 7 juillet 2016

Naissance d'une presse européenne d'information politique


Marion Brétéché, Les compagnons de Mercure. Journalisme et politique dans l'Europe de Louis XIV, 2015, Paris, Champ Vallon, 356 p., Bibliogr., Index, 27 €.

Le siècle de Louis XIV fut un siècle d'intolérance religieuse : la désastreuse Révocation de l'édit de Nantes (octobre 1685) déclenche des persécutions contre les protestants.
En Europe, les Provinces Unies constituent, en revanche, un pôle de résistance au monarque français ; les libertés politiques et religieuses y permettent l'édition et la publication de périodiques d'actualité écrits en français, alors langue internationale, koiné des élites européennes. Ces périodiques, qui sont bien sûr interdits en France, bénéficient d'une circulation internationale ; ils font de l'information politique européenne un objet d'analyse et de publication.

Ces périodiques nouveaux, qui comptent une centaine de pages par numéro, traitent d'informations politiques européennes : acteurs des gouvernements, guerres en cours, négociations, traités, événements européens, actualité... Naissance de la presse, bien sûr, mais on pourrait y voir aussi la naissance de ce que Alfred Grosser appellera "l'explication politique" (cf. "une introduction à l'analyse comparative", 1972) et, dans le sillage de l'explication, la naissance d'une science politique qui rompt avec la philosophie politique.
L'ouvrage  de Marion Brétéché se présente comme une contribution à "une histoire sociale du journalisme" et de la "vision du politique". L'auteure étudie l'activité de la douzaine de journalistes qui rédigent les "mercures" ; ils se distinguent des gazetiers. Exilés, anonymes, ils donnent "une publicité nouvelle à la politique" : ils se veulent des experts de l'histoire politique du temps présent : ils "constituent la politique en savoir", dégagent la construction des faits politiques et d'un "espace public"pour en débattre (cf. J. Habermas).
L'auteure analyse d'abord le dispositif éditorial de ces "mercures", puis les configuations socio-professionnelles de leur production : fonctions politiques, pratiques d'écritures et formes éditoriales (narrations, épistolarité, fictionnalisation, compilation, réécriture, traductions, republications). Enfin, le travail se tourne vers les lecteurs, les publics du politique au-delà de ses acteurs. Mais, à cette époque, il n'y a pas encore de politique de communication des gouvernements.

L'ouvrage constitue une contribution essentielle, méticuleuse à l'histoire du journalisme politique, à son autonomisation comme métier. C'est aussi une réflexion sur les relations internationales en Europe, la constitution de disciplines internationales (droit, politique).

jeudi 5 mars 2015

Quelles langues nous parlent ?


D'autres langues que la mienne, sous la direction de Michel Zink, Paris, Editions Odile Jacob, 2014, 286 p., 23,9 €

Voici 13 contributions issues d'un colloque, présentées par Michel Zink. Le point commun de ces textes est le plurilinguisme de qui écrit dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle. Si l'on apprend sa langue maternelle sans le savoir, sans trop d'effort, naturellement, au contact des proches, les autres langues, langues des autres, sont apprises après la langue maternelle, à l'aide de la langue maternelle, dans des conditions plus ou moins scolaires, artificielles, au terme d'un effort constant pour ne pas les oublier.
Claudine Haroche évoque le cas du romancier Aharon Appelfed. L'allemand, sa langue maternelle, est devenue, avec le nazisme la langue des assassins de ses parents ; il apprend l'hébreu en Israël où il a émigré. "La langue maternelle, tu ne l'apprends pas, elle coule", note-t-il ; pourtant, il y renonce et l'hébreu, au terme d'un difficile apprentissage, deviendra sa nouvelle "langue maternelle", mais vulnérable, "une langue que j'ai peur de perdre"...
Paul Celan (1920-1970), a l'allemand pour langue maternelle ; ses parents aussi ont été assassinés par les nazis, mais pourtant il écrit sa poésie en allemand. Paul Celan quitte Czernowitz (Roumanie / Ukraine), émigre et travaille en France après avoir parlé roumain dans son enfance et étudié le russe. Sa poésie s'efforce de dénazifier la langue allemande devenue totalitaire au service du IIIème Reich ("LTI", expliquera Victor Klemperer). L'antisémitisme, endémique, avait depuis longtemps préparé le terrain langagier du nazisme, en Autriche-Hongrie comme en Allemagne : l'altération de la langue fut un long procès exacerbé finalement par les nazis (cf. le travail prémonitoire de Karl Kraus sur la langue allemande).

La contribution de Jacques Le Rider évoque trois auteurs évoluant dans des configurations  interculturelles complexes, liées au judaïsme dans la Mitteleuropa, au tournant du XXème siècle. D'abord, Fritz Mauthner, romancier, journaliste et linguiste qui, à Prague, parle allemand en famille, tchèque à l'école et yiddish ailleurs. Il se considère privé à jamais de langue maternelle, la langue familiale lui semblant un allemand artificiel, sans racine ("langue de papier").
Le cas de Franz Kafka est différent. À Prague, on parle allemand et tchèque. Selon la loi, la nationalité est déterminée par la langue : Franz Kafka se déclare de langue allemande alors que sa famille parle tchèque. En fait, il travaille en tchèque, écrit en allemand. Sa langue maternelle (Muttersprache) n'est pas l'allemand classique mais un Allemand de Bohème mêlé de yiddish. En revanche, son allemand littéraire est dépouillé "jusqu'aux limites de la froideur", observe Hannah Arendt. Le troisième cas est celui de Elias Canetti ; il parle le judéo-espagnol (ladino) en famille, apprend l'anglais et le français à l'école (à Manchester) puis, enfin, l'allemand à huit ans avec sa mère, allemand qui deviendra pour lui la langue du lien à la mère (Mutterbindung). Ensuite, il apprend l'hébreu avec son grand-père...

Dans "La langue qu'on fait sienne : le latin au Moyen Âge", Pascale Bourgain évoque la situation langagière courante pendant le Moyen Âge et la Renaissance qui voient coexister langues vulgaires et latin. Le latin n'est pourtant pas alors une langue étrangère, c'est la langue du pouvoir, de la religion dominante, la langue des "travailleurs intellectuels", des étudiants, médecins, juristes, "gens à latin", selon Molière. Le latin est "langue savante", dit Pascale Bourgain mais n'est plus, ou rarement, langue maternelle. Montaigne ?
Karlheinz Stierle dans la même optique traite des langues de Pétrarque (XIVème siècle), le toscan populaire du Canzionere, le provençal, le latin.
Ces analyses peuvent permettre d'analyser la situation de l'anglais en Europe aujourd'hui, utilisé en situation professionnelle comme le fut le latin. Cet anglais professionnel (koiné scientifique, commerciale) est différent de l'anglais langue maternelle ; dépouillé, simplifié, tant à l'oral qu'à l'écrit, tant dans ses aspects lexicaux que syntaxiques, il s'impose de plus en plus dans les situations d'enseignement supérieur et de recherche. La situation professionnelle des anglophones ne ressemble-t-elle pas à celle des italianophones quand le latin était langue dominante (Dante, Pétrarque) : ils parlaient latin aisément, certes, mais avec un accent toscan. Et le latin se substituait nécessairement à la langue maternelle quand le discours "avait un certain degré d'intellectualité", note Pascale Bourgain : ne faudra-t-il pas que Descartes fasse traduire en latin le Discours de la méthode (1637) pour lui donner une portée internationale ?

Marc Fumaroli décrit minutieusement le plurilinguisme de Paris lorsque, au XVIIIème siècle, l'Europe parlait français ("Quand l'Europe parlait français, Paris était polyglotte") : Paris, cosmopolite, parlait toscan, castillan, les traductions étaient diverses et nombreuses... Et l'auteur de conseiller : "Concentrez-vous sur l'enseignement du français et de ses classiques, soutenez et réveillez, si besoin est, sa vocation traditionnelle de langue de traduction [...] il y a de nos jours pénurie d'esprit et de savoir-vivre, noyés dans la communication massive." Marc Fumaroli fait l'éloge des médias à l'âge classique : "A la lecture des livres, s'ajoutent à Paris celle des journaux et des brochures, dont la rue est la quotidienne corne d'abondance, la fréquentation assidue des cafés, la promenade dans les jardins publics et sur les boulevards, les emplettes dans les boutiques à la mode".

Jean-Noël Robert expose un "dialogue au pinceau" tenu en chinois entre un Coréen et un Japonais dont la langue commune de communication est le chinois écrit. Antoine Compagnon traite de la langue familiale dans l'œuvre de Marcel Proust, du rôle des affleurements complices de yiddish dans les conversations des personnages de la Recherche.

Ce ne sont pas là toutes les contributions : il y a un texte sur les mathématiques et le langage, des textes sur la poésie, etc. Beau travail qui conduit à la confrontation de points de vue distants : l'ouvrage vaut pour chacun de ses chapitres mais aussi pour cette confrontation qui exige une lecture croisée.

Les langues sont-elles des destins demandions nous à propos de The Writer as a migrant ? Reposer la question avec les exemples de Vladimir Nabokov, passant du russe à l'anglais, de Joseph Conrad du polonais à l'anglais, de Lin Yutang, sinophone écrivant en anglais ; évoquer aussi Elsa Triolet qui, romancière russophone bilingue, écrivant en français, se demande si elle a un "bi-destin ou un demi-destin") ; Emmanuel Levinas qui, enfant, parlait russe en famille, écrira et enseignera en français, traduira Husserl (allemand) en français ; Matteo Ricci italien qui écrivit en chinois ; Hannah Arendt, germanophone, écrivant et enseignant en anglais aux Etats-Unis...
Tous ces exemples "d'autres langues que la mienne" témoignent que la dichotomie langue maternelle / langue étrangère est insuffisante pour rendre compte de la diversité des situations langagières et des productions culturelles qui en sont issues. Une troisième catégorie est peut-être à promouvoir, celle des langues professionnelles, comme le latin ou l'anglais, devenus pour beaucoup, langue maternelles de personne sans être des langues étrangères. La langue est indiscutablement le premier des médias.

Références

Elsa Triolet, La mise en mots, Paris, Skira, 1969

MediaMediorum, Langage totalitaire

Viktor Klemperer, LTI Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1975, Reclam. Publié en français LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996

Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Traduit de l'allemand par G. Peiffer et E. Levinas, Vrin, 1947

dimanche 15 décembre 2013

Pasolini : langue de la télévision, langue de la région, langue de l'école

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Pier Paulo Pasolini, La langue vulgaire (Volgar' eloqio), 1976, 2013 pour l'édition française (traduction de Felicetti Ricci), Editions La Lenteur, Paris, 58 p. 8 €

Pasolini, cinéaste, se revendiquant marxiste, pourfend la télévision et l'école à l'occasion d'une réflexion sur le statut des langues régionales d'Italie. Pasolini n'y va pas par quatre chemins : il faut abolir la télévision et l'école secondaire.

Cet ouvrage, dont le titre fait penser à Dante Alighieri et à son De vulgari eloquentia (1305), est la transcription d'une discussion de Pasolini avec des enseignants et des élèves, sur le thème "Dialecte et école", le 21 octobre 1975, quinze jours avant son assassinat. Avec la question du dialecte (appelle-t-on dialecte tout ce qui n'est pas langue nationale, langue d'Etat ?), on touche à celle de la culture populaire : n'est-elle qu'une culture de classes dominées, subalternes ? La culture populaire est-elle devenue culture télévisuelle, culture des séries et du foot, du journal télévisé, des jeux et de la publicité, culture contre laquelle l'école est fatalement impuissante car à son idéal humaniste "s'oppose toute une vie, toute une existence, une famille, une télévision, un sport, le motocyclisme, le sport automobile" (p. 44). La question n'est-elle pas plutôt celle du risque de connivence entre culture scolaire et culture télévisuelle, là où il faudrait de la part de l'école une divergence critique délibérée, assumée ? L'école pour comprendre la télévision ou l'école comme antidote à la télévision ?

L'intérêt de ce bref ouvrage est d'abord dans la méthode de pensée socratique mise en oeuvre, une sorte de maïeutique pour aborder et rafraîchir une question usée et hypersensible, pour échapper à la langue de bois politicienne. Rupture presque épistémologique que permet le dialogue plus que l'exposé monologue. Comment s'évader des clichés que le discours politique accumule, accumulation qui fonctionne comme une censure ? Comment reconnaître l'impasse, au moins provisoire, d'une discussion aporétique, sans s'y décourager ?
Ensuite, l'intérêt du texte est dans sa violence rhétorique, décapante. Enonçant la centralisation culturelle et linguistique comme un fascisme, Pasolini dénonce dans la télévision et le consumerisme, les responsables d'un génocide culturel et linguistique en Italie : les citoyens, devenant consommateurs avant tout, abandonne leur langue régionale. Et qu'abandonnent-ils avec cette langue ?

Mais rien n'est simple, une fois le temps passé. L'école n'a-t-elle pas été "libératrice" avant que d'opprimer ? Comment dépasser, et vers quoi, "l'italien de la télévision", langue totalitaire ? Quelle place pour les langues régionales, à la télévision comme dans l'enseignement ? Jusqu'où retourner en arrière, que faut-il conserver ? Jusqu'où peut-on / faut-il être conservateur ? Peut-on changer les pratiques langagières par décret ?
Les problèmes ouverts par ce livre restent entiers quarante ans plus tard, d'autant que, au rapport langues régionales / langue nationale s'ajoute désormais (se substitue ?), homologue, un rapport langues nationales / langue internationale (la koiné que devient l'anglais). Voici à nouveau qu'il faut distinguer, comme le faisait le Descartes du Discours de la méthode, la langue des précepteurs et celle de son pays ("langue vulgaire").

Citons pour finir quelques vers du poème qui lance cette discussion (le troisième vers est une citation du poète suisse Giorgio Orelli) et installe, comme tonalité du dialogue, la proximité affective de la langue régionale, langue maternelle et langue-mère, langue de la nostalgie. Penser à La Rochefoucauld : "L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur, comme dans le langage" (Maximes, 342)

"La langue vulgaire : aime-la.
Prête l'oreille, bienveillante et phonologique,
à la lalìa/ au murmure ("Che ur a in / Quelle heure est-il ?")
qui s'élève des profondeurs des midis,
entre les haies séchées,
dans les Marchés  -- qou les Foires aux bestiaux --
dans les Gares -- entre les Granges et les Eglises--"



Sur la langue et sa "pollution" :
Sur Dante : De l'éloquence en vulgaire. Traduction et commentaires sous la direction d'Irène Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011, 400 p. (texte latin et traduction)