lundi 25 mars 2019

Feuilleter les rues de Paris avec Modiano : archéologie littéraire


Gilles Schlesser, Paris dans les pas de Patrick Modiano, 2019, Editions Parigramme, 158 p., 18,9€

Les romans de Patrick Modiano ont Paris pour décor. Mais Paris y est souvent plus qu'un décor, c'est plutôt un choeur qui participe à l'histoire des personnages, comme une basse continue.
Gilles Schlesser réussit une étrange biographie, une archéologie dont tous les moments ramènent à Paris. C'est remarquablement bien fait : le montage combine habilement texte et photos, les légendes explicatives, les anecdotes, et une documentation précise, concise.

Que retient d'une ville, l'oeuvre d'un romancier ? Les rues, le décor urbain, les façades, le mobilier, les transports publics mais aussi les personnages, anonymes ou célèbres, les affichages publicitaires, les vitrines, des objets publics, les plaques d'information. Autant qu'on les habite ou les a habitées, on est toujours habité par une ou plusieurs villes. Cadre de référence tacite, implicite, un "palimpseste", dit Modiano. Le livre mêle plusieurs époques au XXème siècle. Nostalgie puisque, et Charles Baudelaire s'en attriste, "la forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel". Patrick Modiano le dit à sa manière : "La topographie d'une ville, c'est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d'un palimpseste". Patrick Modiano est habité par Paris.

Géographie et histoire de Paris, par petites touches, bien choisies sont réunies dans l'ouvrage de Gilles Schlesser ; sélection des énoncés à propos des objets qui encadrent l'époque et permettent de la date : le pneu (télégramme pneumatique), le chocolat Pupier, les autobus à plateforme, la rue des Saussaies où siégeait la Gestapo, le PILI (plan indicateur lumineux d'itinéraire de la RATP), le Bus Palladium, la salle des Pas perdus de la Gare Saint-Lazare, Françoise Hardy ("Etonnez-moi, Benoît"), la publicité Dubo-Dubon-Dubonnet, les clous délimitant des passages pour piétons, le cabaret du Néant, une salle de classe du Lycée Henri IV, les indicatifs téléphoniques, des squares, des bistrots, des hôtels, le Vélosolex, les porteurs dans les gares, les chevaux que l'on mène à l'abattoir, rue Brancion, la Petite Ceinture, le Vél' d'Hiv', le Champo où se vendait le Libération de Sartre à la criée, Shakespeare et Company, et j'en passe. Revoir Paris avec Modiano.

Voici un livre pour le plaisir, plus intéressant qu'un"beau livre" ("coffee table book") et que l'on ne referme pas de si tôt, emporté par le voyage. Avec le livre de Gilles Schlesser, le lecteur revisite Paris, tout en parcourant les livres de Patrick Modiano et l'histoire du siècle passé, de sa jeunesse peut-être. Invitation à se promener dans Paris, à pied. Le Paris de Modiano est une ville de piéton ; quand on marche, on peut regarder, lire les murs de la ville, s'arrêter, flâner, attendre. Cet ouvrage précis et tendre relie entre eux les romans de Patrick Modiano, pour construire un véritable réseau dont les noeuds sont des adresses et les arêtes sont des rues ; il donnera envie de lire ces romans et même de les relire dans une nouvelle perspective, avant de faire un tour dans Paris retouver vos souvenirs.
"Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie n'a bougé !" Baudelaire encore.

Références
Apollinaire, citadin et piéton de Paris
Guy Debord rattrapé par la société du spectacle ?

vendredi 15 mars 2019

Karl Kraus, journaliste anti-journaliste. Cécité et lucidité, à tout prix


Jacques Le Rider, Karl Kraus. Phare et brûlot de la modernité viennoise, Paris, Seuil, 557 p., 26 € Bibliogr., Index. 8 pages d'illustration.

Jacques La Rider, germaniste, spécialiste universitaire de la culture autrichienne, propose une biographie minutieuse et fouillée de l'oeuvre immense de Karl Kraus : plus de 22 000 pages écrites entre 1899 et 1936 (que l'on peut consulter en ligne - références ci-dessous). A la différence de travaux partiels consacrés à Karl Kraus qui sélectionnent les textes et les idées les plus conformes à leur thèse, Jacques La Rider ne laisse rien de côté, évoquant aussi les incohérences et les contradictions de l'oeuvre.
Après avoir lu cette biographie, le personnage de Karl Kraus, tellement célébré, apparaît complexe et discutable ; du coup, certaines célébrations peuvent sembler suspectes ou, à tout le moins, maladroites et biaisées.

L'idée directrice de Karl Kraus, sa thèse primordiale est que la presse et le journalisme inculquent dans le public et l'opinion publique la soumission satisfaite au nationalisme, à la modernité, au progrès. Cette soumission s'avère riche en conséquences politiques et sociales dramatiques. Le symptôme premier de la nuisance de la presse, Karl Kraus l'observe minutieusement dans la détérioration de la langue. Déjà, Nietzsche avait perçu le danger que la presse et le journalisme faisaient courir à la culture et à l'éducation.
Après avoir collaboré à de nombreux titres de la presse autrichienne, Karl Kraus, qui dispose d'une rente confortable versée par sa famille, crée sa propre revue en 1899, Die Fackel, la torche ou le flambeau, sensé brûler et faire la lumière. A partir de 1912, il en sera l'unique rédacteur.

Karl Kraus (1874-1936) revendique un journalisme agressif, sans concession, un journalisme qui ne cessera de dénoncer les industriels de la presse et leurs journalistes fauteurs de guerre. Journaliste anti-journaliste, il n'aura toutefois, quant à lui, pratiqué qu'un journalisme assis, un journalisme "de la chaire", lisant et colligeant la presse et les livres de son temps, fréquentant assidument les cafés et les théâtres de Vienne, de Berlin. Aucune investigation : ce n'est pas un "journaliste d'enquête" ; son travail repose sur l'analyse du travail publié par d'autres journalistes, une sorte de journalisme secondaire (comme on parle d'analyse secondaire). Paradoxe que ce journalisme occupé à dénoncer le journalisme, au moyen d'une sorte de curation toute personnelle, armée de logique, certes, mais sans vérification factuelle. Ce qui permet de comprendre aussi le volume de sa très abondante production...
Dire que les médias font l'air du temps, sont responsables de tous les maux du siècle et les rendent acceptables s'avèrera d'un bon rendement intellectuel et mondain. Comme toute célébration, ce journalisme ne demande aucune démonstration : d'ailleurs, on peut renverser la proposition et dire que le journalisme ne fait que respirer l'air de son temps, suivre et raconter "l'actualité". Causalité circulaire !

Une telle pratique du journalisme, loin des faits, ne va pas sans danger. Elle a conduit Karl Kraus à prendre parti, de loin, dans l'Affaire. Selon lui, le capitaine Dreyfus est coupable ; les dreyfusards, ceux qui défendent Dreyfus (Zola, Clémenceau, Jaurès, etc.) ne le font pas parce qu'il est innocent, argument juridique, mais parce qu'il est juif. La lutte contre l'antisémitisme provoquerait, en retour, un surcroît d'antisémitisme ! Encore un paradoxe krausien dont les profits de notoriété et de mondanité ne sont peut-être pas absents à l'époque. Karl Kraus se rangera donc, comme le social démocrate Wilhem Liebknecht, du côté des anti-dreyfusards ; il ira même jusqu'à inviter des antisémites notoires comme Houston Stewart Chamberlain, futur admirateur de Hitler, à publier dans Die Fackel. Le même Houston Stewart Chamberlain qui inspirera bientôt Hitler, Goebbels, et bien d'autres ! Et Kraus semble avoir ignoré le rôle essentiel de la propagande antisémite diffusée par une partie de la presse française : La Libre Parole (d'Edouard Drumont, fondateur de la Ligue nationale antisémitique de France), La Croix, Le Petit Journal, etc. manquant une occasion de dénoncer la malfaisance de la presse.
Jacques La Rider documente clairement cette affaire peu reluisante et révélatrice (pp. 108-121), souvent omise par les admirateurs de Karl Kraus. L'obsession antisémite de Karl Kraus a souvent été ignorée : antidreyfusisme, hostilité compulsive à Heinrich Heine (Heine und die Folgen) témoignent d'un surprenant aveuglement. L'antisémitisme de Kraus a été traité le plus souvent, comme si cela n'était pas si grave. Et Pierre Bourdieu de trouver Karl Kraus sympathique voire héroïque et de saluer sa "réflexivité critique" (cfEsquisse pour une auto-analyse, Raisons d'agir, 2004).
Die Fackel en ligne (en allemand)
Ainsi le grand journaliste Karl Kraus, dénonce le journalisme tout en se laissant aller au pire de ce qu'il dénonce. Pour juger du procès Dreyfus, il s'est contenté des discours et textes publiés dans la presse la plus conforme à ses a priori. Opinion contre opinion ! Provocation ? Ou banal laisser-aller, d'autant plus troublant que Karl Kraus, qui vient d'une famille juive, tient souvent, par ailleurs, des discours antisémites. Haine de soi et narcissisme se compensent, dit-on ("jüdische Selbsthass", selon l'expression discutable de Theodor Lessing, 1930). Dans sa conclusion, manifestement mal à l'aise avec la dimension antisémite de Karl Kraus, Jacques Le Rider évoque, d'une part, une distinction entre un  "antisémitisme culturel", celui de Kraus, d'autre part un antisémitisme "vulgaire" (p. 506). Peine perdue pour tenter de sauver Karl Kraus. Tout antisémitisme est criminel, telle est la leçon d'Auschwitz.

Polémiste, pacifiste, Karl Kraus privilégie deux cibles essentielles qui lui semblent parfaitement collaborer à la misère de tous : l'industrie militaire et les politiques qui sont favorables aux guerres d'une part, et, d'autre part, la presse et les journalistes qui propagent l'acceptation de la guerre et le consentement au nationalisme. Cette dénonciation culminera dans la condamnation des guerres qui ravagent l'Europe (Les  derniers jours de l'humanité, 1929). Karl Kraus pointe systématiquement cette responsabilité en puisant, au jour le jour, dans la presse de l'époque, à coup de citations. La conclusion tombera en 1933 : "le national-socialisme n'a pas détruit la presse, [que] c'est au contraire la presse qui a créé le national-socialisme".

Au-delà de cette proposition majeure déclinée dans toute l'oeuvre, la biographie décapante de Jacques Le Rider est éclairante, mobilisant de nombreuses informations, toutes significatives, sur la vie de Karl Kraus. Nous en avons retenu celles-ci.
  • Sur le plan de la forme, Karl Kraus exploite minutieusement les citations de presse pour en faire une arme polémique. Il s'illustre aussi dans la rédaction d'aphorismes, forme courte, qui divulgue aisément ses idées. Die Fackel est une entreprise médiatique unique dans l'histoire de la presse.
  • Karl Kraus non seulement écrit et publie mais, à partir de 1910, monte également de véritables spectacles dont il est le seul acteur, où il lit ses textes mais aussi des extraits d'auteurs classiques (Goethe, Shakespeare, Gogol, Wedekind et aussi Offenbach et Brecht) ; il lui arrive même de chanter. Au total, il donnera 700 lectures publiques.
  • Karl Kraus se veut un militant intransigeant de la langue allemande, défigurée, corrompue par la grande presse et la politique ; langue d'ailleurs mal enseignée au lycée. Karl Kraus soulignera qu'il n'a appris l'allemand qu'avec ses professeurs de latin. Un enseignement médiocre de la langue maternelle joue le jeu du journalisme et prépare les élèves à subir les méfaits d'une langue saccagée, les rendant vulnérables à la propagande, aux mensonges. 
  • Karl Kraus prend la défense de la vie privée de célébrités traînées dans la boue par la presse, décidément sans principes. 
  • C'est un adversaire déclaré de la modernité et du progrès technique dont la presse est à la fois le résultat et le moteur quotidien : le progrès est au service de la barbarie, pas de la culture. A l'occasion, Karl Kraus, volontiers conservateur, fustige les droits de l'homme, le droit de vote, le téléphone, la liberté de la presse, les Lumières, la psychanalyse... Humour, exagération pour choquer, étonner ? On ne peut s'empêcher d'y constater des similitudes avec l'attitude de Martin Heidegger, qui lui aussi dénonce les médias et la technique, causes de tous les maux du monde moderne. 
  • Karl Kraus, finalement lucide, estime que tout vaut mieux que Hitler et, par conséquent, qu'il faut à tout prix éviter le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss qui aura lieu en 1938). Dès la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne, il dénonce la violence des nazis, les premiers camps de concentration... Il épingle Heidegger, universitaire nazi de la première heure (Troisième nuit de Walpurgis) et le poète Godfried Benn, lui aussi rallié au nazisme. Les nazis ne se sont pas trompés sur le compte de Kraus ; à peine au pouvoir à Vienne, ils en ont saccagé les archives.
  • Karl Kraus était connu et apprécié en France. Il y donna de nombreuses lectures, en Sorbonne notamment (1925-26), et ce sont des intellectuels français qui ont proposé par trois fois, en vain, sa candidature pour le prix Nobel (André Lalande, Léon Brunschwicg, Charles Andler, Léon Robin, Paul Fauconnet, Abel Rey, Lucien Levy-Brühl, Ferdinand Brunot).
  • Le livre évoque aussi un Kraus écologiste : "La nature maltraitée gronde ; elle se révolte d'avoir dû fournir de l'électricité à la bêtise humaine".
Sur le plan des médias et des industries culturelles, le livre Jacques Le Rider montre que Karl Kraus reste une référence indispensable. Il a préparé le travail de l'école de Francfort. Quant à sa dénonciation de la presse et de sa "magie noire" (l'encre des journaux), elle semble anticiper notre époque de fake news.
Cette excellente biographie, impitoyable et claire, permet de mieux comprendre Karl Kraus, ses errements et son talent, sa complexité et les difficultés inhérentes à son entreprise critique. Livre indispensable aux historiens, aux germanistes et à tous ceux qui analysent les médias aujourd'hui. On y rencontre Freud, Wittgenstein, Thomas Mann, Gehrard Scholem, Arnold Schönberg, Elias Canetti, Franz Kafka (qui trouve Karl Kraus insupportable), Rilke, Adorno, Alban Berg, Bertolt Brecht et aussi Walter Benjamin qui s'agace de voir Kraus jouer avec des "stéréotypes antisémites". Car tout le monde intellectuel germanophone et notamment viennois du début du siècle a lu Die Fackel et est venu, un jour ou l'autre, écouter Kraus.
Viennois irréductible, Kraus est indissociable de sa ville, ses rues, ses cafés, ses théâtres. Cosmopolite, il reste néanmoins enraciné dans la langue allemande de Vienne ("la vieille maison de la langue"), ses textes fourmillant de jeux avec les mots (Wortspiel et Wortwitz). En conséquence, difficile à traduire.

La biographie de Jacques Le Rider est précieuse : si l'on s'intéresse aux médias, il faut se coltiner Karl Kraus. Trier dans l'oeuvre. La modernité de cet anti-moderne est incontestable, les médias électroniques, les réseaux sociaux, la presse française de la collaboration, pour s'en tenir à quelques exemples, tout illustre la pertinence des analyses de Karl Kraus concernant les médias. Sa fécondité intellectuelle est extraordinaire qui raboute les médias, l'industrie culturelle, l'écologie et les langues, composantes souvent inutilement autonomisées et séparées. Quant à son antisémitisme, il faut certainement pour l'analyser le rapporter à la sociologie de la culture de l'époque dont l'antisémitisme est un ingrédient de base.
Document de présentation du film en France
(mars 2019)
La lecture de la presse confirme chaque jour les pires appréhensions de Karl Kraus. Aujourd'hui, en Autriche, certains auteurs semblent travailler comme lui : les pièces d'Elfriede Jelinek, viennoise fan de Karl Kraus, à propos de la campagne de Kurt Waldheim pour la présidentielle autrichienne (Präsident Abenwind, 1987) ou de Donald Trump (Am Königsweg, 2017). On peut aussi penser à Thomas Bernhardt.

Laissons la conclusion à un expert des médias, Walter Benjamin, lecteur et ami de Karl Kraus : "Le rôle de l'opinion publique fabriquée par la presse est précisément de rendre le public inapte à juger, de lui suggérer une attitude d'irresponsable et d'ignorant".
Et encore :
"Incognito, Karl Kraus parcourt nuitamment les constructions grammaticales des journaux et, derrière la façade rigide du verbiage, découvre de l'intérieur, décelant dans les orgies de la magie noire l'outrage fait aux mots, le martyre qu'ils subissent" (Karl Kraus, mars 1931, Frankfurter Zeitung). Cité par Jacques Le Rider, o.c. p. 449.

Post-scriptum
On m'objecte que l'antisémitisme de Karl Kraus était... "compréhensible", qu'il ne faut pas le prendre au pied de la lettre, etc. A quoi j'objecte que tout énoncé antisémite contribue à l'acceptabilité de l'antisémitisme, dont nous savons désormais où il peut conduire. Tout énoncé antisémite est grave, il n'en est aucun d'innocent.
Certes, Karl Kraus est devenu anti-hitlérien, en 1933, mais, nolens volens, la vérité de l'antisémitisme en Autriche, pour évoquer une production cinématographique récente, on la trouve, par exemple dans le film de Amichai Greenberg, "Les témoins de Lensdorf" (2019, en anglais, "The testament"). C'est là que doit être jugée l'irresponsabilité de Karl Kraus : il ne faut pas jouer avec les mots...

Références
Jacques Bouveresse, "Karl Kraus & nous", Agone, Octobre 2005
Elias Canetti, Die Fackel im Ohr. Lebensgeschichte 1921-1931, Frankfurt, Fischer Taschenbuch Verlag
John Prizer, "Modern vs. Postmodern Satire. Karl Kraus and Elfriede Jelinek", Monatshefte, Vol. 86, N° 4. Winter 1994, pp. 500-513
Brigitte Stocker, Das Wien des Karl Kraus, Edition A.B. Fischer, Berlin, 2018, 64 p.
MediaMediorum, Kraus. Journalisme et liberté de la presse