Lutz Hachmeister, Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS, Propyläen, Berlin, 2014, 368 p. Bibliogr., Index.
Heidegger est un philosophe allemand du XXème siècle (1889-1976). Professeur de philosophie influent aux disciples nombreux et célèbres : Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Leo Strauss, entre autres. Il fut lui-même élève de Edmund Husserl qui dirigea sa thèse de doctorat.
Son œuvre compte plus d'une centaine de volumes, dont le plus important est Sein und Zeit (L'Être et le temps, 1927).
Le 23 septembre 1966, Martin Heidegger donna une longue interview pour l'hebdomadaire allemand, Der Spiegel, sous réserve que cette interview ne soit publiée qu'après sa mort. L'interview, longuement préparée, fut donc publiée dans le numéro suivant le décès du philosophe, en mai 1976, soit presque dix ans après avoir eu lieu. Heidegger, en repoussant la publication de l'entretien au-delà de sa mort, voulait pouvoir travailler tranquillement. Pour Der Spiegel, une telle interview constitue un trophée journalistique !
Le livre de Lutz Hachmeiter, directeur de l'Institut für Medien- und Kommunikationspolitik à Berlin, décortique et expose l'histoire de cette interview. Il en traite d'abord la construction, en évoque la mise en scène médiatique, qui comporte aussi de nombreuses photos posées. Il en documente méticuleusement les constituants, les acteurs (famille, étudiants, collègues), le contexte intellectuel et politique, l'époque. Le texte de l'interview est publié dans le tome 16 des œuvres complètes (cf. infra). On le trouve en anglais ici.
Rappelons les faits qui se trouvent au cœur de cette interview et la motivent. En 1933, quelques mois après que le parti nazi (NSDAP) et Hitler aient pris le pouvoir, Martin Heidegger est élu recteur de l'Université de Fribourg en Brisgau ; il y manifeste d'abord son allégeance au pouvoir nazi, puis, déçu, prend petit à petit ses distances et démissionne, un an après. Depuis lors, la question revient sans cesse dans le débat philosophique : Martin Heidegger, le "grand philosophe", a-t-il été nazi, antisémite ? A-t-il jamais cessé de l'être ?
En 1945, Heidegger sera interdit d'enseignement pour trois ans ; ensuite, il ne sera plus inquiété et mènera à Fribourg et dans sa petite maison en Forêt-Noire (die Hütte), la carrière universitaire d'un intellectuel mondialement célèbre et célébré.
L'interview donne l'occasion à Heidegger de s'expliquer et de se disculper, bien qu'il ne plaide pas coupable... La première partie de l'interview du Spiegel est consacrée aux relations de Martin Heidegger avec l'Etat nazi (NS-Staat): "Der Philosoph und das dritte Reich". Ensuite, Heidegger évoque sa philosophie, à propos de l'éducation, du rôle de l'université et surtout de la place de la technique. Celle-ci est à ses yeux devenue incontrôlable et toute-puissante sous la forme de cybernétique (c'est le "Gestell") : selon Heidegger, l'erreur fondamentale de nos sociétés est-elle de se soumettre à la domination de la technique, aux médias, à la mondialisation ? Question d'importance, légitime, mais faut-il mixer ces questions philosophiques et politiques légitimes avec l'acquiescement actif au nazisme ? Stratégie rhétorique de détournement, voie d'évitement ?
D'ailleurs, comment ne pas s'étonner de la persistance dans la philosophie contemporaine de références à des œuvres qui n'ont jamais clairement rompu avec le nazisme comme celles de Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt (tous trois interviewés par Der Spiegel) ? D'où vient cette fascination ? Pourquoi le poète Paul Celan a-t-il voulu rencontrer Martin Heidegger ?
La Une du Spiegel, 31 mai 1976 (N° 23) |
L'interview pour Der Spiegel est conduite par deux journalistes, Rudolf Augstein et Georg Wolff. Ce dernier est issu de l'administration nazie où il travaillait au service de sécurité (Sicherheitsdienst - SD - de Reinhard Heydrich). Belle reconversion ! Un développement est d'ailleurs consacré par Lutz Hachmeister à la place qu'occupaient au Spiegel d'anciens cadres de l'Etat nazi, collaborateurs de Himmler. Chapitre éclairant de l'histoire de la presse allemande après-guerre et du fameux magazine, de réputation progressiste, à l'époque de Konrad Adenauer.
En fait, dans cette interview, Martin Heidegger ne répond directement à aucune question concernant son engagement nazi. Il ne philosophe pas sur le nazisme, ne dit rien sur la destruction de l'Europe juive, sur les camps d'extermination. D'ailleurs, on ne lui demande rien. Heidegger réfute la plupart des accusations dont il est l'objet. Pour toutes réponses, nous n'avons que quelques élucubrations plus ou moins ésotériques que les interviewers semblent écouter respectueusement ; la plus fameuse, la plus obscure, "Seul un dieu peut encore nous sauver" "Nur noch ein Gott kann uns retten") donnera son titre à un documentaire sur Heidegger.
Depuis cette interview, les tomes 94, 95 et 96, dits "Schwarze Hefte" (Cahiers noirs), des œuvres complètes de Heidegger ont été publiés, finalement. Ces écrits des années 1930 confirment l'antisémitisme têtu et constant du professeur de philosophie. Le quotidien Frankfurter Allgemeine (FAZ) parlera à ce propos de "débâcle intellectuelle".
La lecture de l'ouvrage de Lutz Hachmeister laisse une impression d'ambiguïté, de malaise. Heidegger noie le poisson dans son jargon philosophique. Notons qu'il déclarait détester les journalistes qu'il traitait de "Journaille", reprenant une expression péjorative de Karl Kraus (Die Fackel, 1902) dont usaient les nazis. Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS témoigne pourtant que Martin Heidegger ne dédaignait pas d'exploiter les pouvoirs de la presse (de nombreuses photos ont été prises à l'occasion de cette interview, publiées en un volume par FEY vendu à Todnauberg pour les touristes, cf. infra).
Emmanuel Lévinas était embarrassé quand on l'interrogeait sur le nazisme de Martin Heidegger. En 1968, dans Quatre lectures talmudiques, il écrira finalement : "Il est difficile de pardonner à Heidegger" (in "Traité du Yoma"), mais, néanmoins, il ne cessa de s'y référer dans ses cours (cf. ses derniers cours, année universitaire 1975-76 : Dieu, la mort et le temps). Près d'un demi-siècle plus tard, il semble impossible de pardonner. Pourtant la philosophie heideggerienne est florissante et hégémonique. Impardonnable.
Quelques références bibliographiques
- Cohen-Halimi, Michèle, Cohen Francis, Le cas Trawny. A propos des Cahiers noirs de Heidegger, Paris, 2015, Sens&tonka, 42 p.
- Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Jahre 1931-1941), Band 94, 95, 96, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2014.
- Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges 1910-1976), Band 16, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2000.
- Lescourret, Marie-Anne (sous la direction de ), La dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Paris, Editions de l'éclat, 1994.
- Lévinas, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, 1993, Editions Grasset & Fasquelle (Livre de Poche)
- Lévinas, Emmanuel, Quatre lectures talmudiques, 1968, Editions de Minuit
- Trawny, Peter, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les cahiers noirs, Paris, Seuil, 2014 (Heidegger und der Mythos der jüdischen Verschwörung, 2014, Vittorio Klostermann)
- Trawny, Peter, (herausgegeben von), Heidegger, die Juden, noch einmal, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2015, 256 p.
- Trawny, Peter, Irrnisfuge- Heideggers An-archie, 2014, Berlin, Mathes & Seitz, 92 p.
- Weill Nicolas, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, CNRS Editions, 2018, 208 p.
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