Affichage des articles dont le libellé est Baxandall (M). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Baxandall (M). Afficher tous les articles

mercredi 20 août 2014

Médias 0.0. "Rien moins que rien"


Pouvons-nous encore identifier les effets des médias dès lors qu'omni-présents ils affectent tous nos sens et s'interposent toujours, partout, entre le monde et nous ?
Comment sortir des médias pour les percevoir d'abord et les comprendre ? Sortir du monde pour l'appréhender ; telle était l'ambition paradoxale de la phénoménologie : Husserl, Lévinas, Merleau-Ponty...

La poésie peut nous aider, peut-être, qui imagine et retrouve parfois un monde sans médias, ou presque. A la fin du Voyage de Hollande (recueil publié en 1964, chez Seghers), un poème de Louis Aragon évoque une vie restreinte à des sensations élémentaires : "Chants perdus"(o.c. p. 59) peint une vie sans médias, sans mise en scène, sans spectacle, défaite de tout habit médiatique, un monde qui parle à tous les sens, sans médiation. Toucher, entendre, voir, sentir, sans électronique, sans mots, sans nom même, sans mesure ("perdre le temps"), sans concept. Un monde ramené pour quelque temps au plus près du commencement, comme pour établir le zéro absolu des médias, théorique et inaccessible.
Le poète, pour en revenir "aux choses-mêmes" ("zu den Sachen selbst", Edmund Husserl) a mis le monde entre parenthèses, suspendant tout jugement d'existence (époché, ἐποχή) afin de saisir "ce monde avant la connaissance et dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite (...) et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière" (Maurice Merleau-Ponty).

"Rien moins que rien" est à comprendre comme le reste d'une opération de soustraction.
Lisons les vers de Louis Aragon :

"A voir un jeune chien courir
Les oiseaux parapher le ciel
Le vent friser le lavoir bleu
Les enfants jouer dans le jour
...

A doucement perdre le temps
Suivre un bras nu dans la lumière
Enter sortir dormir aimer
Aller devant soi sous les arbres

Mille choses douces sans nom
Qu'on fait plus qu'on ne les remarque
Mille nuances d'être humaines
A demi-songe à demi-joie
....
Rien moins que rien pourtant la vie
...
Rien moins que rien Juste on respire
Est-ce un souffle une ombre un plaisir
Je puis marcher je puis m'asseoir
La pierre est fraîche la main tiède"


Peut-t-on encore imaginer, concevoir, parler, ressentir, analyser sans passer par le filtre des médias, par leur média-tion ? Improbable epoché ? Impossible d'atteindre le monde d'avant les médias, le degré zéro de l'écriture du monde. Partout, tout le temps, il y a les médias et leur réclame.
Comment saisir les effets que peuvent avoir sur nous des médias que l'on ne perçoit même plus, qui ont recouvert les choses de mots et d'images, de bruits, de marques au-delà des noms, formant pour nous un habitus perceptif qui travestit le monde perçu et que répète le monde ?
Comment mettre entre parenthèses le tohu-bohu des villes, les images affichées, les écrans qui découpent et rejettent la vie hors-champ, les horloges, les enseignes lumineuses, toute la bande-son du monde... Le monde serait ce qui reste, ce qu'il y a, quand on l'a dépouillé des médias. Mais peut-on encore le dépouiller des médias, ceux dont on pense qu'ils le pourraient ne sont-ils pas endoctrinés par les médias ?

Voir le monde, ce "rien moins que rien", et, du même mouvement, percevoir la carapace médiatique qui entrave notre perception du monde, "The period eye" (Michael Baxandall). Nous sommes tellement pris dans les médias, pétris par eux, que l'on ne peut plus connaître leurs effets sur nous. Comment leur échapper, s'en dessaisir pour voir ce qu'ils font de nous ? Paradoxe, travail de poète ?

Références
  • Louis Aragon, "Chants perdus", in Le Voyage en Hollande, Oeuvres poétiques complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, pp. 973-974.
    • Jeant Ferrat l'a mis en musique (ici)
  • Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Felix Meiner Verlag, Hamburg (Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, trad. Paul Ricœur, 1950)
  • Emmanuel Lévinas, 
    • De l'existence à l'existant, Paris, Librairie Vrin, 1963
    • L'"Il y a", in Ethique et infini, 1982
  • Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
  • Michael Baxandall, Painting & Experience in Fifteenth-Century Italy, cf. post ici
  • François Jullien, Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie, Paris, Seuil, 1998

vendredi 27 décembre 2013

Culture visuelle : l'œil d'une époque

.
Michael Baxandall, Painting & Experience in the Fifteenth-Century Italy. A primer in the social history of pictorial style, Second edition, Oxford University Press, 1972, 1988, 183 p. Index. Illustrations.
Traduction française par Yvette Delsaut : L'Œil du Quattrocento, Paris, Gallimard.

Voici un "classique" de l'histoire de l'art publié il y a une quarantaine d'années. L'approche de Michael Baxandall se caractérise par une prise en compte aussi large que possible des conditions socio-économiques de production des oeuvres d'art afin de dégager la manière de percevoir et concevoir d'une époque ("the period eye", d'où le titre de la traduction française). Il s'agit de saisir les habitudes visuelles d'une classe de producteurs et de consommateurs ; ces habitudes leur ont été inculquées par la vie sociale et technique de leur temps ; elles assurent automatiquement une correspondance entre création et réception, un ajustement entre production et consommation : "His (the painter) public's visual capacity must be his medium". L'objectif de Michael Baxandall consiste à dégager le "style cognitif" du Quattrocento, sorte de "main invisible" qui règle le marché de la peinture.

L'ouvrage comprend trois parties. L'auteur commence par l'analyse du marché de la peinture à partir des traces de la gestion courante et du commerce dans les contrats, la comptabilité, les courriers.
La seconde partie étudie les "dispositions visuelles vernaculaires" présentes à la fois dans les tableaux et dans des pratiques religieuses, sociales et commerciales. Qu'est-ce que le peintre a en commun avec son public ? Tout d'abord, un outillage technique et perceptif acquis à l'école, généralement à des fins d'utilisations commerciales : techniques de mesure, d'estimation (gauging), géométrie euclidienne (droites, angles, aires, volumes), arithmétique (règle de trois, proportions). Les peintres du Quattrocento partagent aussi avec leur public des "techniques du corps", un catalogue tacite de mouvements repérables dans la danse et ses traités, un répertoire de gestes (comme la sémiologie des gestes des mains à laquelle recourt aussi celui qui prêche).
Enfin, peintres et publics ont des concepts en commun ; l'ouvrage inventorie les composantes majeures de "l'équipement intellectuel adapté à l'examen des peintures" de cette époque : 16 catégories qui définissent le style cognitif de l'époque, "a compact Quattrocento equipment for looking at Quattrocento paintings".

Michael Baxandall souligne que le peintre du Quattrocento ne montre pas tout : il allude et complète la vision intérieure de son public en tenant compte de ce qui est déjà acquis par ce public ("He complements the beholder's interior vision"). Cette vision intérieure constitue une sorte de hors-champ qu'omettent, par construction, les analyses de contenu, si courantes dans les études des médias et de la publicité. De plus, entre le travail du prêtre et celui du peintre, s'exerce une répétition, un redoublement pluri-sensoriel qui facilite la réception et l'inculcation.

L'auteur ne se contente pas comme le fait souvent le discours sur la peinture d'imaginer et évoquer des explications : il s'efforce de démontrer la validité de ses hypothèses, illustrations à l'appui.

Les concepts forgés par Michael Baxandall pour l'analyse des cultures visuelles peuvent être mobilisés pour l'analyse des médias qui relèvent aussi de la culture visuelle (gestes et expressions des acteurs et des spectateurs des séries américaines, etc.). Comment articuler les concepts élaborés pour cet ouvrage avec la notion d'habitus (Erwin Panofsky) ? Manifestement, l'histoire des médias peut avec profit emprunter à l'histoire de l'art certaines de ses techniques, certains de ses outils.
.