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mercredi 17 octobre 2018

Vu d'Asie : l'histoire de la cartographie


Pierre Singaravélou, Fabrice Argounès, Le Monde vu d'Asie. Une histoire cartographique, Paris, Seuil, 2018, 192 p., bibliogr., 35 €

Voir le monde d'ailleurs, voir le monde comme le regardent et l'imaginent les autres, il n'y a rien de tel pour l'hygiène intellectuel, pour se soigner de l'ethnocentrisme endémique. Mieux peut-être que les voyages, les cartes nous déshabituent de notre vision du monde, cette façon dont on le regarde : (Weltanschauung), que l'on croit brute ("pure") alors qu'elle est tellement biaisée par notre culture géographique d'origine. Comment, au cours de son histoire, l'Asie a-t-elle vu le monde, comment a-t-elle imaginé l'Europe ?

Cette exposition et le livre qui la reprend et la commente répondent à ces deux question. Elles rebattent les cartes pour décentrer notre vision du monde, notre représentation, tellement axées sur l'Europe, quand ce n'est pas seulement sur l'hexagone. De plus, cette vision, cette géographie ont une histoire, que nous racontent les cartes, établies à différentes époques, selon diverses perspectives. Une carte est un ensemble de catégorisations géographiques. Voici le monde vu d'Asie (Chine, Corée, Inde, Japon, Viet Nam, etc.). Il faut un peu de sinocentrisme - par exemple - pour mieux percevoir l'européocentrisme.
D'abord,  Pierre Singaravélou et Fabrice Argounès présentent un monde dont le centre est l'Himalaya puis ils traitent de "l'empire du milieu" (Zhong Guo, 中国, pays du centre, du milieu). Puis "Tian xia quan tu" (天下全图), la "carte du monde qui se trouve sous le ciel", carte des itinéraires connus à un moment donné. De là, l'ouvrage passe à "l'invention d'un continent", l'Asie, par les moines et les  navigateurs asiatiques. Puis, évoquant le décentrement, les auteurs soulignent le rôle essentiel de Matteo Ricci (1552-1610), jésuite européen formidable, qui remit la Chine au centre de la "grande carte des dix mille pays" et, prudent, entreprit un "métissage cartographique", mêlant connaissances asiatiques et européennes.

Ce travail rappelle que les cartes peuvent avoir d'autres médias, d'autres supports matériels que le papier (carte / carton) : l'Asie a eu recours aux éventails, à la porcelaine, aux paravents, aux étoffes (soie)... Ce qui rappelle que la carte est aussi spectacle ; esthétique, elle est décor en même temps qu'outil de pouvoir, de conquête, d'administration. La carte déjà apparaît dès cette époque comme un outil de décision, un outil stratégique (cf. que l'on pense au rôle essentiel du cartographe Bacler D'Albe dans les campagnes militaires napoléoniennes, aux cartes d'état-major au 800 000°). Une carte c'est un plan, c'est de l'avenir, une représentation des possibles, l'objectivation d'anticipations. Christian Jacob, dans son ouvrage consacré à "l'empire des cartes" (cf. infra), évoque la "lecture cartographique comme construction" et les voyages imaginaires et le constat, non moins imaginaire, "je suis ici"...

Le Monde vu d'Asie est un très beau livre aussi, assurément. Les cartes sont annotées, expliquées. Cette variation géographique constitue une invitation au voyage et à la rêverie. Bien sûr, Le monde vu d'Asie remet l'occident à sa place, place nécessairement plus modeste qu'avant. Toute nouvelle représentation du monde, qui s'ajoute aux précédentes, induit une réforme de l'entendement politique et culturel. Tout comme une autre langue, encore "étrangère" et déjà étrange.
Remarquable par ses illustrations nombreuses et diverses, souvent inattendues, et tellement belles, cet ouvrage fait percevoir la di-vision du monde à partir des cartes : jusqu'où notre vision du monde est-elle européo-centrée ou occidentalo-centrée ? De quelle cécité souffre-t-elle ? Qu'est-ce que le monde vu d'Europe, dans les documents à finalité touristique, par exemple ? Quel exotisme fabriquent les affiches, dépliants et sites de voyage ?

Comment le calcul numérique changera-t-ils nos cartes et donc notre vision du monde ? Que peut-on attendre des outils de visualisation de données géographiques (datavision). Qu'apportera l'internet des choses avec ses capteurs innombrables pour rendre tout espace intelligible en temps réel (smart city) et la cartographie interactive ? Qu'apportera la réalité augmentée à la cartographie ? Pokemon Go ? Qu'attendre de la cartographie 3D ?
Quel habitus est inculqué par la fréquentation des cartes ?
L'intérêt culturel pour les cartes et les atlas en papier reste encore important : en témoignent les atlas historiques, géo-politiques, géo-stratégiques, ferroviaires, économiques que publient encore les magazines (hors-séries surtout).
Une carte de géographie, c'est aussi le contraire d'une carte blanche. Des chemins y sont tout tracés, origine - destination. En revanche, des chemins qui ne mèneraient nulle part (les "Holzwege" de Martin Heidegger), il n'en est plus guère. Cartes et plans redéfinissent sans cesse un nouveau monde avec des chemins menant partout, même à Rome, où l'on peut encore se perdre et se retrouver, nouvelles terres vierges. Et voici les touristes, heureux d'être égarés, smartphone à la main, les yeux rivés sur Google Maps ou Baidu Map (百度地图)...


N.B. A qui appartiennent ces trésors indissociables des expéditions coloniales (cf. les travaux de Bénédicte Savoy) ?

Références
Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l'histoire, Paris, Albin Michel, 1992, 537 p.
MediaMediorum, Lire le monde dans nos cartes

lundi 24 mars 2014

Concevoir les design d'une vie multi-device


Michal Levin, Designing multi-device experiences. An ecosytem approach to user experiences across devices, O'Reilly, Index, 2014, 328 p., 26,81 $ (édition Kindle)

Le monde de nos outils numériques est multiple. Dès lors, comment concevoir des réalisations adaptéees à des outils différents, coordonnés et synchonisés : smartphones, phablets, tablettes, ordinateurs, téléviseurs, DOOH ?
L'auteur, spécialiste du design, travaille chez Google (Senior User Experience Designer), propose la notion d'"écosystème d'outils connectés" et de"multi-device design". Selon elle, la clé de la réussite se trouve dans l'adaptation au support, d'où la métaphore du beau caméléon sur la couverture de l'ouvrage. Mais la difficulté provient de la multiplicité des supports et des O.S., multiplicité qui oblige à concilier les optimisations locales, appareil par appareil, avec l'optimisation totale de l'expérience utilisateur (User experience, UX). Comment passer du responsive web design (RWD), premier degré de l'optimisation, qui fait que le design d'un site Web s'adapte automatiquement à tout écran (CSS3), à une adaptabilité généralisée aux appareils, au-delà des écrans.

Michal Levin caractérise trois approches du multi-device design : consistant, continu et complémentaire. Consistant renvoie à la constance inter-produits du design, observable, par exemple, dans Google Search ou Hulu Plus ; cette approche ignore toutefois les contextes de chaque expérience. Continu renvoie à la successivité coordonnée des opérations conduites avec plusieurs appareils, d'un appareil à l'autre (exemples : Pocket, Kindle). La complémentarité naît des interactions entre appareils, fonctionnant ensemble, comme orchestrés (exemples : jeux vidéo, écrans de l'expérience télévisuelle). Chacune de ces propriétés est illustrée de très nombreux exemples, convaincants, clairement développés. Puis vient le moment final de l'intégration optimisée de ces trois types de design.

Après, l'auteur s'éloigne du strict éco-système des appareils pour élargir son approche à des ensembles d'objets plus vastes : Internet des Choses et domotique (Nest, BiKN, Square, Smartthings), Quantified Self et Wearable notamment (Nike+, Pebble), réalité augmentée (catalogue Ikea).
Enfin, vient le moment des multi-device analytics. Comment évaluer la réussite d'un écosystème (Google Analytics, A/B testing) ? Comment dégager, à partir de ces évaluations, des informations sur les comportements des utilisateurs ? Comment gérer la collecte de data : plus d'appareils signifie beaucoup plus de données.

L'expérience d'un écosytème multi-device constitue un changement radical dans les expériences humaines des outils. Les utilisateurs sont inondés de versions, d'applis qui complexifient et déroutent les apprentissages. D'autant que les appareils et leur design (ergonomies) créent des habitudes, des gestes, des réflexes (affordance), des souplesses aussi, notre esprit s'adaptant à la manière du "responsive web design" (RWD), plus ou moins bien.

L'ouvrage de Michal Levin est bien réalisé ; il est de lecture et de consultation commodes sur un e-reader : le sommaire détaillé est facile à suivre, les liens systématiques facilitent l'accès aux exemples, aux notions (index), aux sites et aux travaux évoqués. C'est un bon outil de travail et de documentation.
En revanche, la mise à jour proposée par l'éditeur (O'Reilly) coûte $4,99 ; c'est exagéré. Expérience utilisateur ratée.

samedi 31 mars 2012

Changements insensibles, effets irréversibles du numérique

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François Jullien, Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Chantiers 3, Grasset, 2012
François Jullien, Les transformations silencieuses, Chantiers 1, Grasset, 2009, 200 p.

Sinologue, François Jullien philosophe à partir de la pensée chinoise. Que nous apportent ses récents travaux qui puisse nous aider à penser les effets à long terme des médias ? Le concept de "transformation silencieuse" peut être "proposé" à une science des médias, comme il l'a proposé à la psychanalyse. A cette transformation silencieuse, insensible, la prévision d'ordinaire préfère ce qui se calcule, se mesure et s'extrapole. Au bout du compte, l’avenir sort tout armé d’un florilège d’agrégats : emploi, capitalisations, audiences, équipements... Mais à n’avoir de prospective média que du mesurable, de l'évident, on en oublie les changements invisibles, ceux qu’installent en nous les médias sans mot dire, tranquillement, à l’écart de toute statistique.

Tout peut se dire des équipements, à la décimale près, du temps passé à s'en servir, à la minute près. De l'évolution des prix du contact publicitaire (GRP) et des cours du NASDAQ, des revenus par média et même de l'engagement supposé des consommateurs. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici : sous les coups des médias, des changements s'accomplissent insensiblement, que nous ne pouvons percevoir. Rien ne se voit et, soudain, nous semble-t-il, un jour, les changements sont là, affectant ce qu'il y a de plus intime, de plus profond pour les consommateurs, les téléspectateurs, les internautes, les lecteurs.

Pour expliquer ces "transformations silencieuses", pour nous les faire imaginer, François Jullien évoque la géologie, les rivières creusant leur lit, les montagnes s'érodant. Il évoque le vieillissement qui saute aux yeux un matin devant le miroir, la fin d'un amour que l'on croyait éternel, les saisons... On pense à Antiochus se plaignant des "Yeux distraits / Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais" (Racine, Bérénice).
"Bien creusé vieille taupe", répèteront les philosophes (Hegel, Marx, etc.), pour saluer l'événement, l'inattendu qui surgit. Nous ne voyons rien venir, jamais, ni les changements sociaux, ni les cheveux blancs, ni les révolutions. Et nous scrutons les statistiques, quand même, scrupuleusement, vainement : on ne perçoit un nouveau paradigme que lorsqu'il est advenu. Et l'on prévoit savamment le passé. Les notations de François Jullien peuvent être rapprochées de celles de Thomas S. Kuhn sur "l'invisibilité des révolutions scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions, chap. XI).

Quelle sorte d'hommes sont en train de devenir les internautes à plein temps, à force de smartphones, de clicks et de Googling incessant ? Comment percevront-ils le monde, d’écrans tactiles en mobiliers interactifs ? Les voici dans les villes hérissées de caméra, dans les hypermarchés équipés de capteurs à tout propos, mobiles à la main, écouteurs à l’oreille, un plan dictant la voie à suivre, la liste des courses, le meilleur prix ? Comment mémorisent-ils, photographiant et épinglant à tout bout de champ, une réalité souvent diminuée ? Copier, coller, couper, pincer, partager… Et ces bouts de phrases, de tweets en textos, et ces mots errants sur les claviers virtuels : l'inconscient de l'homme moderne se structure comme un moteur de recherche. Et ces inconnus qu’ils suivent, qui les suivent et qu’ils ne rencontrent guère : voici les amis, les emmerdes, les amours affichés au mur de réseaux sociaux. Multitudes, foules dont on extrait quelle sagesse, vies ciblées et reciblées de toutes parts.

Evoluant sous les coups répétés de tous ces médias, les habitus numériques, ensembles structurés - et structurants - d’habitudes acquises, transforment les manières de voir et d’agir, de penser et d'imaginer, de rencontrer, de partir, et, qui sait ? d'aimer...
De tout cela, de ce lointain, nous ne savons pas nous soucier, nous suivons la mode, divertis et modernes. Tout cela n’a pas dix ans. Encore dix ans, vingt ans et vous ne serez plus les mêmes. Ces médias que vous incorporez et pratiquez continûment, goulûment, que vous surveillez du coin de l'oeil, que vous savez sur le bout du doigt, à qui vous obéissez déjà au doigt et à l’œil, instillent à chaque instant de votre vie des changements silencieux et définitifs, que nous ne savons deviner. François Jullien ne parle pas des médias mais tout ce qu'il écrit, invite à en penser les effets silencieux. Effets définitifs, irréversibles, lents, souterrains, irrésistibles. Et ce n'est pas le plus bruyant qui importe : "les pensées qui mènent le monde avancent à pas de colombe" nous prévient Nietzsche. Attention aux leurres : ce que nous croyons tellement important est sans doute ce qui empêche de voir l'important. Bien creusé, Internet.
Lisez François Jullien.
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