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vendredi 6 mai 2016

Eichmann, retour sur l'événement médiatisé à Jérusalem


Sylvie Lindeperg, Annette Wieviorka, Le moment Eichmann, Paris, Albin Michel, 302 p. 2016, 20 €.

Dirigé par deux universitaires, cet ouvrage collectif regroupe 12 contributions issues pour partie d'un colloque qui s'est tenu à Paris en juin 2011. Son objet est précisément délimité : "la médiatisation du procès et sa postérité, notamment cinématographique".
L'ensemble constitue une réflexion très riche où s'entremêlent et se conjuguent des éléments de philosophie juridique et morale, politique aussi.

La médiatisation est tout d'abord le fait de la radio publique en Israël-même (Kol Israël, la "voix d'Israël") ; pour le public israélien, la radio fut en effet le principal média du procès, c'est elle qui en fit un événement médiatique de masse, grâce aux diffusions en direct.

Aux Etats-Unis comme en Allemagne, l'événementielisation fut le fait de la télévision.
Un chapitre est consacré à la manière dont la télévision américaine couvrit le procès. La retransmission du procès a été conçue aux Etats-Unis selon les codes narratifs d'une série télévisée, transfigurant en personnages les acteurs du procès (les témoins, le public, les interprètes, l'accusé).
Le livre consacre aussi un chapitre à la retransmission du procès en Allemagne fédérale : 36 émissions de télévision d'une demi-heure ("Eine Epoche vor Gericht", "une époque en procès"). Le procès et la représentation de la Shoah en URSS sont également étudiés.
Enfin, Marie-Hélène Brudny apporte un retour critique sur le travail de Hannah Arendt qui donna lieu d'abord à des articles dans le magazine américain The New Yorker puis à un livre au sous-titre devenu fameux sur la "banalité du mal" (Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, 1963-1964). L'auteur étudie d'abord les notes de travail de Hannah Arendt, avant d'analyser la réception du texte ("conditions de préparation, d'écriture puis de publication"). Le travail de Hannah Arendt doit beaucoup à la presse internationale dont elle ne manque pas de souligner la qualité journalistique et documentaire, de niveau très supérieur à la façon prétentieuse dont, selon elle, le procès a été traité dans livres et revues (par des auteurs universitaires ?).

L'ouvrage analyse le procès comme la construction d'un événement médiatique mondial. La presse internationale est présente. Le procès qui se déroule en allemand et en hébreu est traduit en anglais. Comme à cette époque, Israël n'a pas de télévision, le procès est filmé intégralement sous la direction de Leo Hurwitz par une équipe de Capital Cities, groupe de télévision américain (qui sera racheté par ABC puis Disney). Cf. The Eichmann Trial, sur YouTube). Ce seront les uniques images de référence du procès (utilisées entre autres dans le film de Margarethe von Trotta, "Hannah Arendt", 2012).
Le livre mentionne méticuleusement les contraintes techniques de la couverture internationale du procès (standards vidéo incompatibles, emplacement des caméras, angles de prises de vue, mouvement des caméras, montage à la volée, éclairage) ; on évoque aussi les dimensions linguistiques de la couverture (traduction séquentielle et non simultanée, doublage, choix des voix, etc.). Cela vaut-il distanciation ?

Les quatre derniers chapitres sont consacrés à l'analyse du traitement du "moment" Eichmann par le cinéma. On pourrra y ajouter un film récent, "Der Staat gegen Fritz Bauer" (l'Etat contre Fritz Bauer, titré en français "Fritz Bauer, un héros allemand") ; ce film de Lars Kraume (2015) raconte la recherche obstinée que mènera un juge allemand pour retrouver Adolf Eichmann, l'un des responsables pour l'administration allemande de la Shoah. Entravé par la justice allemande qui protège encore les nazis, le juge Fritz Bauer fait appel au Mossad, services secrets israéliens, à qui il révèle où trouver Eichmann : le Mossad capturera Eichmann en Argentine, où il se cache, et le ramènera en Israël où il est jugé, de mai à septembre 1960.

Les auteurs se réfèrent fréquemment au procès de Nuremberg (1945) comme exemple canonique de procès de crimes contre l'humanité. Plus récemment, on peut évoquer le "procès d'Auschwitz" à Lüneburg en 2015 (cf. infra : Die letzten Zeugen. Eine Dokumentation). Mais il faut aussi évoquer "Die Vermittlung", la pèce de Peter Weiss ("L'instruction", sur le procès d'Auschwitz à Francfort, 1963-1965).

Berlin, Reklam Verlag, 2015, 277 p. 12,95 €
Le procès de Eichmann est "le Nuremberg du peuple juif", dira David Ben Gourion. Adolf Eichman est présenté par le procureur Gideon Hausner comme un "criminel de bureau", assassin bureaucrate avec 6 millions de victimes, "tuant par des mots, des signatures, des coups de téléphone" ; le procureur évoque aussi "le silence du monde". Complice ?

Hannah Arendt aura une remarque ironique : "la personne qui lit l'acte d'accusation voit forcément en Eichmann un surhomme" ; elle, au contraire, ne voit en Eichmann qu'un homme ordinaire, un fonctionnaire insignifiant. Hannah Arendt a eu communication de l'article de Hans Zeisel dans Saturday Review : "Ce crime a été si grand qu'il n'a pu avoir lieu sans que nous n'ayons tous été impliqués, non en y prenant part, mais en gardant le silence, en l'encourageant directement ou en regardant ailleurs". Car enfin, Eichmann n'aurait pu se charger de tant de crimes s'il n'avait bénéficié de tant de complicités, de silences, des personnes et des nations...

Le procès d'Adolf Eichmann renvoie aux questions de Bertold Brecht (cf. infra) : ne pourrait-on dire, à sa manière : Eichman assassina des millions de personnes. Lui tout seul ?
Formidable coupable qui en disculpe tant d'autres.
Devenu événement par le truchement des médias, le "moment Eichmann" n'est-il pas aussi celui d'une vaste déculpabilisation ? En grossissant le personnage d'Eichmann, les médias détournent l'attention de dizaines de millions de coupables. Catharsis médiatique de la "banalité du mal" ? Le spectacle médiatique comme déresponsabilisation, dépolitisation faute de dénazification (Entnazifizierung) ?
Quinze ans après la défaite du nazisme, tous les "petits" coupables, les sans-grade et petits profiteurs de la collaboration européenne de tous les jours avec le nazisme, citoyens obéissants, étaient encore en poste, parfois "infiltrés" à des postes très élevés (comme Hans Globke en RFA, René Bousquet en France, ou le SS Wernher von Braun, qui fit construire des V1 / V2 dans les camps de concentration de Dora-Mittelbau / Buchenwald avant de diriger, aux Etats-Unis, le programme spacial de la NASA). Médaillé, félicité, honoré, le SS von Braun ne sera jamais jugé...

Au pied de la statue de Bertold Brecht, devant le théâtre Berliner Ensemble (Berlin). 
Extrait de "Fragen eines lesenden Arbeiters", 1935
Traduction des deux premières lignes : "Le jeune Alexandre a conquis l'Inde. // Lui seul ?" Photo FjM.

jeudi 27 novembre 2014

Le livre des citations de Mao : un mass-média politique


Alexander C. Cook (edited by), Mao's Little Red Book. A Global History, Cambridge University Press, 2014, 287 p., Index, $ 25,19.

François Marmor, Le petit Livre rouge. Mao Tsé-Toung, Hatier, 1977, 78p. Bibliogr., réédition numérique par FeniXX, 2019.

Le livre des Citations du Président Mao Tse-Toung (毛主席语录) a 50 ans. Distribué à des centaines de millions d'exemplaires à la fin des années 1960, ce fut un succès d'édition forcé. Son genre littéraire - compilation de citations - évoque les Analectes (论语de Confucius, référence fondamentale de la culture chinoise. Son format de poche (format de la poche d'uniforme !) et sa couverture de plastique rouge en faisaient non seulement un outil d'éducation politique passe-partout mais aussi, surtout peut-être, un drapeau commode, porté et visible comme une décoration, brandi dans des manifestations de masse.
Avec le dazibao (大字报), journal manuscrit en grands caractères affiché dans les rues, le Livre des citations fut l'innovation médiatique de la "révolution culturelle" chinoise. Ce recueil trouve son origine dans le travail de propagande mené au sein de l'armée chinoise (sous la direction de Lin Piao) où il était lu oralement et commenté en groupe, comme un catéchisme.

Malgré sa popularité et sa notoriété, le Livre des citations de Mao a été peu étudié en tant que moyen de communication politique et média de masse. Passée la célébration euphorique des années 1960, on s'est contenté paresseusement de stigmatiser le symptôme et le symbole du culte de la personnalité (démarche s'apparentant au people). Quant à ses effets, son efficacité ou inefficacité éventuelles, on ne les connaît pas, pas plus que son rôle dans les exactions de cette période où c'était comme le sceptre des Gardes Rouges maoïstes qu'ils brandissaient pour se donner tous les droits. Comme souvent, les sciences sociales ont privilégié l'analyse du contenu à celle de sa réception.
Des fameuses citations dont certaines ont la forme des proverbes traditionnels (chengyu成语) et qui se sont propagées jusqu'en Occident, aujourd'hui, il ne reste presque rien, sinon des expressions mémorables : "l'impérialisme est un tigre en papier" (sans doute, aujourd'hui, est-ce un tigre numérique), "sans enquête pas de droit à la parole" (maxime qui aurait dû faire fortune dans le journalisme et les sciences sociales), "sans armée populaire, le peuple n'aurait rien" (qu'est-ce qu'une démocratie sans service militaire ?), "la révolution n'est pas un dîner de gala"...

L'ouvrage collectif, coordonné par Alexander C. Cook qui enseigne l'histoire chinoise à l'Université de Berkeley, a pour objectif une étude globale du Livre des citations. Pour une approche mondiale, Alexander C. Cook a rassemblé 15 contributions universitaires couvrant la diffusion du livre en Chine mais également hors de Chine : Tanzanie, Inde, Pérou, Union soviétique, Albanie, Italie, Yougoslavie, Allemagne, France... L'ouvrage traite d'abord de la philosophie politique et militaire de Mao et des modalités de réalisation et de dissémination de l'ouvrage en Chine. Ensuite, viennent les parties consacrées à la carrière du maoïsme et du livre à l'étranger.
Le Livre des citations a connu une carrière musicale inattendue, les citations étant mises en musique, chantées et dansées (cf. Andrew F. Jones, "Quotation songs: portable media and the Maoist pop song") ; l'auteur évoque à cette occasion le développement de la radio (transistors) et des hauts-parleurs dans les villages chinois.
Hors de Chine, le livre a connoté la provocation, la jeunesse, la modernité, la révolte... En Europe, récupéré par la mode, l'édition, la presse, le cinéma, la décoration, le maoïsme a contribué à une esthétique exotique. Le plus emblématique de cette célébrité paradoxale restera le film de Jean-Luc Godard, "La Chinoise" (1967), avec sa chanson tissée de citations du "petit livre rouge". Cf. le film sur Jean -Luc Godard en 1968, "Le Redoutable" (2017).

Dans le chapitre sur l'internationalisation et la traduction, Lanjun Xu expose l'organisation de la traduction des œuvres choisies, organisation reprise pour la traduction du Livre des citations en petits groupes : 20 traducteurs par langue, soumettant les difficultés rencontrées à des experts politiques (inquiry group).
Citée par Julian Bourg dans sa contribution sur le maoïsme en France, la brève étude de science politique publiée par François Marmor chez Hatier en 1977 (Paris, 78 p., Bibliogr., Index) situe le Livre des citations parmi les outils d'éducation politique et de propagande, tout en le replaçant dans l'histoire de la Révolution chinoise.
Signalons aussi la réédition bilingue (chinois / français) des Citations par la Librairie You Feng (Paris, 1998, 437 p., 12 €).
Au cours de ses cinq années d'existence politique, le Livre des citations a illustré le pouvoir, alors incontesté, massif, des livres de papier, des anthologies. Les usages politiques du Livre des citations ne sont pas imaginables en version numérique : on ne brandira sans doute plus jamais de livres dans la rue.
Cela dit, on ne saurait manquer de signaler la publication d'une compilation de discours et interviews du Président de la République chinoise, Xi Jinping, The Governance of China en octobre 2014 (Beijing, Foreign Language Press). C'est un gros livre de 515 p. pesant 1,2 kg. Il s'accompagne désormais d'une application "学习中国" disponible dans l'App Store.

L'ouvrage des discours de Xi Jinping dans une vitrine de Londres.
Le livre est proposé par Marc Zuckerberg à ses collaborateurs de Facebook

mercredi 5 novembre 2014

Les graffitis dans l'histoire de l'art


Charlotte Guichard, Graffitis. Inscrire son nom à Rome au XVIe-XIXe siècle, Paris, 2014, Seuil, 20 €, 175 p. Index.

Les touristes plus ou moins distingués qui, du 16e au 19e siècle ont visité, à Rome, les palais et les églises y ont parfois laissé des traces inattendues. Si les murs de nos villes sont aujourd'hui couverts de graffitis, plus ou moins talentueux, plus ou moins provocateurs (détournements d'affiches, slogans), on ne s'attend certes pas à trouver des graffitis sur les œuvres les plus célèbres de la villa Adriana (Tivoli), de la villa Farnesina, de la Domus Aurea ou du Vatican... Pourtant l'auteur rappelle que des graffitis accompagnent les œuvres les plus prestigieuses (Raphaël) et portent la signature d'artistes non moins prestigieux (Nicoals Poussin, Van Loo, Jean-Louis David, etc.), touristes privlégiés, érudits...
Ces graffitis ont été évacués des reproductions illustrant manuels scolaires et des livres d'art. Graffitis indignes des "beaux livres", censure ? Le graffiti retire aux œuvres leur aura.

Le livre, abondamment documenté, rend "leur visibilité à ces graffitis" et enrichit ainsi l'histoire sociale des chefs-d'œuvre et de leur réception. "Les graffitis sont les traces d'un moment dans la vie sociale des œuvres", avant leur patrimonialisation : stockage et exposition protégée dans des musées, au titre de "trésors nationaux".
L'auteur, en interprétant les différents gestes d'inscription, gestes d'artistes ou de "vandales", interprète le rapport social aux œuvres d'art. L'anthropologie du chef-d'œuvre donne une dimension nouvelle à ces graffitis qui acquièrent une valeur historique aux yeux des rapports de restauration. Quelle histoire de l'art ?  Les graffiti sont-ils des traces des effets du temps sur les œuvres au même titre que la patine ? Faut-il les garder, les restaurer, les effacer ?

Graffiti sur un mur de l'Avenue de Versailles, Paris, été 2014
Les problèmes que soulève cet ouvrage concernent t-ils aussi l'histoire des médias ; quel est alors l'équivalent des graffitis, du travail de restauration pour l'histoire des médias ? Le peintre qui signe un tableau lors d'une visite témoigne de sa présence comme un selfie atteste une présence. Aujourd'hui, les œuvres d'art sont tenues à distance dans les musées (effets du tourisme de masse), mais il reste aux visiteurs la possibilité de se prendre en photo avec un portable (geste souvent interdit) et de publier les photos sur Facebook comme sur un libri amicorum, feuillets où, de la Renaissance à l'époque romantique, des voyageurs faisaient signer des témoins de leurs voyages, notaient leurs impressions, dessinaient pour se souvenir.

L'ouvrage de Charlotte Guichard impose une réflexion décapante sur l'œuvre d'art et ses temporalités : "les graffitis documentent un lien ancien de familiarité avec les "grandes œuvres" qui a disparu avec l'âge muséal et la conscience d'une responsabilité collective dans la protection et la conservation des objets du passé" ; aujourdhui, les graffiti sont souvent répréhensibles. L'auteur souligne d'ailleurs, en passant, combien l'histoire de l'art, en se soumettant aux disciplines littéraires et en se coupant des sciences sociales, a évité de telles problématiques, préférant la célébration admirative à l'analyse critique.
Une telle réflexion peut-elle être étendue à l'histoire des médias que guettent à son tour le musée et la patrimonialisation (cf. Expo télé à Paris) ? Sans aucun doute...

samedi 26 décembre 2009

Marketing politique tous-azimuts : Mao dans la révolution culturelle


Guy Gallice, Claude Hudelot, avec Angel Pino et Isabelle Rabut pour les légendes, Le Mao, Editions du Rouergue, Rodez, 472 p. Index, 19 €

Cet ouvrage est consacré au marketing des idées et du personnage politique de Mao Zedong. Les deux auteurs ont rassemblé et commenté une étonnante collection de documents et d'objets consacrés à la célébration du Président Mao. Très beau livre, belle réalisation matérielle (encore que la position des légendes - précises et efficaces - en rende incommode la lecture). 472 pages, toutes d'illustrations, entrecoupées de quelques textes et commentaires.


Des photos, des statuettes, des bustes, des tableaux, des affiches, des médaillons, des opéras, des disques, le livre des Citations du Président Mao (dit, en France, Petit livre rouge), des gravures, des timbres, des vignettes, des postes de radio, des réveils, des horloges, des boîtes, des miroirs, des livres, des coffres, des coiffeuses, des cahiers d'écoliers, des éventails, des albums de photos, des bas-reliefs, des badges, des thermos, des assiettes, des gobelets, des flacons, des vases, des tasses, des théières, des bols, des étoffes, des tapis, des bannières, des drapeaux, des tapisseries, des sacs à bonbons, des mouchoirs, des taies d'oreillers, des bâtons à encre, des tampons, des sceaux, des billets de monnaie, des papiers découpés... et j'en passe. Cf. Ci-contre : pochette d'un disque de chants de la Révolution culturelle (années 1960).

Tous les supports possibles ont été mobilisés pour célébrer le premier Président de la nouvelle République chinoise, celui qui a mené le combat contre l'occupation japonaise, guidé la Longue Marche. Sur ces événements, une légende s'est construite, que la critique historique finira par préciser. Parler de "culte de la personnalité" n'aide pas à comprendre, au contraire. Mieux vaudrait rapprocher de ce catalogue total d'objets des diverses situations de marketing intensif, multi-canal : situations religieuses, situations commerciales... La prise de pouvoir sur les objets de la vie quotidienne est une tentation constante de la publicité et de certaines cultures religieuses (cf. les "objets publicitaires à collectionner"). Il nous manque de voir notre société de marketing intensif avec le "regard éloigné" d'ethnologues chinois.

Par son effet d'accumulation, ce livre constitue une contribution indéniable à la mesure du travail de célébration. Un tel inventaire, objectif et exhaustif, risque pourtant de laisser croire que l'efficacité de ce mass-marketing fut totale. La prise en compte de la réception, nécessairement subjective, est moins commode, aussi est-elle absente de la plupart des travaux sur les mass-médias. Une telle prise en compte relativiserait sans doute l'efficacité de l'inculcation politique. La mass-médiologie spontanée, condescendante, veut des médias tout puissants et une réception par les masses sans défaut, infaillible, passive, uniforme. Il est de l'intérêt des mass-médiologues  pour forcer leur thèse de ne pas voir, et de ne pas faire voir, les ruses multiples de l'intelligence à l'œuvre dans la réception (Métis, Μῆτις). Cette asymétrie est au principe de la plupart des discours sur les médias ; elle en dissimule le mode de fonctionnement et leurs conditions sociales et matérielles d'efficacité. Il faut bien voir combien l'étude de la réception est difficile tandis que l'analyse des contenus des messages du marketing est commode.

La fiction parvient parfois à évoquer les résistances rusées, subtiles, à l'inculcation. C'est, par exemple, ce que réussit le romancier de Yan Lianke (阎连科) dont le titre, Servir le peuple (Editions Philippe Piquier, Arles, 15 €), reprend ironiquement un slogan fameux de la Révolution culturelle (inspiré d'un discours de Mao Zedong du 8 septembre 1944). Les surréalistes avaient revendiqué l'amour et l'érotisme comme lieux de la révolution privée et de la résistance à bien des oppressions et tentations totalitaires : révolutions dans la révolution, qui échappent aux sciences sociales.