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lundi 21 octobre 2019

Tenter de philosopher notre "ici et là"



Etienne Helmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Paris, Verdier, 2019, 119 p.

L'ouvrage part d'un constat élémentaire : nous sommes ici et là : "c"est toujours ici que nous sommes ", annonce l'auteur dès l'introduction. Notre "être-au-monde" est avant tout un "être-aux-lieux". L'ouvrage est consacré aux traits fondamentaux de ces lieux : aux traits statiques, dont il montre l'insuffisance, l'auteur substitue la pluralité interne de tout lieu avant de mettre en évidence les principes de différentiation des lieux.

La première partie du livre est donc consacrée à l'effet des lieux géographiques familiers, de ceux que nous arpentons, de ceux que nous apprenons et que nous nous approprions : quartiers, bâtiments ou, chambres à coucher... et qui nous forment, nous éduquent, nous enseignent les lieux. Puisque le lieu nous habite autant que nous l'habitons, un lieu est aussi ce qu'il contient. Le lieu nous localise.

Le "chez soi", l'espace domestique avec sa décoration constituent des lieux tout autant que notre bistrot favori ou une ville. Pour Heidegger, les choses aussi semblent constituer des lieux, contribuer à notre "être là" / "Da sein". C'est également ce que décrit aussi le romancier Ohran Pamuk à propos de propre ville, Istambul, qui parle par les mots de la musique locale,"hüzün", "hüzün" musique qui "sourd de l'intérieur des paysages, des rues et des vues" de la ville d'Istambul, qui "acquiert une netteté perceptible dans le paysage et chez les gens".
Alors, finalement, qu'est-ce qu'un lieu ? Georges Pérec, tout autant que Jean-Jacques Rousseau, échoue dans sa "tentative d'épuisement d'un lieu parisien". Le lieu est inépuisable... Et il n'y a aucun espoir, fût-ce dans les exemple politiques récents. Et l'auteur d'évoquer Notre-Dame-des-Landes, la Place de la République... Alors Etienne Helmer fait appel à Platon puis à Diogène, et revient en arrière.
Car qu'est-ce qu'un "non-lieu" ? Et l'auteur de citer Marc Augé (Bistrots et cafés : espaces publics populaires ?) surtout, mais aussi Annie Ernaux (Ethnologie littéraire de l'hypermarché), Pierre Clastres, Michel Foucault ou Nathan Wachtel pour répondre à cette question, simple pourtant : pour qui, demande l'auteur, tous ces lieux ne seraient-ils donc que des non-lieux ?

Au bout du compte, on ne sait pas, on ne sait plus ce qu'est un lieu, on a tourné autour, on a lu des auteurs qui en parlaient, mais pas tout à fait, et c'est là l'intérêt de ce livre qui cite beaucoup, un peu, qui donne envie de lire certains auteurs que l'on n'a pas lu avec les mêmes yeux, les mêmes pensées, et que Etienne Helmer invite à relire autrement... On referme le livre un peu étonné qu'il soit terminé : je vais le relire !

samedi 8 juillet 2017

Bistrots et cafés : espaces publics populaires ?


Marc Augé, Eloge du bistrot parisien, Paris, 2015, Manuels Payot, 111 p.

Clélia et Eric Zernik, L'attrait des cafés, Paris, 2017, Yellow Now, 111 p.

Le bistrot, à Paris ou en province, est un lieu de socialisation, de rencontre ; c'est un espace public aussi. Il ne pouvait que retenir l'attention d'un anthopologue comme Marc Augé, qui s'intéresse au quotidien, aux jardins de Paris, au vélo, au métro et qu'habite, comme Louis Aragon et les surréalistes, "le sentiment du merveilleux quotidien". Mais Marc Augé fut d'abord un "gamin de Paris" avant d'être étudiant à Paris ; son éloge du bistrot de Paris est livre de connaisseur ! Le bistrot de Paris est un terrain qu'il arpente en ethnologue mais aussi en amateur natif.
Marc Augé est un spécialiste des "non-lieux" ; il y a consacré un ouvrage (Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil, 1992). Le non-lieu est anonyme, impersonnel : gare, aéroport, centre commercial. Martin Heidegger déjà distinguait constructions (Bauten) et habitations (Wohnungen). Le bistrot n'est pas un non-lieu : on y retrouve les copains et les copines, on n'y est pas anonyme, au contraire ; on y est plus ou moins vite accepté, on fait bientôt partie de sa famille. Lieu de rencontre pour la belote ou le tarot, l'apéro, le flirt, les discussions pour refaire le monde, l'école, les parents, la révolution, le match, l'échappée gagnante de l'étape... Bistrot divisé en coins. "Les bistrots sont des lieux, au sens plein du terme : la gestion de l'espace y est prioritaire et le temps y est une valeur". Bistrots des premiers rendez-vous, des devoirs bâclés, du billard, du baby foot ("Chez Laurette", Michel Delpech), des humbles boissons, noisettes et petits crème, petit blanc et panaché... "Le bistrot, c'est un lieu entre les lieux", dit Marc Augé. Annexe de l'école ou du lycée, entre boulot et dodo, entre boulot et métro, entre le domicile familial et les cours. Chacun de nous garde dans sa tête un ou plusieurs bistrots, ses racines choisies, son "lieu naturel".

Que voit un ethnologue dans un bistrot ? Un espace social ? Un espace entre le zinc - percolateur, tireuse à bière - et la salle. Il y perçoit des emplois du temps, cafés crème du matin, tartines, heure de pointe du déjeuner, heures creuses, heure de l'apéro. Il y voit des rites (les tournées que l'on paie), des rôles que l'on joue.

Le bistrot est lieu d'habitués (cf. Joris-Karl Huysmans), d'habitudes et lieu de médias avec la presse des courses et du Tiercé, le Parisien au comptoir, la télévision muette et le bruit de la radio, et maintenant un wi-fi gratuit mais approximatif, qui promet plus qu'il ne tient. Des clients viennent avec leur ordinateur portable, leur tablette et s'incrustent... Nathalie Sarraute parlait de la "neutralité bruissante" du bistrot où elle travaillait, indifférente (ou pas ?) aux "brèves de comptoir" que recueillit Jean-Marie Gourio (1980-2015). Le smartphone y a pris la place de la cabine téléphonique ; souvent des écrans débitent de la vidéo... Le bistrot est espace conventionnel avec la tribu des fumeurs maintenant maintenus à la marge, dehors, sur la terrasse, parfois chauffée.
Le cinéma a mis en scène les bistrots (cf.infra), Jean-Paul Sartre aussi dans L'Etre et le Néant ; Marc Augé évoque encore les bistrots de Maigret, ceux de Louis Aragon (Le Paysan de Paris, 1926), d'Ernest Hemingway. Songer encore aux dérives de Guy Debord, de bistrot en bistrot.

Anthropologie légère de notre quotidien, toute d'expériences vécues, car notre anthropologue est chez lui dans les bistrots, de plain pied avec son terrain. Cette anthropologie, comme celle de Claude Lévi-Strauss, est empreinte de nostalgie : Paris sans bistrots, livré par l'urbanisme commercial, aux McDo, KFC ou Starbucks, non-lieux publics ? Marc Augé évoque ainsi, comme Baudelaire, une civilisation qui lui semble disparaître... nos "tristes tropiques".

Clélia et Eric Zernik ont pris un parti d'observation différent, celui du cinéma. Après une belle introduction sur les cafés comme "chez-soi de substitution" et comme "pauvre spectacle", on passe aux représentations cinématographiques du café à partir de six exemples analysés. Marcel Carné ("Les Tricheurs"), Alfred Hitchcock ("Les Oiseaux"), puis Jean-Luc Godard et le "café-philo", Raymond Depardon ("Paris"), Eric Rohmer ("L'amour l'après-midi") et Jean Eustache avec "La maman et la putain" : autant de films, autant de cafés pour y voir plus clair dans le monde des cafés et bistrots. Le café devenant cinéma, et le cinéma devient café, dira Jean-Luc Godard...

N. B.
  • Sur Martin Heidegger et l'habitation, les places et les lieux : "Bauen Wohnen Denken", in Vorträge und Aufsätze, Stuttgart, 1954 (traduction, Essais et conférences, "Bâtir habiter penser", Paris, Gallimard, 1958).
  • Sur les cafés, buffets de gare, voir aussi les textes (années 1880-90) de Joris-Karl Huysmans réunis dans Les Habitués de café, Paris, Edition Sillage, 2015, 61 p., Bibiogr. 6,5 €
Boulogne: "Aux petits oignons", le chef, Michel Hache, derrière le bar, un dimanche matin.
Déjeuner, dîner,  Le Parisien et le wi-fi, pastis et petits crème !