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dimanche 29 septembre 2024

Kafka, selon les dix premières traductions. Excellent !

Maïa Hruska, Dix versions de Kafka, Paris, 2024, Grasset, 239 p. bibliogr.

Ce sont dix lectures de Kafka, lectures de toutes sortes mais lectures de traducteurs et traductrices auxquelles nous confronte ce livre passionnant. Et quelles traductions ! Ce sont les premières d'abord : ce sont donc aussi des traductions de découvreurs. Ces traductions, celles auxquelles on est rarement confronté puisque l'on ne lit un auteur, généralement, que dans une seule langue, la nôtre et parfois la sienne, en l'occurence l'allemand pour Kafka. Aussi, à part celle en français, ne connaît-on que rarement les autres traductions.

Mais volà, Maïa Hruska nous met en relation avec une dizaine de traductions de Kafka : en italien (Primo Levi), en espagnol (Jorge Luis Borges), en yiddish (Melech Ravitch), en roumain (Paul Celan), en anglais (Eugene Jolas), en français (Alexandre Vialatte), en polonais (Bruno Schulz et Josephina Szelinska), en hébreu (Yitzhak Schenhar), en tchèque (Milena Jesenská). Dans chacun des cas, l'auteur raconte à propos du traducteur ou de la traductrice, des anecdotes, des petites histoires et des grandes, toujours liées à ses traductions et souvent biographiques. Cette diversité est généralement dramatique, car ces histoires se terminent souvent fort mal ; mais cette diversité donne au livre sa vigueur et, d'une certaine manière aussi, son unité et son discret humour. L'ensemble constitue un livre très agréable. Pourtant c'est un livre de juriste, comme l'était d'ailleurs Kafka. Le thème de ces dix versions est remarquablement bien exploité, on perçoit petit à petit le pokoï où se réfugie Kafka, sa chambre où il peut écrire en paix, et Kafka en devient encore plus séduisant. Le livre est érudit, bien conçu. Il donne aussi envie de lire, ou relire Kafka. Et c'est bien.  

Pour en savoir plus, et mieux, on pourra écouter l'interview de Maïa Hruska par Sylvain Attal sur RCJ  "Maïa Hruska, l'invitée de Patronymes"

mardi 23 juin 2015

Le Point Godwin, limite des discussions sur le Web



François de Smet, Reductio ad hitlerum. Une théorie du point Godwin, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 162 p., 15 €

François de Smet est un universitaire bruxellois, spécialiste de philosophie politique. Cet essai prend pour point de départ (prétexte ?) une notion popularisée sur Internet sous le nom de "Point Godwin". L'auteur, en déconstruisant minutieusement cette notion y décelle les impensés et la philosophie politiques caractéristiques de notre époque, dite post-moderne.

Qu'est-ce que le "Point Godwin" ?
"As an online discussion grows longer, the probability of a comparison involving Nazis or Hitler, almost surely approaches 1". Cette loi fut énoncée par l'avocat américain Mike Godwin en 1990 pour décrire la dérive des discussions sur le Web, discussions qui finissent souvent, à bout d'arguments, par se référer au nazisme et aux camps d'extermination. Franchir le point Godwin témoigne d'un manque d'arguments.
Selon l'auteur, la responsabilité de l'apparition de ce "gadget théorique" et "rhétorique" qu'est le point Godwin revient au Web : "L'immédiateté du Web a attisé la propension des individus à manifester leur liberté par le verbe. La toile a fourni un accélérant à nos transmissions d'informations". Notons que le Web est aussi ce qui permet de repérer et d'objectiver des phénomènes comme celui du point Godwin, et de les dénoncer. L'effet multiplicateur des réseaux facilite et accélère la propagation et le partage mais aussi le comptage. "

L'enjeu du Point Godwin, déclare François de Smet, est la distinction du bien et du mal. "La référence perpétuelle aux années de guerre témoigne d'une nostalgie pour un univers manichéen délimitant, sans doute ni nuance, le bien et le mal, offrant une boussole sans faille n'indiquant pas où se trouve le bien, mais dénonçant sans aucun ambiguïté où se situe le mal". Pour l'auteur, le Point Godwin exprime "un refoulement singulier : celui de l'esprit de meute".
Pour ses analyses, François de Smet puise son outillage conceptuel dans l'œuvre de Freud, de Hannah Arendt sur le totalitarisme, dans les roman d'Albert Cohen et de Primo Levi, dans le travail d'Annette Wieviorka (L'ère du témoin), d'Albert Camus (L'homme révolté), de Leo Strauss, notamment.

Ce livre constitue une réflexion continue sur la langue et ses usages sociaux ; l'auteur revendique la légitimité d'un "questionnement sur les bornes langagières de la démocratie, par le biais de la loi et du politiquement correct" ("tabous rhétoriques") ; à la liberté d'expression, correspond une "inattendue oppression". Oppression qui protège de la meute dont les réseaux sociaux peuvent devenir la forme moderne :"le web incarne la planétarisation du café du commerce".
A cause de la langue, les médias tiennent une grande place dans les analyses de l'auteur ; ils sont à la fois cause et symptômes, menaces pour la liberté, même. "Les citoyens, la presse, les médias sont à l'affût de toute publication ou prise de parole pouvant être interprétés comme stigmatisant, choquante, insultante". Le risque que les médias numériques font peser sur la vie privée est au cœur du débat : "le risque oppressant de basculer dans une société où chacun devient le policier de chacun est sur nos talons".
Notre société tend-elle à un nouveau type de totalitarisme qui développe avec ses médias une police de la langue et de la discussion (politesse) ? "Tout est fait pour nous aider à ne sélectionner que ce qui conforte notre point de vue et nous permet de mettre en cause les intentions de nos prochains."
L'ouvrage s'achève par un procès impitoyable de l'indignation qui fut à la mode en 2010 (Stéphane Hessel, Indignez-vous) : "L'indigné, ou l'héroïsme sans peine".

L'ouvrage de François de Smet est iconoclaste ; il est brillamment écrit, parfois cinglant. Parfois, il fait penser à Guy Debord. Il fait voir les médias autrement, sans langue de bois, enfin. Voici un ouvrage rafraîchissant et qui oblige à penser, lentement, à relire, et notamment à s'interroger sur la manière dont nous pensons, ou croyons penser. Les médias et le Web sont les premiers suspects et témoins convoqués par ce procès, ce qui ne manque pas de faire penser aux travaux de Jean-Pierre Faye ou de Victor Klemperer. Mais je viens sans aucun doute de franchir le Point Godwin...

dimanche 27 mai 2012

Auschwitz-Birkenau, lieu de mémoire ?

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Georges Didi-Huberman, Ecorces, Paris, 2012, Editions de Minuit, 74 p.

Les camps de concentration (Konzentrationslager) et d'extermination (Vernichtungslager) sont devenus lieux de mémoire. On les visite. Le tourisme s'en empare. Musées aussi, lieux de culture.
Birkenhau, a été décrété lieu central de l'extermination par l'administration nazie. Georges Didi-Huberman est allé à Birkenau (dit aussi Auschwitz II), lieu dont le nom évoque les bouleaux (die Birken), arbres légendaires de l'Est de l'Europe, arbres chers aux romantiques et aux amoureux. Parcourant ce lieu, appareil photo à la main, Georges Didi-Huberman dit ce qu'il y ressent, ce qu'il pense. Des membres de sa famille sont morts à Birkenau.

Le camp est aménagé pour les visiteurs, tourniquet, fléchage, sémiologie courante du tourisme. Baraquements transformés en stands commerciaux ou nationaux : "sensation pénible", note l'auteur. Le livre est parcouru par une lancinante question : comment faut-il se souvenir ? Comment éduquer ? Que disent, qu'enseignent aujourd'hui ces lieux. Quel acte de communication, d'inculcation représente une visite (il y a beaucoup de visites scolaires) ?
Que disent les photographies prises par l'auteur, que peuvent-des images montrer de l'inimaginable ? Que disent les photographies d'illustration pédagogique, insérées dans des documents et exposées sur des stèles, qui participent à ce lieu de mémoire ? "Faut-il donc simplifier pour transmettre ? Faut-il enjoliver pour éduquer ?" (p. 47). Questions que doit se poser l'institution éducative avec les historiens (les manuels scolaires sont des médias, redoutables) mais aussi les conservateurs de ces musées.
Georges Didi-Huberman analyse son malaise. Le lecteur n'est pas à l'aise non plus. Inconfort salutaire.

Penser après Auschwitz. Bien sûr. Mais on ne peut pas penser sans Auschwitz à l'horizon (cf. Adorno). Il faut penser Auschwitz. Comment ? Des directions ont été données. Il faut, notamment, "penser" la corruption de la langue allemande par le nazisme quotidien que des écrivains germanophones comme Celan, Améry, Klemperer ou Jelinek ont prise pour cible (cf. Lapsus télévisuel et corruption de la langue). Il faut "penser" l'organisation scientifique de l'extermination, sa logistique : la "participation" des "esclaves" aux entreprises industrielles (Krupp, IG Farben, BMW, Volkswagen, etc.). Il faut "penser" l'ordinaire collaboration ("travailler avec") sur laquelle cette extermination et cet esclavage ont pu compter, sans laquelle elle n'aurait pu avoir lieu. Défi lancé à l'éducation et aux médias. Défi relevé par l'oeuvre de Primo Levi (cf. notamment, Le Devoir de mémoire, Editions Mille et Une Nuits, 1995 ;  Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschiwtz, Gallimard, 1989).

Imre Kertész, prix Nobel de littérature, survivant d'Auschwitz, met ce défi au coeur des discours et essais réunis dans L'Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009, 277 p. ; en allemand, Die exilierte Sprache). Kertész évoque "L'angoisse de l'oubli" (p. 80) que partagent depuis toujours les survivants, ajoutant, plus loin (p. 153) que "la délivrance passe par la mémoire". Quel rôle peuvent jouer les médias dans cette mémoire ? Kertész l'évoque à propos du cinéma : il n'aime pas le film de Spielberg ("La liste de Schindler") mais salue celui de Benigni ("La vie est belle").
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