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vendredi 14 février 2020

Vive l'indifférence aux différences


Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, 2019, Gallimard, 125 p., 14,5 €

C'est un petit livre, écrit par un universitaire français, normalien, qui fait carrière depuis 2005 aux Etats-Unis : il est Professeur à l'université de Cornell (New York) dans le département de littérature comparée. Il n'y va pas par quatre chemins : "La politique d'identité conforte l'avènement d'un despotisme démocratisé, où le pouvoir autoritaire n'est plus entre les seules mains du tyran, du parti ou de l'Etat, mais à la portée d'individus manufacturés que traversent des types de désirs totalitaires". Ainsi naissent et s'épanouissent les dictatures moralisatrices.

Le livre multiplie les exemples de cette dictature en voie de mondialisation. L'auteur y défend ardemment "les principes de moindre censure et de moindre contrôle". Et de réclamer le dialogue, qu'il prend soin de bien distinguer de tous les pseudos genres littéraires que sont les conversations, palabres, débats, interviews, entretiens et autres questions / réponses... Ce dialogue seul, et il renvoie à l'expérience grecque du théâtre, de la philosophie et de la politique, peut permettre de vivre "hors des remparts". Laurent Dubreuil termine et conclut son pamphlet en en appelant au secours des arts.

Des "despotismes" (chapitre 1) aux "censures" diverses (chapitre 4), on suit les raisonnements de l'auteur qui dresse une sorte de liste des occasions de se tromper, et elles sont nombreuses : on en vient à penser aux "sensitivity readers" qui visent à expurger des manuscrits tout contenu capable de heurter le point de vue de lecteurs issus de minorités - mais, en est-il d'autres ? Chacun n'appartient-il pas à de multiples minorités ? Faut-il s'inventer des identités de toutes sortes : d'hétérosexuel et blanc, d'asthmatique, de démocrate ou républicain, de lecteur de livres, et d'autres ?
Le livre n'est pas d'accès aisé aussi peut-on écouter l'interview très clair que donne Perrine Simon-Nahum de Laurent Dubreuil sur la radio RCJ ; il y reconnaît l'urgence qui l'a conduit à entreprendre cet ouvrage, dont le glissement progressif mais indéniable, vers la France, des idées que l'on observe depuis des années aux Etats-Unis. En effet, aujourd'hui, grâce à Internet, ce qui se passe aux Etats-Unis touche tout le monde et notamment l'Europe, où cela est reçu sans précaution. On peut aussi commencer par l'interview, plus simple, de Laurent Dubreuil par TV5Monde.


mardi 19 mai 2015

S'engager à se désengager


David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Edition Métailié, Paris, 2015, 207p. Bibliogr.

"Nos existences parfois nous pèsent" : ainsi commence l'ouvrage de David Le Breton. Cette affirmation liminaire est le pendant du postulat existentialiste : "l'homme est condamné à être libre" (Jean-Paul Sartre). Cette injonction pèse, et nos contemporains, ivres de "divertissement", aimeraient parfois relâcher la pression qu'ils subissent dans tous les moments de leur vie personnelle et professionnelle. D'autant que cette pression sociale est désormais aggravée par les médias nouveaux et les réseaux sociaux, omniprésents et instantanés, mobiles et portables.
David Le Breton décrit une réaction de plus en plus fréquente à cet enfer, "disparaître de soi" : "j'appellerai blancheur cet état d'absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté d'être soi". Comportement de résistance à une organisation sociale qui sécrète précarité, angoisse et stress.

L'auteur, professeur de sociologie à l'université de Strasbourg traite du désengagement, de l'indifférence, du "retrait du lien social" sous toutes ses formes. Beaucoup de ses exemples proviennent de la littérature : Emily Dickinson, Fernando Pessoa, Georges Perec, Robert Walser, Herman Melville (Bartleby), Samuel Beckett, Georges Simenon, Paul Auster... tous ont évoqué cette logique de désengagement social. L'auteur aurait pu évoquer, pourquoi pas, la vie du mathématicien Alexandre Grothendiek. Loin de la littérature, les formes banales de la "disparition de soi" sont multiples : le sommeil, la fatigue (burn out), la dépression... L'auteur évoque aussi la "souffrance au travail" (citant Christophe Dejours), "l'usure mentale" dans les entreprises où les employés peuvent être considérés comme variables d'ajustement. Un chapitre entier est consacré à l'adolescence et aux contraintes de l'identité, un autre à la maladie d'Alzheimer où les vies se défont. Quel diagnostic commun pourrait les réunir ? Quelle aliénation ?

Pourquoi "Disparaître de soi" devient "une tentation contemporaine" ? Qui succombre, qui résiste ?Si l'ouvrage recense de nombreuses formes courantes, discrètes, de résistances aux diverses formes de contrainte sociale, il met aussi l'accent sur les formes pathologiques, extrêmes.
L'angle choisi par l'auteur pour regarder la société est original, situé à l'intersection du sociologique et du psychologique ; ce point de vue, cet angle pourraient s'avérer particulièrement fécond pour analyser l'évolution issue des nouveaux médias et de leurs exigences sociales dont témoigne, par exemple, le droit au déréférencement, droit à l'oubli contre l'atteinte à la vie privée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux.
S'évader de soi, s'évader des personnages qui fabriquent pour chacun une identité carcan (personnalisation à partir de nos données) ? Le dernier épisode de Mad Men qui montre Don Draper, dépressif, "disparaître de soi", se défaire de ses personnages, un à un, et des contraintes accumulées tout au long des épisodes de sa vie. Comment "glisser entre les mailles du tissu social" et de ses exigences, de son économie ? Tout au long de l'ouvrage de  David Le Breton, chemine une interrogation sur l'identité et sur la personnalité, thèmes lancinants des médias sociaux (personnalisation, recommandation). A lire cet ouvrage, le besoin urgent se fait jour d'une socianalyse des médias sociaux et de leur impact sur la vie quotidienne.

N.B. Sur un thème voisin, voir l'ouvrage de Byung-Chul Han, Müdigkeitsgsellschaft, Matthes & Seitz, Berlin, 2010, 70 p. (traduction française : La société de la fatigue, Circé).

mercredi 3 février 2010

Je ne crois pas à la langue

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Ouvrage de Herta Müller : "Ich glaube nicht an die Sprache" (die Sprache = la langue / le langage), Herta Müller im Gespräch mit Renata Schmidtkunz. Un livre et un enregistrement audio produits ensemble par la radio publique autrichienne (ORF 1), un peu avant l'attribution du prix Nobel de littérature (éditeur : Wieser Verlag) à l'auteur. Le texte est publié accompagné de l'enregistrement sonore dans une collection ambitieuse, au titre stimulant : "Gehört - Gelesen" (entendu / lu), partant du postulat que lire et écouter ne donnent pas la même expérience médiatique, que l'une éclaire l'autre, la précise, que la pensée ne vient pas aux mots de la même manière, voir n'est pas entendre.
Le texte n'est d'ailleurs pas exactement la retranscription de l'entretien ("im Gespräch"), entretien qui a sans doute été préparé à l'aide de notes écrites pour régler l'improvisation orale. On voit ici se jouer la dialectique de l'oral et de l'écrit. Le document se consomme comme l'on veut, sur un baladeur ou sur papier (livre), mais, le texte n'étant pas numérisé, il ne peut (encore) être lu sur un ordinateur ou un eBook.
Même limitée, cette plateforme multiple peut donner lieu à des consommations croisées innovantes et personnelles.

De quoi parle Herta Müller ? Elle parle de sa vie en Roumanie. Née en 1953, elle appartient à une minorité germanophone dont les aînés ont été déportés par les Soviétiques, en Ukraine, dans des camps de travail. La Roumanie, et pas seulement sa minorité germanophone, a été nazie.
Cette situation personnelle, compliquée, inhabituelle, inconfortable, s'avère éclairante, décapante : elle balaie les pseudo évidences tournant autour de la patrie, de la langue, du peuple comme facteurs d'identité. Dans cette Europe centrale qui a collaboré à deux dictatures successives, nazie puis soviétique, dans laquelle une grande partie de la population s'est compromise successivement avec la police des occupants, a laissé déporter, assassiner, y a contribué, il devient lumineux que ces notions obscures ne fondent rien du tout. On le verrait à partir d'autres situations historiques, coloniales par exemple. Sur quoi fonder alors une identité ? Avons-nous besoin d'identité ?
Ces questions hantent la pensée contemporaine, de Paul Celan à Elfriede Jelinek, de Imre Kertész à Herta Müller. Tous ont écrit sur la langue, sur la patrie, sur le quotidien, les petites choses, les détails qui (s')enchaînent (Kleinigkeiten), qui forment un cadre de vie, un chez-soi, les mots qui habituent, rassurent et asservissent. Ces questions se trouvent au coeur de la philosophie de Hannah Arendt, d'Emmanuel Lévinas qui tentent de fonder une morale sur la rencontre directe, im-média-te des visages, des regards (Lévinas), sur l'amitié éprouvée (Arendt) : aux larges appartenances, aux pluriels (classes, sérialisations, groupes, patrie, langue, pays,etc.), à leurs grandiloquentes manifestations, ils substituent les relations face à face, personne à personne, des "universels singuliers".

Sommes-nous loin des médias ? Pas si loin... 
Car pourtant, il existe un "désir de société" (sur ce thème, Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, cf. infra). Les "communautés" réunies à l'aide des outils numériques peuvent-elles réaliser ce désir ? Twitter où il fait bon "suivre" et se faire suivre, Facebook où il ne faut pas perdre la face, où les amis sont de toutes sortes, amis "que vent emporte", qui se repassent et s'échangent, LinkedIn où un capital social s'accumule, à faire fructifier sur le marché de l'emploi,, etc. Aujourd'hui, chacun peut compter et exhiber ses amis comme à Rome les "patrons" comptaient et exhibaient leurs "clients" (patronus / cliens). Quelle identité nous fabriquons-nous avec les outils numériques ?
Quels mots pour construire cette identité ? Les mots sont devenus une matière première au pouvoir considérable, mots que l'on vole comme on a volé le travail à l'esclave, au colonisé, etc. Savons-nous ce que nous faisons ? 
L'enthousiasme technophile aveugle, l'innovation fascinent ; il faut, par provision, désenchanter cette situation et comprendre les identités numériques dans le cadre des interrogations - radicales - des poètes et des philosophes. Ne pas s'en tenir aux discours d'accompagnement intéressés des porte-parole des entreprises technologiques.

Références
Imre Kertész, L'holocauste comme culture, notamment la conférence sur "La langue exilée" et celle intitulée "Patrie et pays", éditions Acte Sud, 2009
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Editions Gallimard, 1960
Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L'espoir maintenant, Editions verdier, 1991

Sur la place et le statut de la langue maternelle, signalons un ouvrage d'entretiens avec des germanophones émigrés en Israël ("Jeckes") :
Salean A. Maiwald, Aber die Sprache bleibt. Begegnungen mit deutschstämmigen Juden in Israel, Berlin Karin Kramer Verlag, 2009, 200 p., Index