mercredi 28 octobre 2020

Lire et relire Pascal en vacances

 Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Paris, Equateurs / France Inter, 2020, bibliogr., 232 p.

Pascal fut un savant, d'abord. Et toujours. Il fréquenta jeune enfant les séances de l'Académie de Mersenne ; il y rencontrera les savants de son temps, Roberval, Descartes et Gassendi. On lui doit une machine arithmétique (machine à calculer). Il rédigea un Traité des coniques dès l'âge de seize ans. Il défie les savants européens avec les problèmes de la cycloïde. Il s'occupe des probabilités dans son traité sur La Machine arithmétique. Homme d'affaires, il réfléchit à l'assèchement du marais poitevin et lance une entreprise de transports publics à Paris, les "carrosses à cinq sols", entreprise qui réussira... Il y aura aussi la correspondance avec Fermat "sur la règle des partis", les "Expériences nouvelles touchant le vide", les "Traités de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l'air" : Pascal scientifique d'abord, mathématicien et physicien, donc. Ensuite, il y eut le métaphysicien, et c'est de ce second Pascal que nous entretient Antoine Compagnon, qui, lui-même, avant d'enseigner les lettres au Collège de France, fut élève de l'école Polytechnique.

Le livre d'Antoine Compagnon est parfaitement conduit ; il est habilement conçu pour être lu en vacances d'été. Quatre ou cinq pages par thème et quarante et un thèmes, que l'on peut lire dans le désordre, ouvrir au hasard. Ici, Pascal débat avec Montaigne et nous avons tous gardé dans un coin de notre mémoire des phrases de Pascal : les deux infinis, le roseau pensant, le nez de Cléopâtre, l'uretère de Cromwell, "Qui veut faire l'ange fait la bête", "Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point", "le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie", "La vraie éloquence se moque de l'éloquence", esprit de géométrie et esprit de finesse... Nous avons en notre esprit un catalogue de Pascal et il est agréable ici de le retrouver et de l'alourdir, sérieusement, d'en retrouver les thèmes mis en perspective.

Antoine Compagnon reprend pour titres des quarante et un chapitres de son livre des phrases clefs, des expressions des Pensées et, en quatre ou cinq pages, les commente chacune et en tire l'essentiel. Qu'il s'agisse de la tyrannie ou de la casuistique par trop laxiste, ou des marxistes (mais que vient faire Althusser ici ?), de la violence et de la vérité ("La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique"), il sait retenir l'essentiel, pour lui. A Christine de Suède, Pascal écrira avoir "une vénération toute particulière pour ceux qui se sont élevés au suprême degré ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains". Christine qui prétendait aux deux puissances a certainement apprécié... ce Pascal si souverainement modeste qui s'adresse à elle.

Pascal défend aussi le divertissement ("Sans divertissement il n'y a point de joie. Avec le divertissement il n'y a point de tristesse"). Et de conclure, comme l'auteur de ce petit livre rafraichissant : "Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux". Pascal place ses balles habilement et Antoine Compagnon apprécie les coups du champion. 

Voici un livre à lire en vacances, ou en week-ends, à petites doses, pour se reposer du quotidien, et penser tranquillement, finalement.


lundi 26 octobre 2020

Jean-Paul Sartre, quand il se désengageait

 François Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, 207 p.


Encore un ouvrage sur Sartre, certes mais l'idée principale en est que Jean-Paul Sartre qui s'est tant confié, expliqué, raconté, a quand même oublié de dire beaucoup de choses sur lui-même, sur sa vie. Oublié ? Pas si sûr ! Le "réenroulement rétrospectif" de la vie de Sartre omet des moments importants et sa psychanalyse existentielle est pleine de trous. Normal pour chacun(e) d'entre nous puisque nous ne visons pas la transparence totale, mais pour Jean-Paul Sartre, qui y prétendait, nous sommes tentés d'y percevoir des oublis révélateurs. 
Pour comprendre Sartre, François Noudelmann a privilégié plusieurs points de vue : on y voit un sympathisant communiste qui se rend en URSS, puis à Cuba, puis en Chine ; il regarde quelque peu ébahi les grands défilés militaires, et retourne en URSS encore, même après la Hongrie. Mais c'est qu'il y a, en URSS, une traductrice dont il est très amoureux. Voilà Sartre, qui raconte n'importe quoi pour les beaux yeux de son amoureuse : on pourrait penser à Louis Aragon, son rival politique d'alors, qui visite aussi l'Union soviétique.

Pour écrire, Sartre se drogue. Pour écrire la Critique de la raison dialectique, mais aussi pour d'autres écrits politiques, mineurs, conjoncturels. Il souffre d'écrire sans plaisir... 
Vladimir Jankélévitch voyait dans la culpabilité de Sartre le prix qu'il payait pour sa bien faible résistance au nazisme pendant la guerre. "L'homme a voulu coller à son époque, par culpabilité d'avoir été trop léger", conclut François Noudelmann qui ajoute, quelque peu espiègle : "S'appliquant la théorie hégeliano-marxiste de l'Histoire, il a, par volontarisme moral, cherché à incarner son temps et à lui imprimer une courbure. Cependant, à côté de la ligne officielle, il a souvent pris des tangentes". Car Sartre, c'est aussi, les tangentes ; par exemple, le dégoût de la politique : "Vivement la littérature dégagée !", s'exclame-t-il en 1952. Les tangentes, ce sont aussi de nombreuses femmes, à côté de Simone de Beauvoir, l'officielle, qui règne, en apparence : à côté, il y a eu Michelle Vian, et Lena Zonina, sa traductrice russe, et d'autres, mais surtout Arlette Elkaïm-Sartre, sa fille adoptive.
François Noudelmann est convaincu que le vrai Sartre n'existe pas : il y a le Sartre politique, que l'on connaît bien, et l'autre Sartre, plutôt touriste que l'on ne soupçonne guère. A la fin de ses études, Jean-Paul Sartre aurait voulu enseigner à Kyoto, au Japon, mais cela n'a pas marché. Il a aimé son voyage aux Etats-Unis, et les reportages qu'il y fit, après guerre. Il a aimé l'Italie, beaucoup : avec Arlette Elkaïm-Sartre, sa fille adoptive, juive algérienne, ils y tournent des films en Super 8 sur leurs voyages. "Fabrique de nostalgie" ? Mais on ne connaît guère ce Sartre là. Et c'est l'intérêt de ce livre que de le faire imaginer et de nous rappeler que l'on ne connaît de Sartre que ce qu'il a bien voulu rendre public.
L'auteur entraîne ses lecteurs du côté de "l'affinité" (élective ?) qui associe Jean-Paul Sartre et Arlette Elkaïm ; celle-ci, qui l'adoptera aussi, comme il l'adopta, intervient dans de nombreuses activités de Sartre dont, par exemple, le "Scénario Freud" (avec John Huston) ou dans le Tribunal Russel. Mais ce n'est pas là l'essentiel.
Le livre s'achève par la relation régulière de Jean-Paul Sartre et de sa fille à la musique classique, au jazz ("musique de l'avenir") et à la chanson. Une centaine d'heures d'enregistrement ; souvent il accompagne et elle chante.

Cet ouvrage est donc un ensemble de réflexions sur la biographie : on ne connaît pas Jean-Paul Sartre. Un Sartre qui joue à être Sartre, multipliant les moi, multiples, divisés ou flottants. Ce n'est donc pas seulement un "tout autre Sartre", sûrement pas, mais un portrait plus nuancé que nous propose François Noudelmann et qui vise "à sauver Sartre du sartrisme", à montrer un Sartre inactuel... et plus sympathique que le compagnon de route des communistes de la fin du XXème siècle.


dimanche 18 octobre 2020

Sur l'épistémologie des mathématiques

 

Hourya Benis Sinaceur, Jean Cavaillès. Philosophie mathématique, VRIN, 2ème édition revue et augmentée, 2019, 192 p. , Bibliogr.

La philosophe marocaine Hourya Benis Sinaceur a amélioré l'édition de l'ouvrage qu'elle a consacré à Jean Cavaillès. Jean Cavaillès était un philosophe français, normalien, épistémologue ; résistant sérieux, il fut condamné et assassiné par les nazis en 1944.

La première édition datait de 1994 (aux P.U.F.) ; cette nouvelle édition y a surtout gagné quelques références bibliographiques. Ce livre examine trois questions : tout d'abord, qu'est ce que l'histoire d'une science déductive, question "sur la formation de la théorie abstraite des ensembles". Ensuite, deuxième question, celle qui concerne les pouvoirs de la méthode axiomatique. Enfin, qu'est-ce qu'une théorie de la science ?

Hourya Benis Sinaceur, normalienne et spécialiste de l'épistémologie des mathématiques, pose ces questions, clairement, et  suit les efforts de Jean Cavaillès pour y répondre. C'est par référence à son directeur de thèse, Léon Brunschvicg, dont il admire Les étapes de la philosophie mathématique et qui dirigera également la thèse de Raymond Aron, que Jean Cavaillès choisit l'histoire comme méthode d'investigation. Dans l'axiomatisation de la théorie des ensembles, il s'agit pour Jean Cavaillès de décrire d'abord le développement et le fonctionnement de la pensée mathématique pour, dans ces développements, repérer le "mécanisme de ses créations". Décrire pour expliquer. Double quête, déclare Hourya Benis Sinaceur : "l'histoire et la raison de l'histoire, le devenir et la nécessité de son avènement".

"Je ne cherche pas à définir les Mathématiques mais, au moyen des Mathématiques, à savoir ce que cela veut dire que connaître, penser ; c'est au fond, très modestement repris, le problème que se posait Kant. La connaissance mathématique est centrale pour savoir ce qu'est la connaissance". Voilà l'enjeu d'une philosophie des mathématiques pour Jean Cavaillès. Et c'est ce travail à l'oeuvre que veut montrer le livre de Hourya Benis Sinaceur. Et le livre n'est pas facile, nous met en garde son auteur, qui cite Gaston Bachelard en introduction : "Pour le lire Cavaillès, il faut travailler"


lundi 12 octobre 2020

La mémoire retrouvée des camps de la mort

Yishaï Sarid, Le monstre de la mémoire, roman traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz, Actes Sud,  2020, 158 p., 18,5 €

Il s'agit d'un roman. Peut-être. En tout cas, l'éditeur le déclare. Un roman historique puisque le héros, un israélien, guide les visiteurs, d'abord des lycéens et lycéennes, dans les camps de concentration allemands en Pologne : Chelmno, Treblinka, Auschwitz, Birkenau, Sobibor, Belzec, Majdanek...

Cet ouvrage est en fait une très longue lettre au président de Yad Vashem, "le représentant officiel de la mémoire" (Yad Vashem est le lieu du souvenir des victimes juives du nazisme). L'auteur lui raconte ce qui l'a conduit à son métier de guide dans les camps d'extermination nazis et comment il a fait son métier. 

D'abord, il apprend l'allemand puis rédige sa thèse de doctorat qui compare "les méthodes d'extermination mises en oeuvre dans les camps de la mort allemands". On le suit donc dans ses visites, et l'on apprend les moindre détails. Les lycéens se drapent du drapeau d'Israël, kippas sur la tête et chantent l'hymne israëlien, Ha Tikva ("L'espérance"). Mais aussi le curieux sentiment qui s'empare des auditeurs : "Et un dernier point qui s'est lentement imposé à moi au fil des années : l'admiration secrète qu'éveille le meurtre perpétré avec une telle détermination, avec un brio conjugué à l'audace exigée pour mener à bien cet acte - si précisément défini - de cruauté ultime après quoi il n'y a que le silence". 

La thèse pour le doctorat sera soutenue et publiée avec des illustrations photographiques. L'auteur mentionne des faits, à l'occasion ; ainsi rappelle-t-il les faibles effectifs qui constituaient l'encadrement de chaque camp (30 Allemands à Treblinka plus 150 Ukrainiens et 600 Juifs). Le héros, modestement rémunéré, participe aussi à la mise en scène d'un jeu vidéo sur Auschwitz, comme conseiller ; il accompagne des officiels aussi, des militaires, des diplomates, un cinéaste... La vie passe, son fils grandit...

L'ouvrage raconte ainsi, dans les détails, l'histoire des camps d'extermination, et la vie de guide régulier dans les camps... Mais la vie du narrateur est rongée par ces faits historiques qu'il a appris et récites si précisément aux visiteurs...

L'ouvrage, le roman, est excellent, bien écrit (très bien traduit donc). Beau travail d'historien aussi. L'auteur rend présentes la vie et la mort dans les camps, sobrement. Et les réactions d'un israélien à cette histoire.

mardi 6 octobre 2020

Le chat

 Jaromir Malek, Le Chat dans l'Egypte ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 221 p., Bibliogr., Index, 17 €

Tout d'abord, il s'agit d'un très beau livre. Avec d'excellentes reproductions, bien relié, avec un papier agréable et fort.

Mais il s'agit surtout d'un ouvrage de culture très précis, l'ouvrage d'un spécialiste. L'auteur, Jaromir Malek, est égyptologue au Griffith Institute de l'Université d'Oxford. 

La première partie de l'ouvrage évoque les différents animaux peuplant l'Egypte ancienne : l'hippopotame (le cheval du fleuve, en grec, que les Allemands appellent le cheval du Nil, "Nilpferd"), les oiseaux divers, la genette et l'ichneumon, des oies, des canards et des grues, l'âne, les chiens de garde, les babouins et les singes, et bien d'autres. Le chat était l'un de ces animaux, mais lui était à la fois libre et domestique, il vivait dans la maison. Sa liberté était la garantie du service rendu ; il faisait la police et chassait rats et souris dans les réserves de blé et autres céréales.

La domestication des chats commence en Egypte près de 4000 ans avant notre ère ; elle est complète 2000 ans avant cette ère et ils sont alors élevés dans les chatteries des temples. Et l'on trouve souvent les chats sous les chaises des femmes : ils sont partout chez eux mais libres. Hérodote, l'historien grec, écrira que si une habitation était incendiée, les Egyptiens s'inquiétaient du sort des chats de la maison (tandis que Clément d'Alexandrie, écrivain chrétien, critiquera les temples égyptiens qui accueillaient les animaux). Les animaux étaient des manifestations divines et comme tels étaient représentés dans les tombes, ils avaient donc une fonction apotropaïque, qui conjurait les mauvais sort. 

Et le livre met en valeur les aventures des chats dans la vie et dans la religion égyptiennes. Tout est précisément illustré, référencé, bien expliqué. L'ouvrage est donc plus qu'un livre d'art.