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mardi 16 août 2016

Inventaire publicitaire en images


François Bertin, Claude Weill, PUB. Affiches, cartons et objets, Editions Ouest-France, 2015, 384 p. 19,9 €.

Ouvrage de collectionneur plutôt que d'historien, ce gros volume donne à voir "de" la publicité, beaucoup d'images de publicité. Toutes sortes de publicités, des affiches et des objets conçus pour les points de vente (PLV) : plaques émaillées, calendriers (dont vide-poches), statuettes, panneaux décoratifs, cartons découpés, présentoirs, tôles imprimées, buvards, calendriers, thermomètres, automates pour les comptoirs, les vitrines... Tout ce sur quoi tente aujourd'hui de mordre le DOOH.

Le livre compte plusieurs centaines de reproductions montrant de la publicité. De la publicité pour des produits de grande consommation, principalement. Epicerie d'abord : chocolat, petits beurre, biscuits, moutarde, confiture, sucre, tripes, pâtés, Végétaline, confiserie (Pierrot Gourmand), levure, pâtes (Lustucru), fromages (Petits Gervais, La Vache qui rit, "l'amie des enfants"). Produits de soins, pour l'auto-médication : contre l'arthrite, le rhume, les migraines et névralgies, la douleur dentaire, les vers, la toux, le point de côté, les rhumatismes. Produits d'hygiène, de beauté et maquillage : brillantine, teinture pour cheveux blancs, savons, dentifrice, shampooing, crèmes à bronzer, parfums ("BourJois avec un J come Joie"). Boissons : sodas, jus de fruits, bières, chicorée, apéritifs, quinquina, liqueurs. Cigarettes et papiers à cigarettes, cigares. Produits pour l'agriculture et le jardinage : potasse d'Alsace, charrues à pièces mobiles, bottes, engrais, présure. Produits d'entretien : cirage, lessive, savon, teinture, encaustique, amidon. Les vêtements et accessoires, sous-vêtements, pantoufles, tabliers, bas, gants, parapluies. Aujourd'hui, ce quotidien est pour nous exotique.

Notons encore la publicité pour des médias : Le petit journalL'Humanité. Journal des Travailleurs, La Dépêche (Paris, Toulouse : "le plus grand journal de province"), le gramophone pour "la voix de son maître".

Au total, ce livre décrit la vie quotidienne en France avec les marques, il traduit l'évolution récente (moins d'un siècle) de l'entreprise familiale et des techniques du travail domestique, que la division du travail affecte aux femmes (ménagères).
Parfois percent des éléments de luxe chez des consommateurs modestes, économes, qui, tout autant que les riches, veulent se distinguer et paraître (mais on est loin d'une consommation strictement ostentatoire à la Veblen). Une marque de biscuits offre des reproductions de tableaux (biscuits Olibet / tableau de G. Seignac). Le calendrier se veut un élément de la décoration domestique...
Un salon des arts ménagers s'est tenu chaque année à Paris, de 1923 (on parle alors de Salon des appareils ménagers) à 1983. Ce livre dit en images une histoire de la civilisation domestique, de sa première modernisation : l'éclairage au gaz (1914), le poêle à bois à feu continu, le pétrole Electricine pour les lampes, les insecticides, l'aspirateur, le compteur d'eau contre la gaspillage, le balai O-Cedar, la yaourtière (1952), la "machine à lessiver", les assurances "sur la vie", le Corector ("on efface comme on écrit") et la pointe-bille, le rasoir électrique. L'ouvrage témoigne également de l'arrivée de l'automobile, du tourisme, des deux roues.
La publicité est facteur de changement, elle accompagne le changement, l'explique, le diffuse, le justifie. Attendons la aujourd'hui au détour de la domotique (smart home) et l'Internet des objets domestiques : éclairage, détecteurs, énergie, serrures, aspirateurs... Ecrans, interactivité ?

Riche inventaire donc. Belles reproductions, une reliure qui permet un feuilletage confortable. Il n'y manque que des index (des marques, des produits) et parfois la date.
De ce bric à brac d'images, souvent touchant, délibérément sans classement ni organisation, émerge une réflexion tacite sur la place de la publicité entre modes d'emploi et modes de vie, sur l'avenir des illusions du progrès.
Les images publicitaires se révèlent une inépuisable source d'observation des changements techniques et sociaux. On y perçoit aussi des changements langagiers, des créations lexicales ("barannisez vos chaussures") et inversement des mots devenus rares (obsolescence lexicale) comme le mot "busc", qui désignait les baleine de corsets. On peut y observer des changements affectant les techniques du corps, les manières de se tenir (hexis corporelle, Marcel Mauss), la consommation des ménages, la hiérarchie sociale des produits, plus ou moins classants.

Les sciences du social n'ont pas encore, il s'en faut, tiré tout le profit possible des images et produits publicitaires. Cet ouvrage indique ce que pourrait être une science de la publicité étudiant "la vie des signes [publicitaires] au sein de la vie sociale" (une sémiologie donc, cf. F. Saussure).

lundi 2 février 2015

Littérature et médias : anthropologie des couleurs


Frédérique Toudoire-Surlapierre, Colorado, Paris, Les Editions de Minuit, 2015, 175 pages

La couleur est partout et l'on n'y prête guère attention. Quel est son statut, et celui de son absence aussi (noir et blanc, gris), dans la culture occidentale ? L'auteur qui est Professeur de littérature comparée, cherche et trouve des réponses à cette question inattendue en parcourant des œuvres littéraires et des œuvres cinématographiques, essentiellement.
Dans le cas des médias, c'est surtout le cinéma en technicolor qui fera voir au grand public le monde en couleur ; en revanche, il faudra attendre la fin du XXème siècle pour que la télévision puis la presse quotidienne passent à la couleur.

Le lecteur de Colorado sera surpris par l'omniprésence des mentions et développements sur la couleur dans tant d'œuvres littéraires, comme si la couleur nous était à la fois évidente et invisible. Souvent les œuvres sont bien connues et cette notoriété renforce la démonstration de l'auteur. Le montage qu'effectue l'auteur de ces nombreuses références est créatif, il confirme l'une des thèses majeures de l'auteur : l'impact de la couleur, souligne-t-elle, est sous-estimé.

La couleur dans la littérature s'illustre des textes d'Arthur Rimbaud ("Voyelles", bien sûr ; on pourrait évoquer aussi pour l'aspect média les "illustrés" des "poètes de sept ans"), de ceux de Marcel Proust ("le petit pan de mur jaune", témoin de la mort de Bergotte), de Mallarmé (la blancheur), de Nabokov, etc. L'auteur convoque aussi des discours de peintres (Kandinsky, Malevitch), de Roland Barthes  ("le degré zéro du coloriage"), de Gilles Deleuze, de Claude Lévi-Strauss aussi. Bien sûr, on n'échappe pas au débat canonique de Newton et Goethe sur la couleur.

A la suite de chapitres sur les manières de voir, puis les "manières d'y croire" (les couleurs dans la religion), l'auteur consacre des développements aux médias, au cinéma, surtout. Le dessin animé sonore en couleurs de Walt Disney (1937) sur un conte des frères Grimm, "Blanche Neige et les sept Nains", marque un tournant dans l'histoire des médias : "la culture européenne va basculer dans le camp hollywoodien".
Coloriage Zen, 9,9 €
La couleur s'empare du cinéma avec les westerns de John Ford ; le "désert rouge" d'Antonioni (1965) marque une réflexion. Plus emblématique encore, le film "Pleasantville" (1998) oppose la prévisibilité ennuyeuse, rituelle du noir et blanc télévisuel aux couleurs de la vie au cinéma. Médias et publicité exploitent systématiquement la symbolique et la sémiolgie des couleurs (les travaux de Roland Barthes, de Christian Metz, Georges Péninou, etc.).

L'ouvrage s'achève par un chapitre sur "les couleurs de l'Amérique". L'auteur mobilise la littérature américaine pour sa démonstration. "Le dernier des Mohicans" (Fennimore Cooper, 1826), puis les romans de William Faulkner. Le cinéma confirme et enrichit son propos avec "La prisonnière du désert" ("The Searchers"), de John Ford puis, du même auteur, "Cheyennes". L'Amérique rouge des Indiens (Peaux-Rouges) massacrés par la colonisation européenne serait "compensée" par l'Amérique noire de la Traite et de l'esclavage ? Cet esssai doit son titre intriguant aux eaux rouges du Rio Colorado.

Remarquable réflexion sur l'anthropologie des couleurs, originale, jamais ennuyeuse, jamais cuistre malgré l'abondance des référérences.

N.B. Cette réflexion sur les couleurs invite à considérer la vogue récente du coloriage aux crayons de couleur ou au feutre : depuis une année, de nombreux magazines et livres proposent des activité de coloriages pour adultes, coloriages à vocation thérapeutique, coloriages pour passer le temps, se détendre, lutter contre le stress (cf. supra). Ces coloriages relèvent-ils des loisirs créatifs tout comme la dentelle ou le tricot ?

Sur les couleurs, voir aussi, à propos du livre de Michel Pastoureau : Des goûts et des couleurs que l'on perçoit.


dimanche 20 janvier 2013

Notions surfaites ou branchées : de quoi parlons-nous ?

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Hans von Trotha, Das Lexikon der überschätzten Dinge, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt, 2012, 220 Seiten

Ce livre n'est qu'une liste de mots ; tous ces mots ont en commun, selon l'auteur, de désigner des notions, des objets, des marques, des pratiques qui sont surestimées, glorifiées, idéalisées (overrated), mises en avant sans raison, dont on exagère l'importance (du verbe "überschätzen"). Ce sont des mots à la mode dans l'Europe germanophone (entre autres). Ils constituent une partie du sol commun de la communication en allemand, des "petites mythologies" (Roland Barthes, 1957).
L'exagération est un travers peu perçu de notre style de communication, de notre conversation, de notre bavardage : volonté de briller avec le vocabulaire, de se faire voir, de revendiquer une appartenance, de convaincre aussi (enseigner, n'est-ce pas toujours exagérer).

Le numérique contribue largement à cette liste hétéroclite de mots (dont beaucoup viennent de l'anglais) : par exemple, les emoticons, les call center et le cloud computing, les algorithmes perçus comme la magie du XXIème siècle, etc. La créativité lexicale du virtuel s'exprime en images : chat room, cyber sex, digital natives, Wikipedia. Elle s'exprime aussi dans la multiplication des abréviations (exemple : LG pour Liebe Grüsse omniprésent dans les courriers) et des mots-valise (Kofferworte) sur le modèle de Dokudrama, Dokusoap, Bollywood, Denglish, etc. Surfaits : les émissions culinaires, les points bonus des statégies de fidélisation, les romans historiques, la communication d'Ikea, le vocabulaire de Facebook ("Gefällt mir", "Mag-ich", etc.). L'auteur ironise sur Powerpoint, qui standardise les raisonnements simplifiés en Bullet Points ; il ironise à propos de l'iPhone aussi, objet fétiche, article de mode, et son prix.

Chacune des contributions, d'une page en environ, est caustique et provoquante toujours, allusive souvent, drôle parfois. Mais l'effet principal - qui peut-être n'est pas recherché par l'auteur - naît de la liste, de la succession alphabétique, qui produit des juxtapositions et des collisions inattendues. Par delà cet effet de liste, il y a un effet global qui, progressivement, fait ressentir le ridicule de nos manières de parler, de nos exagérations satisfaites. Ce texte oblige le lecteur à prêter une attention renouvelée aux mots qu'il entend, à ceux qu'il prononce pour ne pas les laisser parler à sa place (séduction du signifiant), à ne pas se laisser aller aux clichés convenus et à leurs connotations non maîtrisées.
Ces textes sont plus ou moins intraduisibles dans une autre langue : car chaque langue a ses mots enflés de fierté et de puissance dont espère profiter celui qui les prononce (acte perlocutionnaire). Ces mots sont produits dans des contextes sociaux et culturels spécifiques, discours autorisés (électoraux par exemple), marketing et publicité (branding), émissions de télévision grand public, grande distribution, etc. La culture de masse depuis qu'elle numérise ses médias, cherche à donner aux clients l'illusion que chacun d'eux est traité comme une personne à part ("Signalisiert wird dem Kunden das Gefühl, etwas Besonderes zu sein", à propos de Ikea, p. 93).

L'auteur a lu et utilise Victor Klemperer et son LTI ; on pressent l'émergence inquiétante d'un langage totalitaire déjà à l'oeuvre derrière les usages qu'il épingle : exagération qui marche et enrôle. Passé le plaisir d'un humour omniprésent, la lecture nous met mal à l'aise, ridiculisant notre communication et son côté Bouvart et Pécuchet : eux aussi étaient avides de mots à la mode.
Cet ouvrage, qui jamais ne jargonne, illustre l'idée d'une sémiologie au sens où l'entend Saussure : "science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale". Sauf que l'on ne sait pas qui emploie ces mots, quelle est leur fréquence d'emploi, leur contexte d'emploi.


Version chinoise
Véronique Michel, La Chine branchée, Editions Sépia, Paris, 2012, 109 pages, biblio., 12 €

Véronique Michel illustre les évolutions de la société chinoise à partir des expressions nouvelles qu'elles installent dans la communication. Elle a repéré et décortiqué des expressions chinoises courantes, plus ou moins à la mode. Sans aucune prétention d'analyse, l'auteur réussit à épingler des jeux de mots révélateurs du changement social en cours. Les typologies que produisent à foison les études sont révélatrices : les tribus (族) ont des noms drôles : "insectes d'entreprise" (ceux qui restent au bureau faute de vie personnelle), les "zéro Pascal" (pas de stress), les "étudiants d'outre-mer" (tortues de mer), la tribu du pouce (les damnés du texto, 拇指族), etc. Cette créativité lexicale est favorisée par les jeux sur les prononciations du chinois (changements de tons). Le livre ne manque pas d'humour et plaira à ceux qui aiment le chinois.

dimanche 17 juin 2012

Le mentir vrai des photographies


L'œil du Troisième Reich
La photo n'a pas fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par son incorporation à la téléphonie, la photographie est désormais une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde la faveur des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir. Peut-on isoler, séparer le talent photographique des fonctions de la photographie ?

1. Walter Frentz, Das Auge des dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf, 2007, Berlin, 256 p.

Sentiment de malaise à l'ouverture de cet ouvrage collectif présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. On aurait préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le quotidien Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte. Idolâtrie !

L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Adolf Hitler, donc à l'un des principaux metteurs en image du pouvoir national-socialiste, l'un des orchestrateurs-arrangeurs de son acceptabilité.
Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil de Hitler". Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de concentration de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer leur réussite pour la propagande, dont témoignent bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation du gouvernement français... Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà, la peoplisation à l'oeuvre, l'empathie comme facteur d'acceptabilité. Présenter un personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.

Après la guerre, Walter Frentz ne sera pas longtemps inquièté, il saura faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !

Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à la dénonciation de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrète du fonctionnement concrèt de la fabrication du consensus. 
La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres, en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages, faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people" et qui dissimule et voudrait faire oublier la violence.

N.B. Voir aussi la recension de Mein Kampf par George Orwell, en mars 1940 (ici)

2. L'enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Editions du Seuil, 268 p.

Le second livre est publié en France par Frédéric Rousseau ; il est consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). Cette photo est extraite d'un photo-reportage politique, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, SS consciencieux et fier de son travail, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.

3. Quand les images prennent position; l'œil de l'histoire

Enfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Bertold Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel").
La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.

Voir aussi, Ecorces, sur une déambulation de l'auteur dans Auschwitz-Birkenau en 2011.  (Paris, Les Editions de Minuit, 2011, 74 p.).

dimanche 3 avril 2011

De quoi sont faits les faits divers


Louis Chevalier, Splendeurs et misère du fait divers, Editions Perrin, 2004, collection tempus, 2010, 182 pages, 7€

Sous ce titre balzacien se dissimule un cours pour le Collège de France. Louis Chevalier est connu pour son travail sur l'histoire politique et sociale de Paris au XIXème siècle, notamment pour son livre intitulé Classes laborieuses, classes dangereuses (1958).

Qu'est-ce qu'un fait divers ? Expression curieuse qui, à la notion de "fait" pour la fabrication, ajoute celle de "divers" pour y classer ce qui n'est pas classable ailleurs : catégorie résiduelle d'une taxonomie documentaire et journalistique insuffisante (d'ailleurs, les manuels de journalisme s'y empêtrent). Marielle Macé ne voit-elle pas dans certains Petits poèmes en prose du Spleen de Paris, des "détournements de faits divers"... (in Le genre littéraire, p. 108, GF). Charles Baudelaire lui-même stigmatisait les gazettes : " Le journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. // Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin." (in "Mon coeur mis à nu").
La place du fait divers dans la presse est difficile à établir, entre voyeurisme louche et commercial d'une part, approche des faits sociaux sans légitimité scientifique (politique, démographique) d'autre part. Crimes, people, vécu (cf. le sous-titre du magazine Closer), le fait divers reste un plat de résistance au menu des médias. Un magazine récent le revendique, Polar et Crimes, "magazine de Faits Divers" mais il y a aussi Les Archives du crime, Dossiers criminels, et bien d'autres, et il reste Détective lancé en 1928 par Gallimard où ont écrit Kessel, Carco, Mac Orlan, Albert Londres, et qui est chaque semaine dans les kiosques.
Les faits divers criminels alimentent de nombreuses séries à  la télévision ("Dexter", "CSI", "Criminal Minds", etc.) et des chaînes à temps plein : truTV, Crime and Investigation Channel, AXN Crime, Sky Krimi, RTL Crime, etc.

Louis Chevalier s'intéresse en historien au fait divers et en détecte les traces chez les romanciers du XIXème siècle (Hugo, Stendhal, Balzac, Dumas...). Le fait divers accède à une dignité sociale et même philosophique : l'auteur évoque Marx, journaliste pour le New York Tribune, dont les articles partaient d'un fait divers pour lancer une réflexion politique. Le fait divers intrigue : Merleau-Ponty et Barthes y trouvent pâture universitaire; Georges Auclair décèle "Le Mana quotidien" en analysant les "Structures et fonction de la chronique des faits divers" (1970). Au tout premier âge de Libération, la rédaction voyait dans le fait divers un objet de prédilection du journalisme politique... Le cours de Louis Chevalier s'achève sur une longue référence à Hitchcock, plus éclairante que beaucoup de théorie, à propos de son film "L'inconnu du Nord-Express", ("Strangers on a Train", 1951).

De la rubrique des "chiens écrasés" aux analyses de Michel Foucault (Moi, Pierre Rivière...) en 1973 (dont on fera un film), les faits divers ont gagné en légitimité. Cet ouvrage agréable n'en élucide pas la logique médiatique et l'on reste sur sa faim quant au rôle manifestement important du fait divers dans la construction de l'actualité par les médias et dans sa réception par les lecteurs (mentionnons à ce propos l'ouvrage de Laurent Briot sur La France des faits divers qui exploite la presse régionale). On ne sort pas du paradoxe du fait divers : à la base des romans, des films, des médias de toutes sortes, il reste relégué, mal pensé. Sans doute faut-il remettre en question les classements qui rejettent tous ces faits dans une même catégorie sans raison. Le fait divers n'existe pas, il n'ya que des faits. D'ailleurs, comment un moteur de recherche les reclasse-t-il, ces "faits" sans mot propre ? A partir de quelle requête débouche-t-on sur un de ces "faits" avant qu'un média les ait baptisés et catégorisés "divers"?