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vendredi 4 août 2017

De l'hébreu au grec : la Septante, philosophie d'une traduction



Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès

L'ouvrage rassemble plusieurs textes à propos de l'histoire de la Septante : du Pseudo Aristée, la Lettre d'Aristée à Philocrate, du Traité des poids et mesures de Epiphane de Salamine, ainsi que de divers témoignages antiques et médiévaux (traduits de documents arabes, grecs, hébreux, latins, syriaques).
Les textes réunis par Laurence Vianès sont partie prenante de la légende de la Septante (ou plus exactement du Pentateuque grec).

La Septante (SeptuagintἩ μετάφρασις τῶν Ἑβδομήκοντα ou LXX) constitue un événement historique dans l'édition et dans la traduction. Trois siècles avant Jésus, la traduction collective (ou plutôt "la mise par écrit") de la Bible (le Pentateuque) est effectuée de l'hébreu en grec à Alexandrie par 70 (ou 72) érudits de religion juive, en 70 jours.  Enfin, de l'hébreu mais sans doute aussi, pour partie de l'araméen (cf. le travail méticuleux d'Alexis Jonas : on ne sait pas précisément ce qu'est la langue source de la Torah). Il s'agit d'une demande du roi d'Egypte, Ptolémée II Philadelphe conseillé, rit-on, par Démétrios de Phalère. Le texte de la Torah ainsi obtenu doit enrichir la bibliothèque royale d'Alexandrie.
La Septante sera utilisée par les Juifs hellénophones et deviendra une référence pour les Chrétiens. Elle fera l'objet de nombreuses reprises dont l'une par Origène dans les Hexapla, édition juxtaposant sur six colonnes les textes hébreux et grecs, dont une colonne pour la Septante.

Au-delà du travail philologique et historique, la Septante invite à une réflexion philosophique, en suivant Emmanuel Lévinas. A plusieurs reprises, dans son œuvre, il a rappelé l'importance de la langue et de la philosophie grecques pour énoncer le judaïsme : "Nous avons la grande tâche d'énoncer en grec les principes que la Grèce ignorait". Il avait déjà  déclaré : "Il n'y a rien à faire, la philosophie se parle en grec [...] Mon souci, c'est de traduire le non-hellénisme de la Bible en termes helléniques". D'où l'importance, à ses yeux, de la Septante ("l'œuvre de la Septante n'est pas terminée", dira-t-il à Salomon Malka). "Qu'est-ce que l'Europe ?", demande encore Emmanuel Levinas : "c'est la Bible et les Grecs". La Septante le met en équivalence. Qu'est-ce que penser grec ? Le grec symbolise à ses yeux l'universalité "surmontant les particularismes locaux du pittoresque ou folklorique ou poétique ou religieux"... "Langage sans prévention, parler qui mord sur le réel, mais sans y laisser de traces et capable, pour dire la vérité, d'effacer les traces laissées, dédire, redire". La Septante renvoie donc à l'émergence de la notion d'universalité et à la coordination de cultures distinctes et essentielles, "la traduction en grec de la sagesse du Talmud".

Occasion d'évoquer aussi, dans un autre registre mais non sans homologies, la confrontation par François Jullien de la culture grecque et de la culture chinoise pour penser la généalogie de nos catégories de pensée et l'universel.

Références

Alexis Léonas, L’aube des traducteurs. De l’hébreu au grec : traducteurs et lecteurs de la Bible des Septante (IIIe s. av. J.-C. - IVe s. apr. J.-C.), Paris, Éditions du Cerf, 2007.

Le quodidien La Croix a consacré un numéro hors-série à "La Bible d'Alexandrie. Quand le judaïsme rencontre le monde grec", 2011.

Emmanuel Lévinas :
  • L'au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1982, Chapitre XIV, "Assimilation et culture nouvelle"
  • A l'heure des nations, Paris, Editions de Minuit, 1988, Chapitre XIV, "La bible et les grecs"
  • Quatre lectures talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1968
Ze'ev Lévy, "L'hébreu et le grec comme métaphores de la pensée juive et de la philosophie dans la pensée d'Emmanuel Lévinas", in Danielle Cohen-Levinas, Shmuel Trigano, Emmanuel Levinas - Philosophie et judaïsme, Paris, 2002, Editions in Press

Salomon Malka, Lire Lévinas, 1984, Paris, Edition du Cerf, 118 p. Voir l'entretien avec Emmanuel Lévinas en fin de volume.

lundi 22 novembre 2010

L'organisation visuelle du livre et de la démonstration

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Anthony Grafton, Megan Williams, Christianity and the Transformation of the Book. Origen, Eusebius and the library of Caesara, Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge. 367 p. Bibliogr., Index,

Voici un livre très érudit et original sur l'histoire des médias. Son objet, c'est la naissance d'un mode d'organisation de la page de livre, à l'époque de la transition du rouleau (volumen) au codex (manuscrit plié comme un livre actuel). C'est aussi le développement de nouveaux outils intellectuels, les tableaux comparatifs, les chronologies (timeline), toutes formes nouvelles d'organisation du savoir dont nous avons hérité.
Avec le codex, le support de parchemin acquiert une plus grande capacité (recto et verso) et une moindre fragilité ; il va souvent associer des oeuvres différentes en un même volume et il permet un accès direct au contenu (feuilletage). Le rouleau de papyrus qui dispose d'une moindre capacité ne publiait qu'une seule oeuvre, et souvent même qu'une partie d'une oeuvre, ne permettait qu'un accès séquentiel. Le christianisme qui se répend en Europe assurera l'hégémonie du codex pour l'édition de la Bible ("ancien" et "nouveau" testaments). La bibliothèque adapte aussi ses modes de stockages, du panier de rouleaux (capsa) au rayonnage pour les codices. C'est encore, pour plus d'une dizaine de siècles, une époque de copie manuscrite (on prête le livre à quelqu'un pour qu'il le copie).

Pour analyser et comprendre ces transformations, les auteurs suivent le travail d'Origène (185-253) et d'Eusebius à la bibliothèque chrétienne de Caesarea (Palestine).
A Origène, on doit la création de la bibliothèque et un travail d'édition de la Bible sur six colonnes : L'Hexapla juxtapose, de gauche à droite, le texte hébreu, sa translittération en lettres grecques et quatre traductions en grec (dont celle de la Septante et celle d'Aquila). L'Hexapla (Ἑξαπλάest un ouvrage complexe et innovant tant dans sa conception éditoriale que dans sa réalisation matérielle.
Eusébius (265-340) était évèque de Césarée. On lui doit une histoire universelle (Chroniques) en deux parties : la Chronographie (depuis Abraham) et les Canons (Χρονικοὶ Κανόνεςqui juxtaposent les différents événements de l'histoire mondiale à une date donnée. La mise en page des Chroniques hérite des principes de visualisation de l'Hexapla et les développe.

Les auteurs retiennent de leur minutieuse investigation l'invention de nouveaux modes d'exposition, de méthodes de visualisation nécessaires pour faire penser un texte ou pour concevoir une chronologie. Cette sémiologie graphique rompt avec les modes d'exposition strictement linéaires de l'époque. En lisant cet ouvrage, on assiste à la naissance lointaine de la pensée comptable par tableaux à double entrée, d'Excel, à l'émergence de la "raison graphique" en Occident, à la visualisation de la pensée. On voit aussi se mettre en place la division et socialisation du travail d'édition et le "collage" qu'elles favorisent (citations, emprunts, etc.).
L'Hexapla instaure aussi un plurilinguisme qui est une polyphonie, plurilinguisme qui se poursuivra dans la tradition chrétienne avec Jérôme puis fera place au monolinguisme du latin, jusqu'aux traductions en langues vulgaires. Ce plurilinguisme qui demande aux chrétiens de recourir à la collaboration de savants juifs impose l'évidence des problèmes infinis de la traduction, de l'établissement d'un texte et de sa standardisation.
Alors que le Web transforme l'édition, l'histoire des techniques de visualisation (infographie, "data visualization") et de démonstration révèle et réveille des propriétés du livre que nous avons assimilées au point de les avoir "oubliées" (normes d'apodicticité visuelle). On attend du numérique des éditions plurilingues, les multiples versions de certaines oeuvres (cf. l'édition récente des Oeuvres de Molière), et de nouvelles manières de montrer / démontrer, d'exposer. La notion d'œuvre elle-même s'en trouvera transformée.

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