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mardi 3 avril 2018

Herméneutique et réseaux textuels. Pour comprendre les créations ?


Michel Charles, Composition, Paris, Seuil, 473 p., 26 €

Michel Charles est Professeur de littérature et théorie littéraire ; il est aussi le directeur de la revue Poétique.
"Ce livre propose une réflexion sur l'analyse des textes", sur leur assemblage, leur montage. C'est aussi une réflexion sur l'art de lire. Selon l'auteur, l'analyse doit venir d'abord ; ensuite, et ensuite seulement, peut ou devrait pouvoir commencer l'exploitation des textes pour des études, culturelles, historiques, philosophiques. Et non l'inverse. D'emblée, la question est ainsi posée du rôle primordial de l'analyse littéraire.

La première partie de l'ouvrage est consacrée à des "réflexions sur l'analyse", confrontant lecture et herméneutique puis passant à l'analyse-même (composition et forme). "Qu'est-ce qui rend possible la pluralité des lectures possibles ?" demande Michel Charles. Sa réponse : il y a virtuellement plusieurs textes compris dans le "texte idéal", avéré, texte philologiquement déterminé, texte de référence à un moment donné et reconnu par tout le monde (éditeurs, enseignants, etc.). En revanche, chaque lecture, chaque lecteur actualisent successivement des textes virtuels, suite d'hypothèses sur la suite du texte, interprétations qui sont des anticipations plus ou moins rationnelles (selon un modèle, ici, c'est un modèle littéraire qui guide l'anticipation). "Les textes construits par la lecture sont ce que peut produire l'activité herméneutique" (notons que l'auteur s'en tient à l'hypothèse d'une lecture linéaire : la lecture non linéaire ne faisant que compliquer la construction des textes).

De nombreux exemples sont développés à l'appui de cette thèse empruntant tous à la littérature, à la poésie, aux romans, au théâtre. Toutefois, ce qui est exposé par Michel Charles vaut sans doute pour la composition des narrations en général, des séries télévisées et des films, notamment, et de leur consommation : ainsi, ce qui fait le suspense, dans une série ou un roman policiers, naît du sentiment de l'incertitude quant à la suite, de la fragilité des textes virtuels actualisés, l'imprévisibilité (relative : l'écart au modèle) des éléments et de la fin, le dénouement. Le téléspectateur n'en finit pas de dénouer provisoirement des intrigues, de se tromper avec plaisir, sans cesse.
L'auteur décrit en virtuose ces textes virtuels multiples auxquels donne naissance la lecture du texte idéal (i.e. réel). En fait, ce "texte idéal" n'existe pas, il n'est que la somme des textes virtuels, des lectures inégalement probables ; il constitue un réseau, il est "en attente" : "Le texte, ou ce qu'on nomme communément le "texte", sera donc ultimement un réseau textuel qui se monnaie en détail pour donner une multitude de textes possibles qu'actualisent (ou non) des lecteurs".
Michel Charles poursuit et complique la construction de l'édifice des textes : ainsi, une bibliothèque personnelle constitue un réseau, puisque le lecteur établit des liens, des connexions entre divers textes qu'il a lus, son capital littéraire ou cinématographique. Un Grand texte, réseau de texte virtuels, est également produit par les références, les citations, les allusions : l'auteur évoque alors l'exemple de la "librairie" de Montaigne, véritable réseau, matérialisé, de textes (dont les citations sur les poutres). Sur ce plan, Internet peut être considéré comme une gigantesque librairie ; pensons-aussi aux situations de binge-reading et aux type de lectures qu'elles permettent, comparons à la lecture des œuvres de Balzac quand elles étaient publiées en feuilleton périodique et à la lecture d'un lecteur qui dispose de toute La Comédie Humaine...
Un réseau, entendu de cette manière, est donc un ensemble organisable de fragments textuels, de formes ou thèmes, ni citables ni lisibles. La forme la plus élémentaire est le mot : l'analyse lexicologique met les mots en relation, mais les occurrences des mots diffèrent par leur contexte ; c'est la mise en relation des mots qui peut faire passer de l'analyse lexicale, pure description statistique, pur comptage, au sémantique. On le voit, le travail d'analyse des textes, de leur composition, pourrait déborder, par ses applications, les études littéraires classiques et aborder le terrain plus neuf du traitement automatique des discours (TAL) avec ses clusters, ses cooccurrences, ses liens, et approcher la création qui est composition...
Comment ne pas penser au travail de Henri Meschonnic sur le latin de Spinoza et la composition en apparence si abstraite des textes du philosophe ("more geometrico") ? Henri Meschonnic dénonce "la surdité des philosophes au langage", leur ignorance du lien entre affect et concept, là où se trouvent les traces d'émotion qui président à la composition de ses textes (modèle tacite ?).

Après une première partie où l'auteur expose sa théorie, ses principes méthodologiques, sont développés, en détail, à fin d'illustration et de démonstration, de nombreux exemples : c'est "l'épreuve des textes". Le corpus mobilisé pour les démonstrations emprunte à François Villon et Joachim Du Bellay (thème ubi sunt), à Honoré de Balzac, à Prévost, Madame de Lafayette, Stendhal, Gustave Flaubert et Marcel Proust.

Travail brillant, très stimulant auquel il ne reste qu'à associer des exemples de textes provenant d'autres champs créatifs : partitions musicales, séries TV, articles scientifiques, journalisme... Est-ce opérationalisable ? Comment ?
Peut-on raisonnablement concilier et combiner la notion "micro" de composition, telle que l'expose Michel Charles, avec celle d'anticipation rationelle développée par la macro-économie classique (Robert Lucas) ? Lecteurs rationnels et consommateurs rationnels ont en commun des modèles d'anticipation, un raisonnement probabiliste et sans doute des biais émotionnels. Et la possibilité de corriger et composer leurs attentes. L'homologie conceptuelle est en tout cas intéressante et peut s'avérer féconde dans les deux champs, puisque, dans l'un comme dans l'autre, on se raconte des histoires, les change, s'adapte...


Références

Henri Meschonnic, Spinoza. Poème de la pensée, Paris, CNRS Editions, 2002 - 2017,  447 p., Index.

Alain Legros, Essais sur les poutres. Peintures et inscription chez Montaigne, Paris, Klincsieck, 548 p, bibliog., index

vendredi 6 mai 2016

Eichmann, retour sur l'événement médiatisé à Jérusalem


Sylvie Lindeperg, Annette Wieviorka, Le moment Eichmann, Paris, Albin Michel, 302 p. 2016, 20 €.

Dirigé par deux universitaires, cet ouvrage collectif regroupe 12 contributions issues pour partie d'un colloque qui s'est tenu à Paris en juin 2011. Son objet est précisément délimité : "la médiatisation du procès et sa postérité, notamment cinématographique".
L'ensemble constitue une réflexion très riche où s'entremêlent et se conjuguent des éléments de philosophie juridique et morale, politique aussi.

La médiatisation est tout d'abord le fait de la radio publique en Israël-même (Kol Israël, la "voix d'Israël") ; pour le public israélien, la radio fut en effet le principal média du procès, c'est elle qui en fit un événement médiatique de masse, grâce aux diffusions en direct.

Aux Etats-Unis comme en Allemagne, l'événementielisation fut le fait de la télévision.
Un chapitre est consacré à la manière dont la télévision américaine couvrit le procès. La retransmission du procès a été conçue aux Etats-Unis selon les codes narratifs d'une série télévisée, transfigurant en personnages les acteurs du procès (les témoins, le public, les interprètes, l'accusé).
Le livre consacre aussi un chapitre à la retransmission du procès en Allemagne fédérale : 36 émissions de télévision d'une demi-heure ("Eine Epoche vor Gericht", "une époque en procès"). Le procès et la représentation de la Shoah en URSS sont également étudiés.
Enfin, Marie-Hélène Brudny apporte un retour critique sur le travail de Hannah Arendt qui donna lieu d'abord à des articles dans le magazine américain The New Yorker puis à un livre au sous-titre devenu fameux sur la "banalité du mal" (Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, 1963-1964). L'auteur étudie d'abord les notes de travail de Hannah Arendt, avant d'analyser la réception du texte ("conditions de préparation, d'écriture puis de publication"). Le travail de Hannah Arendt doit beaucoup à la presse internationale dont elle ne manque pas de souligner la qualité journalistique et documentaire, de niveau très supérieur à la façon prétentieuse dont, selon elle, le procès a été traité dans livres et revues (par des auteurs universitaires ?).

L'ouvrage analyse le procès comme la construction d'un événement médiatique mondial. La presse internationale est présente. Le procès qui se déroule en allemand et en hébreu est traduit en anglais. Comme à cette époque, Israël n'a pas de télévision, le procès est filmé intégralement sous la direction de Leo Hurwitz par une équipe de Capital Cities, groupe de télévision américain (qui sera racheté par ABC puis Disney). Cf. The Eichmann Trial, sur YouTube). Ce seront les uniques images de référence du procès (utilisées entre autres dans le film de Margarethe von Trotta, "Hannah Arendt", 2012).
Le livre mentionne méticuleusement les contraintes techniques de la couverture internationale du procès (standards vidéo incompatibles, emplacement des caméras, angles de prises de vue, mouvement des caméras, montage à la volée, éclairage) ; on évoque aussi les dimensions linguistiques de la couverture (traduction séquentielle et non simultanée, doublage, choix des voix, etc.). Cela vaut-il distanciation ?

Les quatre derniers chapitres sont consacrés à l'analyse du traitement du "moment" Eichmann par le cinéma. On pourrra y ajouter un film récent, "Der Staat gegen Fritz Bauer" (l'Etat contre Fritz Bauer, titré en français "Fritz Bauer, un héros allemand") ; ce film de Lars Kraume (2015) raconte la recherche obstinée que mènera un juge allemand pour retrouver Adolf Eichmann, l'un des responsables pour l'administration allemande de la Shoah. Entravé par la justice allemande qui protège encore les nazis, le juge Fritz Bauer fait appel au Mossad, services secrets israéliens, à qui il révèle où trouver Eichmann : le Mossad capturera Eichmann en Argentine, où il se cache, et le ramènera en Israël où il est jugé, de mai à septembre 1960.

Les auteurs se réfèrent fréquemment au procès de Nuremberg (1945) comme exemple canonique de procès de crimes contre l'humanité. Plus récemment, on peut évoquer le "procès d'Auschwitz" à Lüneburg en 2015 (cf. infra : Die letzten Zeugen. Eine Dokumentation). Mais il faut aussi évoquer "Die Vermittlung", la pèce de Peter Weiss ("L'instruction", sur le procès d'Auschwitz à Francfort, 1963-1965).

Berlin, Reklam Verlag, 2015, 277 p. 12,95 €
Le procès de Eichmann est "le Nuremberg du peuple juif", dira David Ben Gourion. Adolf Eichman est présenté par le procureur Gideon Hausner comme un "criminel de bureau", assassin bureaucrate avec 6 millions de victimes, "tuant par des mots, des signatures, des coups de téléphone" ; le procureur évoque aussi "le silence du monde". Complice ?

Hannah Arendt aura une remarque ironique : "la personne qui lit l'acte d'accusation voit forcément en Eichmann un surhomme" ; elle, au contraire, ne voit en Eichmann qu'un homme ordinaire, un fonctionnaire insignifiant. Hannah Arendt a eu communication de l'article de Hans Zeisel dans Saturday Review : "Ce crime a été si grand qu'il n'a pu avoir lieu sans que nous n'ayons tous été impliqués, non en y prenant part, mais en gardant le silence, en l'encourageant directement ou en regardant ailleurs". Car enfin, Eichmann n'aurait pu se charger de tant de crimes s'il n'avait bénéficié de tant de complicités, de silences, des personnes et des nations...

Le procès d'Adolf Eichmann renvoie aux questions de Bertold Brecht (cf. infra) : ne pourrait-on dire, à sa manière : Eichman assassina des millions de personnes. Lui tout seul ?
Formidable coupable qui en disculpe tant d'autres.
Devenu événement par le truchement des médias, le "moment Eichmann" n'est-il pas aussi celui d'une vaste déculpabilisation ? En grossissant le personnage d'Eichmann, les médias détournent l'attention de dizaines de millions de coupables. Catharsis médiatique de la "banalité du mal" ? Le spectacle médiatique comme déresponsabilisation, dépolitisation faute de dénazification (Entnazifizierung) ?
Quinze ans après la défaite du nazisme, tous les "petits" coupables, les sans-grade et petits profiteurs de la collaboration européenne de tous les jours avec le nazisme, citoyens obéissants, étaient encore en poste, parfois "infiltrés" à des postes très élevés (comme Hans Globke en RFA, René Bousquet en France, ou le SS Wernher von Braun, qui fit construire des V1 / V2 dans les camps de concentration de Dora-Mittelbau / Buchenwald avant de diriger, aux Etats-Unis, le programme spacial de la NASA). Médaillé, félicité, honoré, le SS von Braun ne sera jamais jugé...

Au pied de la statue de Bertold Brecht, devant le théâtre Berliner Ensemble (Berlin). 
Extrait de "Fragen eines lesenden Arbeiters", 1935
Traduction des deux premières lignes : "Le jeune Alexandre a conquis l'Inde. // Lui seul ?" Photo FjM.

jeudi 15 octobre 2015

Le magasin de vidéo, modèle économique d'un média, nostalgie de cinéphiles


Tom Roston, I Lost it at the Video Store. A Filmmakers' Oral History of a Vanished Era, 2015, $9,81 (eBook), illustré de photos noir et blanc

Les boutiques de location de vidéo furent, pour les cinéastes et cinéphiles de tous âges, des espaces de découvertes et d'apprentissage, elles ont connu leurs heures de gloire durant les années 1980-1990, celles du VHS avant celles du DVD.
Ce livre est une apologie nostalgique des boutiques de quartier, "mom-and-pop video stores", antres où l'on louait des films, où s'effectuait la lente maturation des choix, avec les files d'attente pour louer les films les plus récents. Où les passionnés traînaient des heures, échangeant avec les vendeurs, eux-même passsionés. Des lieux de socialisation cinématographique. Un peu comme Strand pour les livres d'occasion, écrira l'auteur dans le New York Times (article de 2014, repris en fin d'ouvrage, "Passing of a Videostore and a Downtown Esthetic").

L'auteur, journaliste spécialisé dans le cinéma (PremiereLA TimesNY TimesHollywood Reporter, etc.), fait partager aux lecteurs sa nostalgie. Car non seulement les boutiques ont disparu mais aussi les chaînes de commerce de masse qui les avaient menées au dépôt de bilan.
Blockbuster, ouvert en 1985, a fermé en janvier 2014 : du DVD à la VOD, la dématérialisation de la distribution de la vidéo s'accomplit, tout comme s'accomplit maintenant celle du livre. Toute transformation des médias s'accompagne d'une transformation de l'urbanisme commercial. Ainsi de la disparition des librairies : Barnes & Noble ferme ses magasins hors campus universitaires et Borders a déposé son bilan. "Dernières séances", les cinémas de quartier aussi ont presque tous fermé... Restent encore les distributeurs automatiques de DVD Redbox qui se veut "Americas's destination" (cf.infra). Mais l'automate est sans âme. Le passage de la presse au numérique entraînera la fin des magasins de presse, comme la musique en ligne entraîna celle des disquaires ... Inévitable nostalgie générationnelle que ne connaissent pas les Millenials. Charles Baudelaire déjà : "(la forme d'une ville // Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel)".

Revenons au livre de Tom Roston. Il s'agit d'histoire orale, une histoire construite à partir d'entretiens réalisés avec une vingtaine de cinéastes, interviews découpées, analysées en fines tranches, par thèmes : Quentin Tarantino, Kevin Smith, Luc Besson, David O. Russell, Larry Estes, Allison Anders, Ira Deutchman, John Pierson, Joe Swanberg, Darren Aronofsky, Nicole Holofcener, Richard Gladstein... tous ont leur mot à dire sur la boutique de location de vidéo d'autrefois (beaucoup y ont travaillé), sur les productions de l'époque et sur le modèle économique des films tournés pour la vidéo, films à petits budgets, innovants souvent.
La cassette vidéo VHS et le magnétoscope firent une place primordiale au cinéma indépendant dont elles favorisèrent le développement : il fallait à tout prix meubler les rayons des boutiques de location (Ted Hope : "There wouldn't be an American independent film business unless there had been a scarcity of content available for the American video shelf. Period". Ira Deutchman parle à propos de cette époque d'une "independent bubble". L'ouvrage évoque "Reservoir Dogs" (Quentin Tarantino, 1992), "Sex, Lies, and Videotape" (Steven Soderbergh, 1989), "Pulp Fiction" (Quentin Tarantino, 1994), entre autres... Sur les rayons, ce cinéma rejoint les films d'horreur, le porno, les films de série B et d'art et d'essai (highbrow art films).

Le cinéma en VHS, regardé sur écran de télévision a provoqué une nouvelle sensibilité des cinéastes et des cinéphiles. Sensibilisation au montage, au gros plan : répétition, arrêts sur images, ralentis pour analyser, comprendre, se délecter, apprendre. Le cinéma chez soi, sur petit écran, au lieu du grand écran en salles. La vidéo comme école de perception. Sensibilisation à l'histoire du cinéma aussi : "What video stores and the proliferation of videos did was to democratize access to movies and to film history", dit un acteur à l'auteur. La cassette suscitera la collection. Penser à la fin de Walkman à cassette (2010).

Aujourd'hui, le streaming et Netflix (qui commença avec le DVD) construisent un nouveau goût cinématographique, sans boutique, sans relation matérielle à l'étui et à sa jacquette ("And there was the tactile nature of the whole experience" (Nicole Holofcener). Cinéma chez soi. Changement social, changement culturel profond. Laissons à Quentin Tarantino le mot de la fin : "Progress is not leaving the house? That's progress? I like eating at home, but I like eating in a restaurant, too, even though I have a kitchen at home". Le streaming est certes une technologie et un modèle économique mais il représente aussi un facteur de changement social renforçant l'assignation à domicile que provoque le passage de nombreuses activités au numérique : commerce, livraisons, administration, banque, documentation, éducation...

Sur le site de Redbox, octobre 2015 :"Not on Netflix for years".

vendredi 26 juillet 2013

Drôles d'histoires, médias à la surface du monde

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Jean-Jacques Schul, Télex n°1, Paris, Gallimard, 1976, republié à l'identique en 2013, 175 p.

"Tout ce qui suit doit se lire sur le fond d'un film qui se déroule : disons qu'au lieu que ce soit la nuit ou un mur ou le ciel, c'est un film" (p. 17). Le lecteur visite les chambres d'un hôtel. Dans chaque chambre se trouvent des personnages sortis d'un film, d'un magazine, de l'actualité d'une époque ; ils sont affublés de photos, de messages publicitaires, et surtout sont accompagnés d'accessoires, de bouts d'histoire, de visions du monde par les médias. Montage, juxtapoition de messages disparates, produisant du sens, des fragments d'une narration sans histoire.

Drôle de livre qui fait voir les médias de notre quotidien, dans un autre quotidien : personnage collectif fait de bouts de décors, d'objets, d'images d'un célèbre coureur cycliste, d'une actrice des années 1920 (Louise Brooks) et de Twiggy (actrice des années 1960), de Lénine, du pape... Les décors et les objets se mêlent, des unes de journaux, Elle, France-Soir, Vogue, des vêtements (Shiaparelli), des dépêches d'agence, des maquillages, des musiques, Rita Hayworth, Rudolf Valentino, Isabel Peron. Tout cela forme un mélange étrange, tissu de marques, de références, de cours de bourse, de gestes people : plans de cinéma, bouts de bande-son radio, citations ("Tout son corps est une citation. Mais de quoi ?" p. 72), des mots de la révolution culturelle maoïste, des mots de romans, de films, de Mozart, de Proust." Affleurement d'un langage sourdant de tout cela (p. 59)".
"Seule me plaît mainenant une écriture  anonyme, fragmentée et fragile : une affiche murale commencée par l'un, continuée par un autre, indéfiniment et que le vent ou la pluie peut effacer... voici venu le temps des discours sans auteur, des mouvements de masses, des gestes ébauchés et que le temps emporte, des mots parasités par les mots des autres... (p. 104). Voilà le livre.
Actions, gestes, phrases sur "fonds d'images" imaginées, rêvées, revues... ce livre ne se résume pas, ne se raconte pas, il faut y circuler et s'y perdre, errer comme dans une ville, une nuit, des décors. Et s'y perdre encore. Les médias sont au coeur du livre qui dit les médias, des restes des médias... et cite Lénine, comme une clé possible : "Lorsque le cadavre de l'ancienne société meurt, on ne cloue pas les neuf vis de son tombeau, mais il continue à se décomposer parmi nous" (p. 133).
Très intéressant. A lire, en lâchant prise...

vendredi 10 mai 2013

Guy Debord rattrapé par la société du spectacle ?

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Catalogue de l'exposition, 223 p., Index, blbliogr.
Guy Debord, 'Un art de la guerre", Exposition à la BNF (Paris, jusqu'au 13 juillet 2013).

Tout prétexte est bon pour (re)lire Guy Debord (1931-1994). Lecture nécessaire lorsque l'on travaille dans (avec) les médias et la publicité : en est-il de plus féroce critique, de moins compromise ? Mesure d'hygiène, pour se décaper de l'esprit de sérieux quotidien, qui s'attrape lorsque l'on se prend au jeu du spectacle. Il faut s'efforcer, de temps en temps au moins, de regarder le monde avec les yeux de Guy Debord.

Homme de média et de spectacle lui-même, Guy Debord écrit des livres, des articles, fonde des revues, monte des événements, réalise des films, détourne des affiches, des BD, des photos publicitaires... Il connaît assurément la musique des médias.
Voilà que Guy Debord, devenu "trésor national", entre à la Bibliothèque Nationale, avec affiche et relations publiques, catalogue et recensions dans la presse petite-bourgeoise. L'exposition est sobre, inattendue. On circule dans la vie de Guy Debord, d'abord avec perplexité, puis on s'oriente dans un demi-siècle d'histoire et l'on s'y retrouve, peu à peu.
Nous voici donc dans sa vie intellectuelle et militante, avec ses fiches de lecture par centaines, avec ses films, ses slogans et ses provocations. Mais qui provoquait qui ? La vie de Guy Debord devenue spectacle à son tour ? Récupéré celui qui disait "Est récupéré qui veut bien" ? Cela a le mérite de confirmer sa thèse essentielle : la toute-puissance infernale du spectacle.

L'exposition met en scène quelques traits majeurs de la personnalité et des oeuvres de Guy Debord, et du mouvement situationniste.
  • L'intérêt pour la stratégie comme jeu, comme pensée. Dans sa bibliothèque, l'histoire militaire occupe une place primordiale : Machiavel, von Clausewitz, le Cardinal de Retz et les acteurs de la Fronde, de l'histoire de Florence, etc. Il aime le Kriegspiel et conçoit un jeu de stratégie (le Jeu de la guerre) dont il dépose les règles ; il collectionne aussi les soldats de plomb... 
    Fiche de lecture" (Exposition)
  • La "raison graphique" à l'oeuvre dans toute son oeuvre. Elle se traduit dans le détournement de documents imprimés et dans l'omniprésence de l'écriture manuscrite : cartes et notes de lecture, cahiers à spirale, plans de montage de films, abondante correspondance, listes, cartes postales ; copier, découper, coller, monter.... Son mode de travail est traditionnel, c'est celui de la cuisine intellectuelle depuis déjà plus d'un siècle, inchangé, et que fait peut-être exploser aujourd'hui l'outillage numérique (Guy Debord refusait de taper à la machine, sa femme ne refusait pas ...). Notons un effet inattendu de l'exposition : faire voir ce que l'oeuvre finie, publique, ignore : son mode de production (la présentation des fiches, par exemple, qui l'illustre, est bien trouvée).
  • La critique de la "société du spectacle" et de sa domesticité (les "médiatiques") ; son oeuvre majeure, "La société du spectacle" (suivie de Commentaires sur la société du Spectacle, 1988) est un classique. L'idée centrale ? "Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux" (La Société du spectacle, §23, 1967). Le monde est au spectacle du monde. Tout le monde se donne en spectacle, se donne au spectacle. Le spectacle est même une forme essentielle de la socialisation : les décors, les costumes, les rôles, les réparties, les gestes, les idiomes... De ce spectacle qui contamine le divertissement comme la politique, les villes comme les vies, nous sommes plutôt spectateurs qu'acteurs. 
  • Contre la parcellisation des connaissances qu'organisait l'université à coup de disciplines, de "spécialités" ; il dénonçait avec Michel Henry la dépendance aveugle et mystifiée que la société manifestait déjà pour les sciences et les innovations techniques (cf. La barbarie, Paris, 1987, PUF). 
    • Son amour des villes : il déteste l'urbanisme des "Trente glorieuses", qui a délabré Paris, abandonné les villes à l'automobiliste, aux "grands ensembles", aux axes routiers, aux hypermarchés, aux banlieues (retourner chaque jour dormir au loin). A cette vision technocratique et bureaucratique, Guy Debord oppose la ville traditionnelle où l'on peut flâner, "dériver" à pied, au gré d'une "psychogéographie" choisie. Sa nostalgie alimente une sociologie vécue de la ville. L'héritage surréaliste n'est pas loin. 
    Photographié à l'Exposition.
    • Sa contribution au mouvement situationniste dont l'un des aboutissements fut une revue, "L'internationale Situationniste", mais aussi une contribution "enragée" à "Mai 1968", événement quelque temps incontrôlable.
    Guy Debord a lu Hegel et Marx, auteurs qui affleurent à l'occasion de divers détournements mais aussi dans sa rhétorique. La première phrase de La société du spectacle paraphrase la première phrase du Capital : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation". En exergue, Guy Debord cite Feuerbach (L'essence du chritianisme), comme un salut au jeune Marx.
      On a souligné combien Guy Debord admirait la langue des classiques, celle du Cardinal de Retz, de Saint-Amant, de La Rochefoucauld. Il lit Gracian, La Boétie, Nietzsche, André Breton, Bossuet, François Villon, Robert Musil... Aristocrates. Dérives dans les livres, de citations en paraphrases ("détournements", collages) : Guy Debord aurait voulu "faire honte" à notre époque dit Philippe Sollers, à sa langue avilie et stéréotypée par les médias.

      Quelle héritage - sans testament - laisse Guy Debord ?
      Son humour impitoyable et désespéré, son hostilité radicale aux spectacles des pouvoirs, à leur bureaucratie l'éloignaient des divers gauches et gauchismes de son époque. De la Révolution, de l'action politique aussi, il attendait une fête, pas un spectacle. Un slogan comme "Ne travaillez jamais" sent toujours le soufre, et quelques privilèges aussi, car, alors, de quoi vit-on ? Sa vision désenchantée de notre monde mis à vif, une fois déspectacularisé, de ses continuelles abdications : "aujourd'hui l'heure nazie est devenue l'heure de toute l'Europe" ("Guy Debord, son art et son temps", moyen-métrage, 1994). Sa résistance cynique au marketing : "quelle que soit l'époque, rien d'important ne s'est communiqué en ménagant un public" ("In girum imus nocte et consumimur igni", long-métrage, 1978).

      Avec le XXIe siècle, la "société spectaculaire marchande", atteint de tels sommets que les analyses et les aphorismes de Guy Debord prennent aujourd'hui un air d'évidence triste, presque conservatrice. Facebook, YouTube : spectacle pour tous, par tous ? N'y-a-t-il pas davantage d'acteurs qu'autrefois, chacun attendant son fameux quart d'heure de gloire ("15 minutes of fame") : les réseaux sociaux, virtuels, ne bouleversent-t-ils pas le rapport au spectacle en multipliant les scènes ?
      Guy Debord ne passa jamais à la télé, il ne donna pas d'interview aux journalistes. Il participa à la préparation d'une émission pour Canal Plus : elle sera diffusée en janvier 1995, mais il s'était suicidé fin novembre 1994. "On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle leur fait une place dans son spectacle" ("In Girum...", o.c.).

      Reproduit à l'exposition
      Pour mieux percevoir Guy Debord et son temps,
      • le film de Philippe Sollers et Emmanuel Descombes, "Guy Debord, une étrange guerre", France 3, 2000.
      • une biographie par Christophe Bourrseiller, Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), 2012, Pascal Galodé Editions, 485 p.
      • les Oeuvres de Guy Debord, Paris, Gallimard, 2006, 1996 p.

      jeudi 21 février 2013

      Charlie Chaplin, Walt Disney vus par S. M. Eisenstein

      .
      Serguei Eisenstein, Walt Disney, Circé Poche, 2013, 119 p., 7,5 €
      Serguei Eisenstein, Charlie Chaplin, Circé Poche, 2013, 96 p., 6,2 €

      Le cinéaste soviétique, théoricien du montage, réalisateur du cuirassé Potemkine (1925), d'Alexandre Newski (1938) et d'Ivan le Terrible (1940) rencontra le cinéma américain sur ses terres, en Californie. Peu connus, ces textes, inédits en français, enrichissent notre connaissance de S. M. Eisenstein et du cinéma soviétique. Ils renvoient au séjour du cinéaste aux Etats-Unis en 1930. Il espérait y porter à l'écran, avec Paramount, le roman de Dreiser, "An American Tragedy". Le projet n'a pas abouti.

      Les deux livres illustrent la curiosité et la culture éclectiques d'Eisenstein. On y perçoit aussi à tout moment les contraintes qu'imposait alors la rhétorique soviétique et stalinienne du réalisme socialiste. Et la difficulté pour les créateurs d'innover dans l'univers stalinienne. Exercice risqué que beaucoup ont payé de leur vie : Maïakovski, Mandelstam, Babel...

      L'expression de l'admiration de Eisenstein pour les prouesses techniques et l'inventivité cinématographique de Walt Disney est, bien sûr, contrebalancée par un discours obligé de dénonciation des maux du capitalisme. Ce discours parfois ne manque pas de poésie. "Disney, c'est une admirable berceuse - Lullaby - pour les malheureux et les infortunés, les offensés et les dépossédés" ; et d'évoquer l'industrie fordienne, que dénoncera Chaplin dans Les Temps modernes, ou le monde du mineur Stakhanov...). Disney, "opium du peuple... soupir de la créature opprimée, âme d'un monde sans coeur" : paraphrase convenue de Marx. Mais, malgré tout, ajoute Eisenstein, le charme de Disney opère (Marx évoquait le "charme éternel de l'art grec"). Quelle est la méthode Disney ? Elle est faite de révolte contre "le carcan de la logique", elle s'inspire des fables, de la mythologie, du folklore ; elle est faite aussi de la "littéralisation de la métaphore"... Eisenstein décortique méticuleusement les traits caractéristiques de cette méthode pour conclure : "l'oeuvre de Walt Disney est celle qui surpasse toutes les autres que j'ai pu connaître".
      Dans ces textes à propos de Disney, grâce aux notes abondantes de ce volume, se révèle le cheminement de la réflexion et du travail d'Eisenstein, puisant dans la littérature internationale, dans le théâtre, l'opéra aussi (Wagner). Rapprochant Disney et Ovide, il lui semble que "certaines des pages d'Ovide ont l'air d'être des transcriptions de courts métrages de Disney"). On est loin du réalisme socialiste.
      De Chaplin, Eisenstein aime tout, Le Dictateur, Les Temps modernes, La Ruée vers l'or, etc. Manifestement, il sait son Chaplin par coeur.
      Eisenstein cherche à comprendre la vision, la perception du monde par Chaplin, son originalité : "Comment est placé l'oeil - en l'occurence, l'oeil de la pensée; comment regarde cet oeil...". Chaplin, lui semble-t-il, voit et regarde le monde avec des yeux d'enfant : "c'est l'apanage du génie". On pense à Dziga Vertov, à Lev Koulechov. Le texte de Eisenstein est émaillé des inévitables éloges de l'Etat soviétique... L'effet en est presque comique.
      Pour Chaplin comme pour Walt Disney, l'admiration d'Eisenstein est absolue ; son texte frôle sans cesse les limites de l'acceptable pour la censure soviétique.

      dimanche 17 juin 2012

      Le mentir vrai des photographies


      L'œil du Troisième Reich
      La photo n'a pas fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par son incorporation à la téléphonie, la photographie est désormais une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde la faveur des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir. Peut-on isoler, séparer le talent photographique des fonctions de la photographie ?

      1. Walter Frentz, Das Auge des dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf, 2007, Berlin, 256 p.

      Sentiment de malaise à l'ouverture de cet ouvrage collectif présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. On aurait préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le quotidien Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte. Idolâtrie !

      L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Adolf Hitler, donc à l'un des principaux metteurs en image du pouvoir national-socialiste, l'un des orchestrateurs-arrangeurs de son acceptabilité.
      Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil de Hitler". Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de concentration de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
      Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer leur réussite pour la propagande, dont témoignent bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation du gouvernement français... Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà, la peoplisation à l'oeuvre, l'empathie comme facteur d'acceptabilité. Présenter un personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.

      Après la guerre, Walter Frentz ne sera pas longtemps inquièté, il saura faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !

      Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à la dénonciation de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrète du fonctionnement concrèt de la fabrication du consensus. 
      La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres, en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages, faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people" et qui dissimule et voudrait faire oublier la violence.

      N.B. Voir aussi la recension de Mein Kampf par George Orwell, en mars 1940 (ici)

      2. L'enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Editions du Seuil, 268 p.

      Le second livre est publié en France par Frédéric Rousseau ; il est consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). Cette photo est extraite d'un photo-reportage politique, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, SS consciencieux et fier de son travail, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.

      3. Quand les images prennent position; l'œil de l'histoire

      Enfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Bertold Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel").
      La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.

      Voir aussi, Ecorces, sur une déambulation de l'auteur dans Auschwitz-Birkenau en 2011.  (Paris, Les Editions de Minuit, 2011, 74 p.).

      mardi 6 décembre 2011

      En un clin d'oeil : le montage infini

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      Walter Murch, In the Blink of an Eye. A Perspective on Film Editing, 2d Edition, Los Angeles, Silman-James-Press, 148 p., 1995-2001, 13,95 $.  Foreword by Francis Coppola.

      Ce petit livre regoupe une quinzaine de conférences et articles de l’un des meilleurs spécialistes du montage (editing), suivis d’une longue postface consacrée au montage numérique. A Walter Murch, on doit le montage de “Apocalypse Now” (direction Coppola, 1979), de “The English Patient” (direction Minghella, 1966), “The Godfather III” (direction Coppola), il a aussi remixé “American Grafitti” (direction Georges Lucas, 1973). Expert indiscuté.
      En plus d’une vision enchantée de la magie du montage, ces textes constituent, par petites touches, un manuel d’histoire économique du cinéma. Walter Murch fait bien percevoir la logique économique du passage au tout numérique, et d’abord la complexité de la période de transition qui s’achève actuellement (cf. Adieu 35). 
      Beaucoup de notations sur l'esthétique du cinéma et la division du travail ("mass intimacy"). Les relations réalisateur / montage sont exposées avec finesse (“it is necessary to create a barrier, a cellular wall between shouting and editing”).
      Plus profondément, Murch souligne l’homologie entre ce que recherche le monteur et la créativité inattendue (serendipity) née de rencontres fortuites, de plans inattendus. (p. 46). L’infrastructure commune à tout média numérique se déploie de chapitre en chapitre : l’infinie décomposition des contenus (une image est comme un mot, mais infiniment plus riche - écart qui mesure la distance entre lexical à tout faire et sémantique non formalisable). “You may not be able to articulate what you want, but you can recognize it when you see it”. Vanité de la revendication de "savoir absolu" des vendeurs de moteurs de recherche.
      Murch décrit le film comme Freud décrit le travail du rêve (déplacement, condensation, etc.). Les coups d'oeil jetés sur les choses, les paysages, les gens lui semblent autant de montages (cuts) ; de gros plans en montage (cut), Walter Murch croit deviner "la nature acrobatique de la pensée même".
      Tout petit livre, beaucoup de suggestions, d'idées à poursuivre, d'intuitions... Un grand professionnel.
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      jeudi 17 novembre 2011

      On the Road. Again

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      Le roman de Jack Kerouac fait l'objet d'une appli pour l'iPad (12,99 $). Ce roman est une référence essentielle dans la culture américaine, la photographie, le cinéma et la poésie : Bob Dylan, Tom Waits s'en réclament... Jack Kerouac construit une image de l'Amérique de l'après-guerre, Amérique qui a disparu mais dont on peut encore rêver (une adaptation cinématographique a été réalisée en 2012, produite par F. F. Coppola). Il établit une sorte de genre littéraire, celui de la route, du voyage comme écriture (cf. Jacques Lacarrière, Chemin faisant et Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France).

      L'ensemble édité pour l'iPad reprend le principe des traditionnels manuels de littérature qui mêlent extraits de texte, iconographie et documents sur l'oeuvre, sur sa réception, les critiques. L'appli donne tout d'abord le texte complet de l'oeuvre (penguin books - amplified version) ainsi qu'une comparaison commentée entre la version originale (rouleau tapuscrit dit "scroll", long de 9 m,  datant de 1952) et l'édition définitive, de 1957. S'y ajoutent des documents d'archives (sur l'édition du livre), des réactions à la publication (presse grand public), un tour du monde des couvertures du roman publié dans différentes langues. L'histoire du livre emblématique de la Beat Generation fait l'objet d'une introduction générale.

      Classique dans son principe, l'iPad enrichit la manière d'approcher la littérature et de l'étudier  : l'édition numérique juxtapose divers éléments autour de l'oeuvre, permet de mieux la situer : les itinéraires du voyage ("The Trip"), les portrait des personnages du groupe ("The Beats") que fréquentait Kerouac (dont Allen Ginsberg, William S. Burroughs).
      L'ergonomie de l'iPad rend la consultation des documents et le va et vient avec le roman aisés : documents audio (Kerouac lisant des passages du roman), documents vidéo (témoignages), bibliographie, etc. Le texte lui-même est émaillé de renvois, comme des notes de bas de page, situant un personnage, un lieu, une référence, etc. Ce travail n'a pas peur d'être didactique parfois. Manquent peut-être des commentaires sur la langue. La possibilité de rechercher un terme dans le texte, de placer un signet (bookmark) facilite l'orientation dans l'oeuvre.
      Qu'est-ce qu'un livre ? Le support numérique transforme l'expérience de lecture, en attendant qu'il affecte l'écriture qui pourrait emprunter aux techniques du montage (mash-up)...

      Présentation du contenu de l'appli .

      dimanche 4 septembre 2011

      Poésies de l'ère numérique

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      Charles Bernstein, Attack of the difficult poems: Essays and Inventions, 2011, University of Chicago Press, 282 pages

      Ouvrage sur l'invention poétique par un professeur de composition poétique à l'Université de Pennsylvanie, élève de Stanley Cavell, qui dirigea sa thèse. L'ouvrage regroupe divers essais : sur l'enseignement universitaire des "humanités", sur le statut social de la poésie, sur la poésie américaine et les (autres) Amériques, etc.
      Comment la modernité numérique transforme-t-elle l'expression artistique et, plus particulièrement, poétique ? Le numérique permet des reproductions des textes hors des normes de production ou de "traduction" alphabétique. La poésie, sous le coup de l'évolution des technologies de reproduction, passe de la récitation (performed poetry), au livre imprimé puis maintenant à l'écran (cf. sur iPad). L'auteur examine la situation sous plusieurs angles : l'enregistrement oral de la poésie ("Making audio visible"), l'écriture poétique avec des outils informatiques, la reproduction et le montage des sons et des images (photographie) de manières personnelles, totales ("total textuality"), etc.

      N.B. sur des sujets voisins, pour les illustrer, voir, par exemple, 
      • à Berlin, certaines expositions du musée Hamburger Bahnhof (Museum für Gegenwart / Musée pour le présent), comme "Live to Tape" (Mike Steiner).
      • Callay Project, un site qui repense l'accès à l'art, donc sa définition. en exploitant, entre autres, les médias sociaux (à suivre sur Facebook, Twitter, Google+).
      L'idée directrice de ce livre, délibérément dispersé, est que les technologies de communication sécrètent leurs propres formes poétiques, distinctes de celles des technologies achevées et que de nouvelles formes créatives doivent naître des technologies numériques. En même temps qu'il décortique et scrute des possibilités de créations nouvelles, Charles Bernstein stigmatise l'institution universitaire qui ne peut pas donner une place suffisante à la poésie et s'égare dans un inutile culte de l'utile.
      Difficile bataille !

      Pourtant jamais la créativité n'a été plus célébrée que par les cultures numériques, qu'il s'agisse d'esthétique, de design, d'ergonomie, de mathématiques et même de techniques de commercialisation. L'économie numérique manifeste un besoin continu d'innovation. Ce que souligne, de facto, la réussite d'Apple, de Pixar et de Steve Jobs (par exemple), est l'importance, pour penser mieux, de rechercher des formes nouvelles de beauté et de rationalité pratique. Non pas Rimbaud ou l'informatique mais Rimbaud plus l'informatique, Ginsberg plus le smartphone. "Epanchement du songe dans la vie réelle" (Nerval).

      L'économie numérique a besoin de "surréalisme" et de "futurisme". Or nos systèmes éducatifs, passées les années de maternelle, sclérosent la créativité langagière et artistique. Enrichir les moyens d'exprimer pour enrichir les moyens de penser et d'inventer. A quoi bon des moteurs de recherche sans textes complexes, que vaudrait le ciblage comportemental sans la diversité désordonnée des énoncés ? Si l'expression langagière continue de s'appauvrir, ces outils s'exténueront dans la tautologie. Les entreprises du numérique devront se soucier du capital de poésie dans lequel elles puisent le savoir sans le savoir.

      samedi 21 mai 2011

      Cinéma numérique. Regard Positif ?

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      La revue mensuelle Positif consacre, dans son numéro de mai 2011, un dossier au cinéma numérique, à la fin de la pellicule photochimique ; dossier coordonné par Jean-Pierre Berthomé. Six éléments constituent ce dossier concis (26 p.), précis et synthétique, faisant le tour de la "révolution numérique" : les décors, l'étalonnage, le montage, le son, la dématérialisation des copies et la restauration numérique des films anciens (cf. sommaire exact du dossier).

      Mai 2011, N° 603, 7,8 €
      Quelques notes de lectures.
      Tout d'abord, l'opposition analogique / numérique, commode, se révèle confuse et, sur certains points, erronée (cf. la "fausse homogénéité des techniques pré-numériques") ; elle apparaît surtout comme une reconstruction avantageuse pour reléguer des techniques anciennes que supplantent "des" technologies numériques, pour le meilleur et pour le pire. Michel Chion dans son article sur les "sons numériques" stigmatise la notion de "numérique" et montre qu'elle mêle, selon lui, des aspects hétérogènes : la miniaturisation des appareils, le montage virtuel et le rapport signal/bruit. L'auteur développe à cette occasion une critique féconde du technicisme.
      Avec le montage virtuel, qui commence avec "Coup de coeur" (1981) puis "Cotton Club" de Francis Ford Coppola, on assiste au développement d'innombrables versions (relevant davantage des marketing cuts que director's cuts). Le numérique confère au cinéma la pluralité des variantes, la trace des brouillons, alors que la littérature les voit disparaître.
      L'équipement des salles, commencé en 2005 à l'occasion de "Star Wars 3", s'achèvera fin 2012. Toutes les salles seront alors équipées pour le numérique ; afin de donner une chance à toutes les salles (coût : 80 000 € par salle), le CNC a mis en place une aide sélective pour l'équipement des salles  (loi du 30 septembre 2010). La disparition prévisible des copies et des laboratoires qui s'en suivra risque d'entraîner la disparition des projections de films anciens, et, par voie de conséquence, de certaines formes de cinéphilie.
      Alors intervient la réflexion sur la restauration (recadrage, colorisation) des films. Cette restauration pose les questions de la cohérence d'une oeuvre avec une époque et sa technologie, et de son intégrité même. Là où l'on met en avant la capacité de diffuser des films anciens sur les réseaux numériques (TV), François Ede souligne un danger potentiel pour la préservation des oeuvres. Le musée numérique du cinéma dit analogique est encore à imaginer. Notons que le dossier semble ne pas considérer la difficile compatibilité du cinéma numérisé avec une quelconque "chronologie des médias".

      Contrairement à l'enthousiasme, béat et intéressé, qui préside d'habitude à la célébration courante et convenue de la révolution numérique, célébration aveugle qui accompagne, pour les justifier toujours les investissements de modernisation, ce dossier dégage les enjeux de tous ordres liés au "tout numérique" dans le cinéma. Important rappel : les avantages indiscutables et spectaculaires des techniques numériques ne vont pas sans contre-parties. Comment limiter au mieux, si cela est possible, certaines des retombées négatives de cette révolution conduite par les intérêts économiques sans souci, souvent, des aspects artistiques.
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      lundi 17 novembre 2008

      Jeanne d'Arc et ses mythographes


      Colette Beaune, Jeanne d'Arc. Vérités et légendes, Paris, Perrin, 2008, 240 p.

      Sur le bandeau de promotion du livre, blanc sur fond rouge : "Pour en finir avec ceux qui racontent n'importe quoi". Vaste programme !
      Il s'agit de Jeanne d'Arc, d'un livre d'une historienne (Jeanne d'Arc. Vérités et légendes) aux prises avec les mythographes, raconteurs d'histoires fabuleuses. Quel rapport avec les médias ?
      Colette Beaune explique en introduction comment un sujet d'histoire devint un sujet people, par la magie de la télévision, comment la vulgarisation l'emporta sur l'érudition, comment l'histoire historienne devint "l'affaire Jeanne d'Arc" (titre d'un livre de journalistes, Marcel Gay, Roger Senzig, Livre de Poche, 6,5 €). Ces quelques pages disent le fonctionnement du média, le principe démagogique toujours associé au principe pédagogique.  "Vraie Jeanne, Fausse Jeanne" est un documentaire de Martin Meissonier, diffusé le 7 avril 2008 sur ARTE (publié en DVD : "Jeanne d'Arc, la contre-enquête", chez Gaumont Columbia Tristar).

      Que retenir de ce "cas" ? Comment rendre compte de la complexité, de l'incertitude, du doute à la télévision... Comment faire penser avec la télévision. Cela vaut pour l'histoire, bien sûr, mais aussi pour le sport et la politique, l'économie et la musique. On considère (on : ceux qui font la télé, du réalisateur au cadreur, du scénariste au directeur d'antenne) qu'il faut spectaculariser, peopeliser les sujets. Rituellement, à ce propos, il est bon d'incriminer la publicité. Car si l'on vulgarise, c'est bien sûr pour flatter l'audience, se soumettre à la dictature de l'audimètre et donc de l'annonceur. Mais il s'agit d'ARTE, télévision sans publicité : il faut donc bien en venir à envisager des explications plus solides.

      Est-ce la télévision qui est en cause, son langage, son format ? Ce que peut un livre (avec ses notes, ses illustrations, ses longues explications), ce que peut leWeb  (avec ses hyperliens, ses illustrations multiformes), la télévision ne le peut guère, même pour un documentaire, fût-il didactique.
      Suivons l'auteur lorsqu'elle pointe, une à une, les simplifications, les erreurs, les imprécisions de l'émission. Punctus contra punctum. Et de dénoncer le journaliste qui joue les mythographes contre les historiens professionnels, la vie et la politique de Jeanne d'Arc traitées à la "Da Vinci Code"... Convaincante, mais qu'aurait-on pu en faire à la télévision ?
      Sancta Simplicitas ! "Le simple est toujours le simplifié", prévenait Gaston Bachelard. Un film (et l'on en connaît déjà une bonne quinzaine consacrés à Jeanne d'Arc), jamais, ne rendra compte de l'enchevêtrement des circonstances, des enjeux politiques, religieux, militaires que noue et dénoue avec dextérité et prudence Colette Beaune, historienne spécialiste de cette période.

      Des solutions ?

      Couverture du magazine (N°2)
      Concevoir d'emblée l'émission documentaire ou d'information dans ses dimensions multi-plateforme, enrichir le programme télévisé de documents divers (cf. le DVD du "Procès de Jeanne d'Arc", film de Robert Bresson, 1962, édité et publié par mk2, avec une interview du médiéviste Georges Duby, le discours d'André Malraux à Orléans, etc.). Désormais, une émission peut recourir à divers documents en ligne pour compléter, tempérer, faire entendre toutes les voix. Montage pluri-média, juxtaposition que peut éventuellement réaliser lui-même le consommateur, d'où peuvent émerger des pensées ("le montage est conflit", disait Eisenstein). Pour en finir avec l'alternative infructueuse de l'ennuyeux et de l'intéressant, du compliqué et du simplifié, romancé ...

      Afin de tendre à l'objectivité, l'information documentaire et historique peut non seulement donner à entendre les divers points de vues mais aussi mobiliser toutes les capacités des médias en ligne. Le Web donne l'occasion de concevoir et monter l'information télévisée d'une autre manière, ouverte, questionnante.
      Dans le même temps, les médias compliquent la tâche de l'historien en multipliant et vulgarisant les attentes des publics : ainsi, en 2012, le groupe Hommell publie un magazine trimestriel, Jeanne d'Arc et la guerre de Cent Ans (9,9 €) associé à la "construction" sociale de "lieux johanniques" (tourisme, mémoire) qu'accompagnent divers événements et une Association des villes johanniques. Toute cette réactualisation contribue à façonner un horizon d'attente qui représente l'actualité de Jeanne d'Arc et sa réception.
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