jeudi 30 janvier 2020

Ana Akhmatova avec Lydia Tchoukovskaïa, toute une vie de poésie russe sans concession



Lydia Tchoukovskaïa, Entretiens avec Ana Akhmatova, Paris, Le bruit du temps, 2019, 1247 p. Index des noms (pp. 1189-1245)
Edition, présentation et notes de Sophie Benech. Repères biographiques et chronologiques.

Записки об Анне Ахматовой (Zapiski ob Anne Akhmatovoĭ)

Voici un livre des entretiens de deux grandes dames de la littérature russe de l'époque stalinienne. Lydia Tchoukovskaïa, morte en 1996, était d'abord une éditrice de littérature pour enfants ; malgré des problèmes de vue croissants, elle a tenu un journal au jour le jour, concernant ses entretiens avec Ana Akhmatova, entretiens qu'elle notait en rentrant chez elle, poèmes qu'elle apprenait par coeur avant de les détruire, par crainte de la police. Le mari de Lydia Tchoukovskaïa, a été arrêté puis assassiné en 1937 ; elle écrira Sophia Pétrovna, un roman sur l'année 1937. Le fils de Ana Akhmatova est dans un camp, mais il survivra...

De jour en jour, Lydia Tchoukovskaïa a noté sa relation avec Ana Akhmatova, grande poétesse  russe. D'elle, Iossif Brodsky disait même qu'elle était la "conscience de la littérature russe". Chaque soir, Lydia Tchoukovskaïa a noté les conversations qu'elle a eues avec Ana Akhmatova. Des grandes et des petites conversations. Ces centaines de pages en disent long sur la vie quotidienne de ces deux femmes intellectuelles russes dans une époque marquée par la dictature stalinienne et l'attaque allemande de la Russie. Mais une époque marquée aussi par les écrits terribles d'Alexandre Soljénitisne, par l'attribution du prix Nobel de littérature à Boris Pasternak qui doit le refuser, puis sa mort ("31 mai 1960. Boris Pasternak est mort hier soir", p. 585), par le suicide de Marina Tsétaïéva, par la mort dans un camp sibérien de Ossip Mandelstam (1938), par l'affaire Brodsky, etc. Beaucoup de remarques sur le passage de Liova, le fils d'Ana Akhmatova dans les camps. Il en reviendra après la mort de Staline, soupçonnant sa mère de l'avoir peu ou mal défendu. Terrible histoire intellectuelle du siècle dernier en Russie.

"Ils ont brûlé ma ville chérie, ma ville de poupées
Plus moyen de se faufiler dans le passé..." (o.c. p. 498)

Au poème sur Tsarskoïe Siélo, ville de l'enfance de la poétesse, ville incendiée par les nazis, on peut ajouter celui-ci : en 1942, contre les troupes allemandes, Ana Akhmatova écrit un poème où elle déclare son amour de la langue russe :

"Nous saurons te préserver, langue russe,
Grande et sublime langue russe.
Nous saurons te garder libre et pure,
Te remettre à nos petits-enfants, te délivrer
Pour les siècles des siècles." (o.c. p. 495)

Autant que l'histoire de deux personnes qui se parlent, ce livre est aussi un recensement des grands décès et assassinats de la culture russe : Blok, Maïakovski, Pasternak, Tsétaïéva, Mandelstam, Essénine, Meyherhold... Bien qu'énorme, cet  ouvrage se lit aisément, tant on est pris par l'histoire littéraire russe, prisonnière entre Staline et Bréjnev.
Sophie Benech conclut son introduction d'un poème de Ana Akhmatova qui, décidément, jusqu'au terme de ces entretiens, ne "déraille" jamais :

"Certains avancent tout droit,
D'autres tournent en rond,
Ils attendent de rentrer chez eux,
Ils attendent l'amie d'autrefois.
Mais moi je vais, suivie par le malheur,
Ni tout droit ni de travers,
Vers jamais et vers nulle part
Comme un train qui déraille"

lundi 6 janvier 2020

Deux siècles de générations d'historiens français


Sous la direction de Yann Potin et Jean-François Sirinelli, Générations historiennes. XIXe-XXIè siècle, Paris, CNRS Editions,  800 p., Index nominum (dommage : pas d'index rerum).

Que vaut la notion de génération pour l'historien ?
Ce livre se donne deux siècles d'observations des historiens pour analyser "deux siècles d'historiographie française et d'histoire du milieu historien" ; il procède en trois parties pour "étudier autrement deux siècles de production historique française" : d'abord, c'est un "relevé stratigraphique des générations historiennes", par tranches de 15 années, à partir de 1789-1790, soit au total sur 14 chapitres.
La seconde partie examine l'histoire "au miroir de l'ego-histoire" en donnant la parole à des historiens et historiennes nés entre 1942 et 1983 ; elle se termine par le discours d'un historien appartenant à la génération née en 1983.
Enfin, la troisième partie intitulée "Objets et débats. Une emprise des générations ?" et qui est consacrée à diverses études de cas, entend reprendre, sous l'angle générationnel, les grands débats du champ historique français.

Cet ouvrage est une véritable somme, assurément un grand livre qui reprend l'histoire telle qu'elle a été travaillée en France depuis la Révolution. La variété des auteurs fait voir et repérer la variété des points de vue, des systèmes d'analyse aussi. L'étude sur deux siècles fait voir les principaux tournants de la discipline mais également une certaine uniformité, une certaine continuité dans le travail des historiens et historiennes français. Il faudrait reprendre en détail certaines études pour y déceler les habitudes de l'histoire à la française, les habitus même issus d'un moule générateur : les écoles normales supérieures, les sujets de thèse... C'est peut-être ce qui manque le plus, en fin de volume : une analyse sociologique qui mettrait en évidence les outils et les thèmes communs de ces deux siècles d'historiens et d'historiennes, et montrerait, à mon avis, les faibles écarts les séparant. L'historien français est de son temps, certes, mais il est surtout, encore, du temps long des historiens français, de leur formation (les concours et les jury, etc.) et de leurs carrières, et de leur matière première.

mercredi 1 janvier 2020

De l'histoire, des histoires au cinéma


Christian Delage, Vincent Guigueno, L'historien et le film, Edition revue et augmentée, Paris, 2004 et 2018, Gallimard, 431 p., Bibliogr, Index nominum, Index rerum

Quand l'historien se fait collaborateur du cinéaste, et conseiller surtout... Les relations des historiens aux films constituent toute une histoire que ce livre aborde sous divers angles.
Quels sont, par exemple, les points communs qui relient les oeuvres de l'allemande Leni Riefenstahl qui filme, enthousiaste, les manifestations nazies avec lesquelles elle sympathise et le film de l'américain Charlie Chaplin, qui montre l'action criminelle des nazis envers les populations juives d'Europe, entre Le dictateur et Sieg des Glaubens ? Le recours au cinéma, l'attention au talent ? Ni Charlie Chaplin ni Leni Riefenstahl ne sont pourtant historiens et leur souci premier n'est certes pas de traiter l'histoire de l'époque en historiens, c'est au mieux de la montrer telle qu'eux la voient, la comprennent, la craignent ou la célèbrent.
Et, ensuite, se posent les problèmes des acteurs, des décors, des outils techniques à la disposition des cinéastes et ce ne sont pas du tout les mêmes en 1940 et en 1997. C'est l'âge de l'histoire. Le livre donne de nombreux exemples de collaborations cinéastes / historiens. Tout d'abord, Nuit et brouillard, court métrage d'Alain Resnais et Jean Cayrol (30 minutes) réalisé en 1956. Les intentions des auteurs sont étudiées : pourtant, vu d'aujourd'hui, le film semble ne pas insister sur la destruction des communautés juives d'Europe, voire même l'oublier. De L'armée des ombres (1969, Jean-Pierre Melville), à Dunkerque (2017), on voit le cinéma filmer la guerre en en faisant toute une nouvelle histoire.

Belles occasions de voir les historiens se tromper, par nécessité historique : toute histoire a une histoire et cette histoire change avec les époques, les outils d'observation, de compréhension autant que les problème que privilégient l'époque et le public visé... L'accumulation de données finit aussi par modifier ce que l'on voit, ce que l'on comprend. Ce que l'on veut comprendre aussi change, les historiens sont enfants de leur époque, de leurs problèmes, de leurs moyens techniques et de leurs méthodologies. Plus peut-être que ceux qui travaillent à une thèse, les historiens engagés dans un film sont pris par le public qu'ils visent, par un budget aussi : le public de la thèse est très restreint, le jury est de cinq personnes, tandis que celui du film est massif.

Le livre donne à réfléchir à plusieurs films : ainsi, La petite patrie, en 1992, film réalisé pour le bicentenaire de l'Ecole Polytechnique ou Voyages (Emmanuel Finkiel, 1999). Dans tous les cas, les lecteurs du livre sont amenés à réfléchir à la "vérité de la fiction", vérité fondée sur les seuls éléments dont dispose alors le cinéaste. Ensuite peuvent intervenir le casting, des outils plus récents (YouTube, carnets de recherche, blogs)...
En conclusion, voici un ouvrage de réflexions de toutes sortes à propos d'oeuvres cinématographiques consacrées à un moment particulièrement difficile de l'histoire. Cinéastes et historiens, on le comprend vite, sont dépendants de leurs outils mais aussi et surtout des idées de leur temps. A chaque époque sa manière de se raconter l'histoire ?