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lundi 23 décembre 2019

Philosophie chinoise pratique : se passer de la volonté pour mieux agir


Romain Graziani, L'usage du vide. Essai sur l'intelligence de l'action, de l'Europe à la Chine, Paris, Editions Gallimard, 2019, 269 p.

C'est un ouvrage écrit par l'un des très bons connaisseurs de la Chine ancienne. Normalien, ancien de Harvard, l'auteur enseigne les études chinoises aujourd'hui à l'Ecole Normale Supérieure (Lyon). Il est aussi le rédacteur en chef de la revue Extrême-Orient Extrême-Occident. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire sociale et intellectuelle de la Chine ancienne.
Le plus désirable, c'est ce que l'on ne cherche pas, parce que si on le cherche, alors on ne l'obtient pas. Paradoxe de l'action volontaire ? L'action efficace n'est pas voulue, au contraire. Alors, que faire ?

Le livre porte sur les "méfaits de la volonté" car "tout se passe en fait comme si l'excès de conscience réflexive et le surcroît de volonté nous éloignaient irrémédiablement de la fin convoitée. Vouloir et pouvoir semblent se situer dans une relation directement antagoniste" : voilà, le problème est posé des états optimaux et réfractaires, qu'il s'agisse de vouloir s'endormir, d'effectuer des gestes sportifs (l'auteur évoque souvent le tennis), de se rappeler un nom, ou plus vain encore, la volonté de séduire ou de convaincre d'une idée voire d'une politique : "le seul fait de les intentionner les rend hors d'atteinte"... Romain Graziani s'appuie surtout sur la pensée chinoise et notamment sur le Zhuangzi (Tchouang-tseu), fameux texte chinois du troisième siècle avant notre ère ; mais aussi, il fait appel entre autres, à l'écrivain autrichien Robert Musil, à William James, Maître Eckhart, Alexis de Toqueville mais aussi à des mathématiciens tels Henri Poincaré (L'invention mathématique, mai-juin 1908) ou Alexandre Grothendieck, ou encore à Ovide, poète latin, et au penseur norvégien contemporain Jon Elster. Donc, il faut vouloir le non-vouloir. L'auteur n'hésite pas dans ce livre à "subvertir quelques oppositions bien établies entre le vouloir et le non-vouloir, la vigilance et la distraction, l'attention et la confusion, l'action et le non-agir".

"Vouloir, c'est ne pas pouvoir" car la volonté d'accomplir tel ou tel acte en empêche sa réalisation : l'auteur multiplie les exemples, empruntant à la philosophie classique autant qu'à l'histoire de la psychologie pour donner des conseils : déjouer l'emprise de l'intentionnalité dans chacun de nos gestes, aller vers le non-vouloir, le non-agir, formes souveraines de la volonté libre (ou libérée).
Belle démonstration de Romain Graziani mais nous restons malgré tout dans l'expectative : il fallait s'y attendre, et d'ailleurs, il nous a mis en garde. Que faire alors ? Rien ? Le non-vouloir, la rééducation de soi sont des solutions que suggère l'auteur. Mais ce n'est pas très certain ; l'analyse, la description des problèmes sont plus claires que les solutions, évidemment. En tout cas, voici un très beau livre qui donnera aux études chinoises classiques des perspectives nouvelles (appliquées) et actuelles.


dimanche 6 novembre 2016

Economie et déséconomies de l'attention


Tim Wu, The Attention Merchants: The Epic Scramble to get inside our heads, Borzoï Book (Alfred A. Knopf), 416 p., 2016, 15,59$ (ebook)

Tim Wu, diplômé de Harvard Law School, est Professeur de droit à Columbia University. On lui doit d'avoir forgé et développé la notion cruciale de neutralité du Net.
Son ouvrage parcourt l'histoire de la publicité et des médias. Sa thèse est simple : la publicité vole l'attention des internautes, entre autres, pour financer les médias. Les médias revendent à des annonceurs l'attention qu'ils captent. Entreprises bifaces donc (cf. Jean Tirole). Les consommateurs prêtent attention...
L'attention correspond-t-elle à l'engagement, notion vague et floue. Consommer les médias, c'est vendre son attention, son âme aux diables publicitaires ou acheter un service, un produit, une série, un magazine avec son attention. En fait, l'attention ne peut guère se mesurer que comme de la durée de contact (completion rate). Troc donc ("to pay attention", dit-on en anglais). Encore que désormais, l'internaute peut bloquer la publicité, ce qui est depuis toujours possible pour le lecteur de journal, de magazine, le téléspectateur, l'auditeur de la radio ou le passant dans la rue. Ne faut-il pas faire attention pour ne pas faire attention à la publicité ! Contre l'inattention, il y a le placement (du message, du produit) et surtout la création qui cherche se faire remarquer. Si la création est bonne, il faut peu de répétition et il n'est point n'est besoin de bloquer la publicité.

Ce livre fourmille d'anecdotes, certaines peu connues, racontées de manière journalistique (storytelling pour retenir l'attention ?). Mais Tim Wu n'est pas historien et il ne donne guère d'interprétation historique approfondie de ces anecdotes. D'autant que l'attention est une notion confuse, qui se laisse mal saisir. Elle est l'objet de discours flous de philosophes, de psychologues, mais l'on y reste dans les convictions, les spéculations, les généralités... William James décrit l'attention comme le contraire de la distraction, ce qui ne nous avance guère. Même la position des yeux  (ou de la tête) ne nous aide pas toujours (limitant l'intérêt du eye tracking). Que signifie "faire attention" ? Tim Wu reste, lui aussi, dans le vague : que revendent donc, exactement, les marchands d'attention qu'il dénonce ? Quelle valeur ajoutée ? Le livre parcourt et raconte l'histoire des médias, pas leur économie mais les aventures de l'attention : le prime time, le clickbait, The Huffington Post, AOL, Facebook, Kim Kardashian, etc. Probabilités d'attention. Et Netflix et HBO que l'on ne paie pas avec de l'attention ? Et Apple qui se vante de ne pas vendre à des annonceurs les données privées que l'entreprise collecte ? Dommage que Tim Wu n'analyse pas plus plus profondément l'opposition entre les modèles économiques de Google (qui achète et revend de l'attention) et de Apple qui n'en fait pas commerce (coût de renoncement ?) ou encore ceux de Facebook et de Uber. Ecoutons le responsable du design de Uber : "Think of Facebook, Twitter, or Netflix; they take the time and sell the time. Uber is in a different business – we want to give time back. We want to be respectful of your time and get you on your way as fast as possible.” (cf. "Snapchat, Uber, and the Implications of Machine Learning" in Streetfight, Nov. 8, 2016).

Que serait devenu le web sans l'argent des "marchands d'atttention" ? Sommes-nous en présence d'un marché de la croyance ? Quel est le retour sur investissement de l'acheteur d'attention - et d'intentions - (contacts, durée de consommation, data) ? Notoriété (branding, brand equity) et ventes de produits. Le consommateur de médias aura pris conscience et connaissance d'un produit, d'une idée, en échange de l'attention qu'il a prêtée, intentionnellement à un message. Peut-être a-t-il été convaincu d'acheter un appareil, un livre, de changer d'idée, de tester un nouveau parfum... Ce n'est certainement pas un marché de dupes : quelle condescendence souvent dans la dénonciation des effets de la publicité ! 
Le livre s'achève en regrettant la commercialisation du web, la fin d'une utopie ; en moins de 20 ans, le web est devenu commercial ("thoroughly overrun by commercial junk"). Mais qu'est-ce qui n'est pas commercial, l'auteur ne semble pas cracher sur la commercialisation de son livre ?
Tim Wu dénonce la publicité, il faut l'énoncer d'abord. Son livre est de lecture agréable mais on y apprend peu. En revanche, et c'est salutaire, on y retrouve de lancinantes questions sans réponse : pourquoi la publicité plait-elle (parfois) ? Pourquoi aucune marque ne prend-t-elle le risque de ne pas investir dans la publicité (rique que ne prennent ni Netflix, ni Apple, ni... Tim Wu) ? Pourquoi regarde-t-on la publicité pour un produit que l'on a déjà acheté ?