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lundi 18 juillet 2016

Foules, masses, publics et autres multitudes


Elena Bovo et al.,  La foule, 2015, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 151 p.

La notion de foule est intuitive, confuse, floue ; bien qu' appartenant aux expressions d'usage courant, elle est difficile à cerner, encore plus à définir. Pour s'y retrouver, on la pose en l'opposant à celles de masse, de multitude, de classe, de public, de peuple, d'opinion publique, de corps électoral, de série voire même de consommateurs ("foule sentimentale", disait la chanson). Nous ne nous trouvons donc jamais loin des médias, de l'audience... et, désormais, de la data.
L'arrivée des médias électroniques, radio, télévision, Internet, a étendu la notion de publics et d'espace public au virtuel. On ne cesse sur le Web de parler de "crowd" (crowd sourcing, crowd funding, etc.), voire même de "crowd-based capitalism" (Arun Sundararajan). De quelle foule s'agit-il ? Existe-t-il des foules virtuelles que réuniraient les réseaux sociaux par centaines de millions d'utilisateurs ? "Actions à distance", disait Gabriel Tarde, qui croyait pouvoir y déceler le signe distinctif de la civilisation... Optimiste (cf. La radio au service des nazis). "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art", dit Charles Baudelaire (Petits poèmes en prose, XII).

Pour y voir clair, comprendre, cerner et discerner la notion de foule, Elena Brovo a réuni six spécialistes d'histoire et de philosophie. Sept chapitres pour disséquer et analyser cette notion, chacun s'appuyant sur un ou plusieurs auteurs canoniques : Spinoza, Maximilien Robespierre, Jules Michelet, Karl Marx, Gustave Le Bon, Hippolyte Taine, Gabriel Tarde, Jean-Paul Sartre, pour finir avec Scipio Sighele, disciple de Cesare Lombroso ("La folie des foules"). La juxtaposition de ces textes est étourdissante et, refermant l'ouvrage, on ne sait plus guère à quelle foule se vouer. Doute hyperbolique. Sans compter les foules méconnues : par exemple, les fan zones du football (4 millions de personnes en juillet 2016, en France, cf. infra), la foule des villes, des départs en vacances (cf. infra), des rues et des places publiques (smart city), des manifestations... "οἱ πολλοί" (oi polloi), disait-on en anglais distingué (l'opposant à οἱ ὀλίγοι, oi oligoi, bien sûr).

La référence, explicite ou implicite, à la Révolution française et aux philosophes des Lumières est à l'horizon de la plupart des auteurs évoqués dans ce livre, historiens, politologues, philosophes, psychologues dès lors qu'ils mobilisent la notion de foule. On y cherche avec Michelet et Taine "les origines de la France contemporaine". L'exercice se poursuit aujourd'hui... (cf. la conclusion du chapitre d'Arthur Joyeux). D'autres illustrations historiques, moins françaises, auraient été bienvenues.
Dessin du Canard Enchaîné, 13/07/2016, p. 8
Frédéric Brahami examine le statut de la foule dans la Révolution française, depuis la prise de la Bastille jusqu'aux massacres de septembre 1792 (septembriseurs, spontanéité des masses ?). Aurélien Aramini s'attache à l'œuvre de Jules Michelet pour y épingler une approche contradictoire ; pour l'historien, la foule peut être, sans raison claire, tour à tour révolutionnaire (c'est le peuple en acte) et contre-révolutionnaire...

Gustave Le Bon, en 1895, annonce "l'ère des foules". Sa psychologie des foules, qui connaîtra un succès éphémère, sera détrônée par l'idée d'opinion publique dont la force et la puissance sont inséparables de celle de la presse et des intellectuels (cf. Affaire Dreyfus).
Gabriel Tarde, critique contemporain de Gustave Le Bon (Les lois de l'imitation, 1890), propose de substituer la notion de public à celle de foule : voici venir "l'ère du public ou des publics", le public est "le groupe social de l'avenir". Ce public est un produit des médias, de l'imprimerie et du chemin de fer qui, ensemble, bâtissent la grande presse (manquent l'école obligatoire et la publicité). Tarde ajoute au diagnostic le télégraphe et le téléphone. Chapitre synthétique, éclairant, de Gauthier Autin : "grandeur et décadence de la psychologie des foules".

Karl Marx a-t-il parlé de foule ? Dans "le marxisme et les foules", Arthur Joyeux rappelle d'abord combien l'éloge des foules par Le Bon est réactionnaire, contemporain de l'hostilité aux syndicats, aux bourses du travail, au parlementarisme, à la classe ouvrière. Ensuite, il propose une étude "langagière" de la notion de foule à partir de textes de Marx : "foule" serait en allemand "die Menge" (proche de volume, quantité, ensemble, notion chère aux mathématiciens, Mengenlehre) ou "der Haufen" (le tas), ensembles indistincts, non structurés, que Marx oppose à la masse (die Masse) qui se constitue en classe organisée, consciente (avec un parti, des organisations "de masse"...). Travail de lexicologie séduisant mais frustrant car trop limité dont on attend davantage... Peut-être faudrait-il recourir à des outils plus puissants d'intelligence artificielle des textes (NLP, clusters, etc.). Car enfin Hitler aussi utilise la notion de masse : diriger, affirme-t-il, c'est pouvoir bouger des masses ("Denn führen heisst : Massen bewegen können" (Mein Kampf, Eine Kritische Edition, p. 1473).

De cet ensemble de textes ne ressort, en toute logique, aucune conclusion. La foule comme la masse ou la multitude sont rebelles au concept ; elles ne se laissent pas aisément saisir et enfermer par les outils de classification courants. Pourtant, les problèmes évoqués dans cet ouvrage sont au cœur de l'économie de la communication et des médias et de l'histoire politique récente. De quelle discipline peut-on attendre un début de réponse ?
Fan zone de la Tour Eiffel à Paris, en juillet 2016, pour l'UEFA Euro. Foule ?

lundi 31 mars 2014

Ethnologie littéraire de l'hypermarché


Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, 72 p.

Romancière, Annie Ernaux raconte sa vie avec l'hypermarché, à la demande d'une collection du Seuil, "Raconter la vie". Son essai est le récit d'une sorte d'enquête qu'elle a menée au cours d'une année de courses banales à l'hypermarché voisin, son hypermarché Auchan de Cergy-Pontoise. Enquête ? Non, pas une enquête, dit-elle, mais "un relevé libre d'observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là". Travail d'ethnographe sans doute, d'ethnologue sûrement : l'hypermarché vu par une de ses clientes régulières, fille elle-même d'épiciers. Travail d'écriture aussi.

Au cœur de la vie d'une grande partie de la population, depuis une cinquantaine d'années, il y a l'hypermarché. L'expérience hebdomadaire en reste pourtant ignorée des politiques, journalistes, écrivains, intellectuels et autres pseudos experts. Dénigrée. Contre cette ignorance, la romancière réhabilite l'hypermarché et lui donne une dignité culturelle sans perdre de vue son importance vitale pour les clients : son texte cite constamment le prix des produits... Texte de cliente ! Pour Annie Ernaux, les hypermarchés "ne sont pas réductibles à leur usage d'économie domestique" ; elle y voit des lieux de vie et des lieux de mémoire, une distraction souvent plutôt qu'une corvée. Cliente régulière, l'auteur observe le monde de l'hypermarché avec tendresse, énonçant au passage ce qui la touche et ce qui la révolte.
Exemples.
Elle dénonce le ton de la communication : "Par respect pour nos clients, il est interdit de lire les revues et les magazines dans le magasin": le possessif l'irrite : "ni moi ni les autres ne sommes la propriété d'Auchan".
Elle dénonce le sexisme inculqué subrepticement par les étalages de jouets au moment des fêtes : ces "objets de transmission" sont "à la source du façonnement de nos inconscients". Elle note encore la condescendance des jeunes vendeurs des rayons "technologie" lorsqu'ils s'adressent à des femmes.
Elle évoque l'émotion qu'elle perçoit chez les clients de la parapharmacie : "rayon "psy", "rayon du rêve et du désir, de l'espérance" : l'efficacité du produit intervient avant l'achat.
Elle remarque combien la grande distribution s'adapte à la diversité culturelle de la population : en fait d'intégration, le marketing ethnique semble faire mieux que l'éthique et peut-être mieux que l'école.
En fin de compte, Annie Ernaux rappelle une des lois sociales du règne de la marchandise : "L'humiliation infligée par les marchandises. Elles sont très chères, donc je ne vaux rien". L'hypermarché se présente comme une "énorme accumulation de marchandises" (Karl Marx, Le Capital) ; toute suite d'objets déposés sur le tapis roulant ne peut-elle pas se lire comme une psychanalyse sociale, "façon de vivre et compte en banque". On peut y entrevoir l'avenir du "big data" : le problème du big data n'est pas tant dans le traitement des données que dans la sélection sensible des données. L'algorithme de choix remplacera-t-il le "regard éloigné" et mélancolique de l'ethnologue ?

S'auto-analysant comme cliente, Annie Ernaux remarque que "la docilité des consommateurs est sans limites", docilité dont l'un des symptômes est la relation à la caisse automatique où le client skinnerien obéit à la consigne débitée par une voix anonyme (mais que faire d'autre si l'on veut payer ses courses ?). Elle souligne d'ailleurs la profusion de contraintes qui encadrent la vie dans l'hypermarché : affichage de mises en garde, architecture conditionnant le cheminement des consommateurs, caméras de surveillance, vigiles... Libertés surveillées. Mais en quoi est-ce différent d'un aéroport, d'une mairie ou d'un collège ? Que change le smartphone, omni-présent, à la manière de faire ses courses? Qu'y changera le beacon ?

Malgré tout, dans l'hyper, on est chez soi, l'hyper est à la fois espace public, non-lieu et lieu intime. "On peut s'isoler et mener une converstaion dans un hypermarché aussi sereinement que dans un jardin". L'essai d'Annie Ernaux ne cesse de dire cette ambivalence : "Souvent, j'ai été accablée par un sentiment d'impuissance et d'injustice en sortant de l'hypermarché. Pour autant, je n'ai cessé de ressentir l'attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s'y déroule".

Revenant à l'écriture, en épistémologue lucide, elle rappelle que "voir pour écrire, c'est voir autrement". L'originalité de cet ouvrage tient dans la critique croisée de la sociologie et de la littérature. Quel est leur objet commun ? Cet essai d'Annie Ernaux ne dispense pas des analyses quantitatives du marketing : il les éclaire et met en garde contre l'ethnocentrisme méprisant des experts et des intellectuels. Il fourmille d'intuitions qui demandent des confirmations statistiques : par exemple, l'hypermarché est-il un univers surtout féminin, caissières et clientes ? Le résultat de cette enquête rapprochée est stimulant ; on aimerait que de semblables études soient consacrées à la vie dans l'université, par exemple. Ou encore dans des entreprises, sur le modèle du travail effectué par Katherine Losse sur Facebook.
Inversement, cet essai d'Annie Ernaux laisse entrevoir sa méthode littéraire, entre introspection calculée et ethnologie spontanée.

Combien de temps faut-il "à une réalité nouvelle (comme l'hypermarché) pour accéder à la dignité littéraire ?" On pense à un poème dans lequel Allen Ginsberg s'adresse à Walt Whitmann : "In my hungry fatigue, and shopping for images, I went into the neon fruit supermarket, dreaming of your enumerations" ("A Supermarket in California", 1955). On peut aussi penser à la chanson, tellement moquée, et pourtant tellement juste, de Didier Barbelivien sur "Le parking d'Auchan" (1986).

Sur Annie Ernaux
Les mots-clefs et la vie d'une femme
D'Annie Ernaux à Aurélie Filipetti. Romans

vendredi 10 août 2012

Influence et contagion, pour améliorer le filtrage collaboratif

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"Wisdom of the Crowd: Incorporating Social Influence in Recommendation Models", Shang Shang, Pan Hui, Sanjeev R. Kulkarni, and Paul W. Cuff, August 3, 2012

Cet article porte sur l'enrichissement des techniques de recommandation personnalisées par la prise en compte des réseaux sociaux.
Les recommendations personnelles telles que les mettent en oeuvre des entreprises de e-commerce comme Amazon, Netflix entre autres (pour les livres, les films, la musique, les applis, etc.), reposent sur un modèle de filtrage collaboratif. Modèle conservateur : il est basé sur l'inertie postulée des comportements et des décisions d'achats passés pour suggérer des choix homologues (cohérents, etc.) pour l'avenir. Un tel modèle est a-social : il considère que les individus sont autonomes, indépendants. De plus, il est handicapé par la question, difficile, des débuts : car,au début, il n'y a pas de données (cold start) et la recommandation est erratique et peut dissuader l'acheteur. Evacuées également  les manipulations par injection de profils et de choix biaisés pour fausser volontairement le fonctionnement du modèle pour désavantager ou avantager artificiellement un produit (shilling attacks).

Au modèle classique du filtrage collaboratif, les auteurs de cet article proposent d'associer des modèles mathématiques basés sur la contagion sociale et l'influence des réseaux sociaux (network theory), pour les individus mais aussi pour les groupes. Tout choix individuel étant surdéterminé par le contexte de réseau social, les auteurs réinsèrent la décision d'achat dans un environnement social structuré ("No man is an island", comme dit le poète). Le modèle final est plus réaliste, mieux adapté à un monde de décisions où les réseaux sociaux donnent une nouvelle ampleur et une nouvelle pérennité à la contagion et à l'influence.

dimanche 20 mai 2012

La critique de l'écriture par Platon

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Jean-Luc Périllié, Oralité et écriture chez Platon, Cahiers de philosophie ancienne, N°22, Bruxelles, Editions OUSIA, 2011, 239 p. Index.

La référence au statut de l'écrit dans l'oeuvre de Platon est tellement constante chez les historiens et sociologues des médias qu'il faut profiter pas de cette publication de spécialistes abordant savamment le sujet lors d'un séminaire tenu à Montpellier.
Les contributions rassemblées dans ces Cahiers de philosophie ancienne discutent la relation, chez Platon, entre enseignement oral et écrit. Pour simplifier : l'oral est réservé aux spécialistes, aux disciples (ésotérique) tandis que la publication écrite est destiné à tous et n'importe qui (exotérique). Ce livre, mais ce n'est pas notre propos, propose un éclairage radical de la doctrine platonicienne : il y aurait une doctrine publique, celle qui est dans les dialogues, et une doctrine, restée délibérément orale, donc ésotérique et méconnue.

La critique de l'écriture apparaît dans l'œuvre de Platon, à la fin d'un dialogue (Phèdre, 274b-278e) et dans la Lettre VII (340b-345c). Dans le Phèdre, Platon expose que l'écriture "rend les âmes oublieuses chez ceux qui l'ont apprise, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire" (275c). L'écrit peut certes aider à se remémorer (fonction d'aide-mémoire) mais le texte écrit reste passif ; au contraire, Socrate vante le discours vivant, qui "s'écrit dans l'âme de l'homme qui apprend, discours capable de se défendre lui-même" (276a). Critique de la culture livresque, morte. Dans la Lettre VII, on retrouve l'idée de l'écrit comme pis aller, sans pensée en acte : "la pensée reste enfermée dans la partie la plus précieuse de l'écrivain" (344c). L'écrit public, pour tous, apparaît comme de la pensée simplifiée, affaiblie, vulgarisée, éteinte. Destin de médias.
Notons toutefois, comme le souligne Luc Brisson dans sa contribution (p. 53), qu'au siècle de Platon et de Périclès, l'écrit est déjà fondamental et omni-présent dans la société athénienne (documents juridiques, administratifs, lois) ; déjà, Homère est retranscrit de même qu'une partie du théâtre. Ce n'est donc pas de l'écrit quotidien, courant qu'il s'agit pour Platon mais peut-être déjà de capital culturel, de son incorporation, de son objectivation, de sa transmission...

L'actualité de ces débats vieux de vingt-cinq siècles est frappante : la question de la mémoire, de la remémoration, ("ἀνάμνησις), de la mnémotechnique et du stockage des savoirs, celle de leur accessibilité et celle de leur transmission selon divers médias et supports sont au coeur de l'économie numérique. Questions pédagogiques s'il en est, aussi.
Quel statut aujourd'hui pour les cours oraux, dialectiques ? Faut-il se contenter des manuels ("polys") et des textes originaux ? L'oral ni le "présentiel" ne suffisent pas à définir un cours ou une conférence qui ne sauraient se réduire à de l'oral récité ou à du Power Point lu tout haut. Pour qu'il y ait bénéfice didactique et privilège de l'oral, il faut que cette oralité soit vivante, partagée, qu'elle éclaire, explique ; rapport de personnes à personnes (maïeutique). Notons que l'écrit n'a plus, depuis longtemps, l'exclusivité de l'accumulation du savoir (enregistrements audio et vidéo), ce qui atténue fortement l'opposition oral / écrit.

A l'ésotérisme aristocratique de Platon - "il faut se garder de livrer ses pensées à l'envie et à l'inintelligence de la foule", Jean-Luc Périllié oppose la démocratie de la communication stockable (écrite, entre autres), chère à la philosophie des Lumières (Kant) ; philosophie politique fondée sur les principes de liberté et de publicité (au sens de Habermas). Reste que le savoir, en raison de sa difficulté scientifique intrinsèque, secrète de l'ésotérisme, que l'éducation et la publication visent à réduire le plus possible...

Référence
Sur le rôle du langage et de la mémoire dans l'apprentissage, voir "Les neurones de l'apprentissage".
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dimanche 23 octobre 2011

L'homme de la foule, c'est l'homme du Web

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Edgar Allan Poe, L'hommes des foules, suivi d'un essai de Jean-François Mattei, "Edgar Poe ou le regard vide", Edition Manucius, 2011, 96 p., bibliogr.

Edgar Allan Poe a publié ce conte ("a tale") en 1840. "The Man of the Crowd" est inclus, lors des publications ultérieures, dans les "Mysteries".  L'histoire est simple : le narrateur, dans un café, parcourant un journal, fumant un cigare, observant la rue, se laisse aller à une analyse spontanée des individus de la foule, classant et distinguant les passants selon leurs apparences (vêtements, hexis corporelle, etc.)... Intrigué par un passant qui lui semble inclassable, il le suit dans les rues. Discrète filature. Cet homme, qu'il suit des heures durant, ne fait rien que se noyer dans la foule, parcourant Londres de quartier en quartier à la recherche de foules successives, selon les moments de la journée, foule des magasins et du marché, foule des sorties de bureau, foule du divertissement nocturne... Cet homme passe son temps à rechercher furieusement la foule, comme s'il ne pouvait respirer que dans un bain de foule. Rien d'autre ne se passe.

Edgar Allan Poe termine le conte comme il l'a commencé, empruntant la clé du mystère à une expression allemande pour qualifier un livre : "il ne se laisse pas lire" ("es lässt sich nicht lesen"). L'homme de la foule est comme un gros livre rébarbatif, il ne se laisse pas lire : "peut-être est-ce une grande miséricorde de Dieu" que cette illisibilité (ce sont des mots du "Miserere") de l'homme caché dans la foule, Dieu seul voit ses péchés.
Le narrateur échoue donc dans son enquête ; tout attentif à observer, il ne comprend pas. Aucun signe visible ne l'aide à lire le coeur de cet homme. L'homme de la foule lui échappe. Inutile de continuer à le suivre, il n'apprendra rien de plus qui lui permette de s'identifier à l'inconnu, étranger définitif. "It will be in vain to follow; for I shall learn no more of him, nor of his deeds". Vanité du spectateur, impossibilité de comprendre un tel homme en le suivant, en le regardant (passer), malgré toute l'acuité d'un regard entraîné. On sait tout de lui, tous ses trajets mais pourtant, rien ne le révèle.

Un homme n'est-il compréhensible que comme atome d'une foule, gibier statistique ? Cet "homme de la foule" n'est-ce pas aujourd'hui l'homme des médias numériques ? Celui qui sans cesse se dissout dans des foules virtuelles, se repaissant de la foule de ses "amis" en ligne, sans cesse spamé, "pressé" (crowded, foulé) de déclarer qu'il aime ou n'aime pas, de suivre, de voter, sommé d'être à la mode, au courant... Foules innombrables d'internautes où les algorithmes vont pêcher un savoir : crowd sourcing.
"Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ?" demandait Sartre à l'entrée de son Flaubert (L'idiot de la famille), question à reprendre à propos des outils du Web. Question au coeur de tout ciblage comportemental. Que peut-on apprendre d'un homme dans une foule d'internautes ? Tout, comme le prétendent Google ou Facebook (Open Graph), ou rien d'important ? "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art" dira Baudelaire, "Les foules", Le spleen de Paris.
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