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dimanche 24 mars 2024

Louise Labé : ange ou prostituée ? Poète, en tout cas

Elise Rajchenbach, Louise Labé. La rime féminine, Callype Editions, 112 p.

Voici un livre sur un poète mal connu, autrice du 16ème siècle ("poétesse", "autrice" dit Elise Rajchenbach ; quels affreux mots, mais bon, il faut s'y faire !). 24 sonnets d'amour de "la Belle cordière", auteur "lionnoize" (lyonnaise) née aux débuts des années 1520, 24 sonnets auxquels s'ajoutent 24 poèmes d'homme. Femme d'artisan, elle n'est pas, comme Marguerite de Navarre, soeur du roi. Elle est née à l'époque de François 1er ; Guillaume Budé est alors aux commandes de la culture. Lyon, ville centrale en Europe occidentale, carrefour culturel, est une ville de culture italienne, et Louise Labé composera aussi en italien : elle pourra lire Pétrarque et Dante, entre autres. Elle est musicienne également, pratique le luth :

"Luth, compagnon de ma calamité 
De mes soupirs témoin irréprochable, 
De mes ennuis contrôleur véritable, 
Tu as souvent avec moi lamenté." Sonnet XII. 

(voir "Traduire Louise, Sur le sonnet XII des Euvres de Louïze Labé Lionnoize", 1555) https://journals.openedition.org/rief/3836

Louise Labé apparaît d'abord comme une humaniste, disciple de la grecque Sapho, d'Erasme aussi, entre autres. Ensuite, son livre publié, on la retrouve femme d'affaires dans le milieu financier italien de la région, habile investisseuse d'ailleurs. A-t-elle eu des enfants ? On n'en sait rien. Elle meurt en 1566 laissant une fortune raisonnable à ses héritiers.
Notre fille de cordier avait épousé, classique endogamie, un cordier. Elle fera publier ses poèmes en 1555 chez un imprimeur lyonnais connu ; dans la préface, elle invite les femmes à "élever un peu leurs esprits par dessus leurs quenouilles et fuseaux". Ensuite, se construit autour d'elle une réputation, mais ce n'est que réputation, ou peut-être diffamation : Calvin entre autres est cité, témoin pour le moins discutable. Mais que savait-il des femmes, notre antisémite assassin ? Louise Labé demandera un privilège royal pour publier son ouvrage ; elle le finance elle-même. Pourtant, cette grande dame de la Renaissance française ne fera que deux lignes et demie dans le manuel de littérature français du XXème siècle (Lagarde et Michard, p. 31 du volume consacré au XVIème siècle) quand Ronsard avait droit, lui , à 47 pages. Triste inégalité !

"Il convient d'avouer notre ignorance", reconnaît Elise Rajchenbach, normalienne et spécialiste de la culture littéraire de cette époque, en conclusion de son enquête sur Louise Labé. Son livre qui ne dévoile pas "l'énigme" est honnête, clair, et prudent. Dommage qu'il ne constitue pas l'introduction à l'oeuvre de Louise Labé, qu'elle donne tellement envie de lire. Mais, enfin, on peut encore attendre !

mardi 20 août 2019

Dictionnaire Montaigne, à lire méticuleusement, dans le désordre


Dictionnaire Montaigne, 2013 p.  Sous la direction de Philippe Desan, 2018, Classiques Garnier, Paris

Ce Dictionnaire Montaigne reprend et enrichit en 749 entrées un dictionnaire publié d'abord en 2007. Il est dirigé par Philippe Desan, professeur de littérature à Chicago et spécialiste reconnu de l'oeuvre de Montaigne.
Tout y est et l'on trouve (de) tout dans cet ouvrage : un texte sur Nietzsche, l'article "Mélancolie" ou l'article "Mémoire" (la mémoire est suspecte aux yeux de Montaigne), un article sur la "Femme" et un sur "l'Homme", un article sur le "Judaïsme" (Montaigne descendant de marranes ?)... Chaque article s'accompagne de références bibliographiques, le "Mexique - Pérou", le "Moi", le "Paratexte" des Essais, "Pindare" que Montaigne n'a sans doute pas lu, "Platon" par J-L Viellard-Baron, ou la "Rhétorique"..., sur Pascal" aussi, son ardent lecteur, etc.

A quoi sert un tel ouvrage ? A se retrouver dans l'oeuvre de Montaigne, ou, plutôt aussi, à s'y perdre mais à s'y perdre pour s'y retrouver, ailleurs. Le livre mêle des mots que l'on attend, ainsi la "Pédagogie" et des mots que l'on n'attend guère comme le "Phare de Cordouan" (à l'entrée de l'estuaire de la Gironde) dont Montaigne ne verra pas l'achèvement ou le "Repentir" qu'il dénonce ("la repentance n'apporte que du déplaisir") ou encore l'article sur "Rome" dont il reconnaît "qu'elle est la "seule ville commune et universelle", que la "Bulle de bourgeoisie romaine" (qu'il reçoit le 5 avril 1581) est "un titre vain" mais qu'il l'a reçu avec "beaucoup de plaisir". La "signature" de Montaigne fait aussi l'objet d'un article qui s'essaie à démêler le vrai du faux....

"Je ne peints pas l'estre, je peints le passage", affirmait Montaigne ; le livre évoque les "Revues montaignistes" (que l'auteur a reprises). Ronsard et Montaigne ? Peut-être, sans doute même. Shakespeare a-t-il lu Montaigne ? Les deux sont des culminations de la Renaissance, souligne l'auteur qui hésite à conclure. Terminons avec les "Cannibales" que Montaigne traite avec précaution et prudence. Montaigne est un auteur formidable que cet immense ouvrage tend à montrer par tous les côtés : il y parvient plutôt bien et l'on a bien du mal à refermer le livre dont chaque article ouvre un problème de la lecture de Montaigne au XXIème siècle, qui à son tour en suscite d'autres.

Le format de poche convient bien à cet ouvrage qui pourtant gagnerait à un second mode de présentation, complémentaire, autre, plus polémique et discutant les idées avancées par les auteurs. Un format batailleur donc. Numérique ?

dimanche 10 juillet 2016

Numérisez vos souvenirs ! Linéarité brisée : la dernière bande du magnétophone


La technologie change le statut de la mémoire (écriture, imprimerie, photographie, vidéo). Pour la photo, voir le mode de travail d'Annie Ernaux, s'aidant de photos, les siennes, celles publiées sur les réseaux sociaux, pour reconstituer son passé. La généralisation de la photographie par le smartphone modifie le rapport au présent ; la vidéo lui ajoute une bande-son : cinéma pour tous, par tous.
Mémoire assistée, externalisée. La technologie est prolongement de l'homme selon l'expression de Marshall McLuhan. Prolongement de la mémoire, notre musée personnel, intime. Contre l'oubli, dit un tracte commercial distribué dans la rue, "numérisez vos souvenirs".
Tract commercial sur un pare-brise, Paris, juillet 2016

Pour illuster cet effet de la généralisation des médias numériques personnels, une représention théâtrale est bienvenue : "La Dernière bande", pièce en un acte de Samuel Beckett ("short stage monologue"). La pièce met en scène le rôle de l'enregistrement sonore dans la confrontation d'un vieil homme (69 ans) avec son passé, avec ce qu'il fut, lui, avec sa voix, avec ses idées et ses sensations d'alors, trente ans plus tôt. La pièce a d'abord été écrite en anglais pour la radio anglaise ("Krapp's Last Tape", 1958). Traduite en français par l'auteur lui-même avec Pierre Leiris, le monodrame  est publié aux Editions de Minuit.

A la différence de la photo, l'enregistrement sonore, la voix, comme le téléphone, sont des médias froids (cool) selon la typologie macluhanienne. Leur pauvre définition provoque une forte participation, l'imagination de l'auditeur mobilisant plusieurs sens. Plus qu'un vestige, le passé est présentifié. Le viel homme dialogue avec le jeune homme qu'il fut, il évoque - retouve - une émotion amoureuse, qui date de trente ans auparavant. Soliloque, auto-dérision, déception : "Just been listening to that stupid bastard I took myself for thirty years ago, hard to believe I was ever as bad as that" ("Viens d'écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"). Dépouillement du viel homme ?
Identité ? On n'est plus le même, affublé constamment de son passé. La technologie dissuade de toute illusion à propos de son propre passé. Inutile de l'embellir comme lorsque l'on raconte. Elle altère la linéarité de l'existence, brise la ligne de vie. "Quand vous serez bien vieille..."
Les futures dernières bandes, généralisées, seront les réseaux sociaux et leurs "snaps", "Snapchat memories" après que l'éphémère "everything disappears" ait disparu.

Jacques Weber au Théâtre de l'Œuvre (Paris, 2016)