dimanche 27 décembre 2020

Reconnaissance des objets, des scènes et ekphrasis



Andrew Sprague Becker, The Shield of Achilles and the Poetics of Ekphrasis, Theory, Philology and the shield of Achilles, 200 p., 1995, by Rowman & Littlefield Publishers, Bibiogr., Index general, Index of Ancient Authors and Passages, $23.12 (Kindle edition)

Comment évoquer une image avec des mots ? 
A la source de cette réflexion, se trouve la description du bouclier d'Achille dans L'Illiade (Chant 18, vers 468-608)L'auteur est professeur de lettres grecques et latines au Virginia Polytechnic Institute. Son texte représente une analyse minutieuse du texte grec et constitue une véritable leçon de lecture.
Comment l'écriture d'Homère fabrique-t-elle ses lecteurs/auditeurs, comment forme-t-elle sa propre réception ? Le livre fait appel aux adjectifs, aux verbes, aux déclinaisons pour décrire la manière dont Homère raconte et surtout décrit.

L'ouvrage consitue une exploration de la relation entre les arts visuels et les discours de description verbale, la poésie. Le verbe grec εκφραζειν (qui donne le substantif "ekphrasis") signifie décrire à fond, jusqu'au bout. On le traduit généralement par description d'une oeuvre d'art visuelle, "metaphor for poetry", pour l'auteur, une "vraie description". La description ne s'en tient pas aux apparences matérielles seulement, elle y ajoute ce qui en est connu dans le langage épique.

Ce livre est une véritable leçon de lecture, minutieuse et lucide. L'ouvrage commence par la description dans Laokoon: oder die Grenzen der Malerei und Poesie ; l'oeuvre de Lessing est analysée finement (texte allemand et traduction en anglais). 
Pour sa démonstration, le texte de Andrew Becker mêle le grec original et sa traduction en anglais. La bibiographie est copieuse et les index sont très précis.

samedi 26 décembre 2020

Les Indiens, grands vaincus de l'immigation européenne en Amérique du Nord

Claudio Saunt, Unworthy Republic. The Dispossession of Native Americans and the Road to Indian Territory,  W.W. Norton & Company, 396 p., Index + notes pp. 323-396, 26,95 $,

 Thanksgiving célèbre chaque année en novembre l'amitié des Indiens d'Amérique du Nord pour la petite centaine des envahisseurs européens, en 1621. Passé ce moment annuel de célébration, la situation des Indiens en Amérique du Nord s'est fortement détériorée. C'est ce que ce livre expose et explique en détails sous le titre de "République indigne". Il s'agit de la dépossession des différentes tribus indiennes par la République américaine que présidait alors Andrew Jackson, et leur transfert à l'ouest du Mississippi, et dans des conditions horribles. 

Bien sûr, il y a dans notre culture, les westerns et quelques héros indiens, mais ce sont les Européens qui l'emportent toujours et qui ont écrasé les Indiens, natifs de l'Amérique du Nord, déportés dans des bateaux à vapeur, tués par les maladies.

Le livre est un livre d'historien. "Indian Removal", "Genocide", termes auxquels l'auteur, qui ne nie pas leur valeur historique, préfère les mots : "deportation", "expulsion", "extermination". Cette terminologie plus rigoureuse n'est pas sans évoquer les déportations et les exterminations des Juifs européens : "The United States, the self-described exceptional nation, was not so exceptional in this instance ; it belongs on  a woefully long list of states that sponsored mass deportations. In fact, it was among the first in the modern era to undertake such an operation". Cette opération fit ainsi l'admiration des colons français en Algérie, des Allemands en Afrique et Hitler, qui évoquait les indigènes d'Europe comme des Indiens, déclara que "la volga devait être notre Mississippi"... "Unworthy Republic tells the story of the road to Indian Territory, one of the first state-sponsored  mass expulsions in the modern world".

Le livre expose l'expulsion des Indiens par la bureaucratie de Washington, à partir de mai 1830. L'auteur exploite les documents du gouvernement fédéral. Cette politique d'expulsion se fait à l'avantage des des Etats esclavagistes du Sud ; elle fut acceptée par une très faible majorité du Congrès. "Expulsion was the war the slave owners won". D'autres choix politiques étaient possibles : "Deportation was a political choice". C'est de cette Amérique là aussi que le monde a hérité. L'alliance des banquiers de New York avec les politiciens du Sud et les planteurs l'a emporté grâce à une politique de corruption et de vol, soutenue par des politiciens indifférents et incompétents. "A shameful national legacy", héritage qui se poursuit sans doute aujourd'hui. Cette continuité n'est pas l'objet de ce livre mais on gagnerait sans doute à en savoir d'avantage sur ce point, l'histoire de la colonisation s'en trouverait plus claire.


lundi 7 décembre 2020

Proust et ses multiples musiques

Anne-Lise Gastaldi, Pierre Ivanoff (sous la direction de), Marcel Proust, Une vie en musiques, Paris, Riveneuve / Archimbaud, 2020, 235 p.

Ce petit livre regroupe une vingtaine de contributions diverses, d'universitaires et de journalistes, de musiciens, sur les musiques de Marcel Proust, musiques qui vont de Wagner à Fragson, de Saint-Saëns (qu'il n'aime guère) à Wagner. Chaque auteur s'empare d'un aspect de la relation de Marcel Proust aux musiques et l'explique ou raconte quelques anecdotes.

Myriam Chimènes analyse, en musicologue et historienne, le personnage de Madame Verdurin à travers celui de Marguerite de Saint-Marceaux, grande bourgeoise qui a pu servir de modèle à Marcel Proust. Il s'agit d'une musicienne avertie, "quasi-professionnelle" ; pianiste, "Meg" chante aussi des rôles de Wagner, de Ravel... Ses vendredi réunissaient Gabriel Fauré, Jacques-Emile Blanche, Vincent d'Indy, Claude Debussy, voire Puccini. Quant à Reynaldo Hahn, c'était un fidèle. Mais on peut mentionner aussi Isadora Duncan qui dansait tandis que Ravel était au piano. Les Saint-Marceaux sont snobs, conclura Maurice Ravel. Ce beau travail permet de comprendre mieux comment Proust observe le monde et le transcrit.

Benoît Duteurtre consacre son article à l'ami de Marcel Proust, Reynaldo Hahn, "musicien et dandy", qui aime fredonner, la "cigarette au coin des lèvres". Tout comme Mireille Naturel qui voit dans Reynaldo Hahn le témoin privilégié de l'écriture des Plaisirs et et les jours ; ils sont, l'un et l'autre, amateurs d'un texte de Pierre Loti qui inspirera le catleya, fleur proustienne, s'il en est une. Luc Fraisse, lui, brosse un portrait de Marcel Proust en philosophe ; il nous montre un Proust citant Schopenhauer et Le monde comme volonté et représentation, et constituant ainsi sa "métaphysique de la musique" avec la musique de la petite phrase de Vinteuil. Mais Proust est aussi un connaisseur de Bergson (son cousin : Marcel Proust sera garçon d'honneur au mariage du philosophe en 1892) ; il connaît l'Essai sur les données immédiates de la conscience et Matière et mémoire. Essai sur le relation du corps à l'esprit. Et Proust s'inspire aussi des idées de Richard Wagner. Luc Fraisse s'avère un fin spécialiste de l'oeuvre de Proust. Pierre Boulez évoque les "phénomènes de mémoire" (la madeleine, les pavés inégaux) et souligne la non-linéarité de l'oeuvre proustienne, qui pense en diagonale. Et Jean-Jacques Nattiez approfondit à son tour cette relation de Proust et de Wagner, son "frère en création". 

Et l'on n'en finirait pas de citer le livre tant les approches font voir les relations complexes de l'oeuvre de Marcel Proust à la musique, à toutes sortes de musiques.  Ainsi, la pianiste Anne Queffélec donne à imaginer le travail de l'interprète "qui commence par le regard", certes mais, dit-elle, "on peut détruire la Pieta mais pas "L'art de la fugue".

Voici donc un excellent livre qui fera entendre les différentes petites musiques de l'oeuvre de Marcel Proust. Quand on le laisse pour un moment, on doit abandonner Proust que chaque auteur décrit à sa manière, à la manière dont elles-ils l'ont lu et l'entendent. Ensuite, on peut reprendre le livre et recommencer : à nous ensuite de reprendre Proust et de le lire et l'entendre à notre manière...