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vendredi 8 septembre 2017

Au début était la première phrase


Laurent Nunez, L'énigme des premières phrases, Paris,  2017, Bernard Grasset, 198 p.

On entre dans les livres comme dans les œuvres musicales par la première phrase, après la couverture et divers paratextes qui précèdent et entourent le texte (effet de linéarité). On n'y entre pas comme dans un moulin. Et ces phrases premières ont de l'importance. Ce dont Laurent Nunez veut convaincre ses lecteurs.

L'énigme des premières phrases est consacré aux incipit, aux commencements. Ecrivain, journaliste, spécialiste de littérature, Laurent Nunez, décortique patiemment, mot après mot, les premières phrases de romans (Proust, Zola, Queneau, Perrochon, Flaubert), de poèmes (Aragon, Baudelaire, Apollinaire, Mallarmé), de pièces de théâtre (Racine, Molière). Le résultat est inattendu, brillant ; souvent même, le texte de Laurent Nunez ajoute à l'interprétation courante de l'œuvre avec des informations inattendues, des remarques irrespectueuses, malicieusement cuistres qui réveillent, révèlent le texte analysé.
Laurent Nunez décode, reconstruisant tout l'édifice de l'œuvre à partir des premières pierres. Parfois, on croit percevoir une ironie à peine retenue, comme s'il se moquait de ses lecteurs, de ses anciens professeurs peut-être, des commentateurs autorisés, de lui même, sans doute. "Comment (re)lire les classiques" proclame le bandeau. Pour mettre un peu d'ambiance, Laurent Nunez met en exergue des références plus ou moins subtiles à la chanson populaire : part exemple à propos des deux premiers vers d'Andromaque, "Requiem pour un con", dit l'épigraphe à la Gainsbourg. Francis Cabrel est évoqué par "Petite Marie" à propos de la servante évoquée par Baudelaire (l'épouse de Cabrel s'appelle Mariette, comme la fameuse servante) ; pour L'Etranger d'Albert Camus ("Aujourd'hui, maman est morte", Laurent Nunez cite "Allo maman Bobo" d'Alain Souchon ; puis Dalida ("Parole parole") pour Les faux-monnayeurs de Gide. A propos de Germinal de Zola, romancier naturaliste, on entend : "Y a le printemps qui chante", Claude François). "Besoin de personne" par Véronique Sanson) pour les Confessions de Rousseau, "Bienvenue sur mon boulevard" de Jean-Jacques Goldman (pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert)... A vous de jouer, de deviner, de fredonner ; les juxtapositions peuvent être fertiles et heureuses qui tranchent avec les développements savants de l'auteur. Contact sympathique entre la culture légitime et l'illégitime.

"On lit toujours trop vite", telle est la leçon première de ces exercices de style. Nietzsche, qui se voulait "professeur de la lecture lente", l'a dit et redit : il faut ruminer... Voici des petits textes à lire lentement, en savourant chacune des phrases, épicées exactement. Ne lisons donc pas trop vite le livre de Laurent Nunez.
D'autant que c'est un plaisir, et que c'est plus sérieux, plus profond qu'il n'y paraît. C'est un livre sur le commencement, tout commencement, l'entrée en matière, l'origine, le premier moteur. C'est un livre bourré d'allusions de toutes sortes, triviales ou savantes, on peut jouer à les démasquer, les approfondir, les suivre.
La première phrase fonctionnerait comme l'armature de clef (les altérations) dans une partition, pour déterminer la tonalité du morceau, d'un texte... Lisant un roman, un poème nous n'y sommes pas assez attentifs. Il faut penser au Faust de Goethe, qui, traduisant le grec en allemand, hésitait : "Considère bien la première ligne, que ta plume ne se précipite pas" ("Bedenke wohl die erste Zeile, // Dass deine Feder sich nicht übereile !") ; il s'agissait de commencement, justement : Ἐν ἀρχῇ  ἦν  ὁ λόγος, "au début était... " (première phrase de l'Evangile de Jean). 

Parfois les premières phrases en disent long : voyons la première phrase du Manifeste, "Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus" ("Un fantôme rôde en Europe - le fantôme du communisme") ou encore Descartes qui commence son Discours de la méthode en posant : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".... Connaît-on les premières phrases ? Laurent Nunez donne envie d'aller en consulter d'autres : de Spinoza, L'Ethique : "Per causam sui intelligo id, cujus essentia involvit existentiam" ("Par cause de soi, j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence". Ou de Guy Debord, La société du spectacle qui renvoie à la première phrase du Capital: "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles". Ou encore celle du Tractatus de Wittgenstein, "Die Welt ist alles was der Fall ist" ("le monde est tout ce qui arrive", traduit Pierre Klossowski)... A vous de chercher vos premières phrases préférées... Et il y aurait beaucoup à faire avec les traductions...
Pourquoi pas les dernières phrases ? Car, enfin, on ne commence pas toujours par le commencement. Parfois, il n'y a pas de commencement : quelle serait la première phrase des Pensées de Pascal ? Et les premières phrases des films ?
A propos, rappelons la première phrase du livre de Laurent Nunez : "Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?"

Références
Louis Hay et al., Genèses du roman contemporain. Incipit en entrée en écriture, Paris, CNRS éditions, 2003.

mardi 21 mars 2017

Cloclo : la chanson populaire au temps du 45 tours, une forme moyenne



Philippe Chevallier, La chanson exactement. L'art difficile de Claude François, Paris, 2017, PUF, 286 p., Index, Bibiogr., 19 €.

Diplômé de philosophie qui a publié sur Michel Foucault et Søren Kierkegaard, Philippe Chevallier avait tout pour mépriser sans examen les chansons et le personnage de Claude François. Pourtant, par défi personnel, il a voulu comprendre la fascination populaire qu'exerçait le chanteur, et, les deux étant liées, l'hostilité ethnocentriste de critiques dont il épingle sans pitié les plaisanteries condescendantes et l'ignorance technique : suffisance et insuffisance conjointes, comme d'habitude....

Le livre est une enquête sur la production de la variété très grand public à l'époque de la "reproduction mécanique" (nous sommes en apparence sur la voie de Walter Benjamin, d'Adorno, ou de Marshall McLuhan). L'auteur effectue une analyse méticuleuse, exigeante, respectueuse (husserlienne : "revenir aux choses mêmes") du mode de production des chansons de Claude François, de la division du travail musical qui y préside, des différents métiers du son, de la géographie des studios d'enregistrement, etc. Investigation culturelle qui s'en tient à son objet et dégagée du côté célébrité (pourtant, il y a de quoi faire) : "Penser la musique populaire enregistrée" (chapitre 3), tel est l'objectif presque sans précédent que vise cet ouvrage dont la force et l'originalité théoriques ne doivent pas être masquées par le sujet, si peu légitime. Là où beaucoup dénoncent, Philippe Chevallier énonce : voir la démonstration détaillée à propos de "Alexandrie, Alexandra" (1978).

Le premier chapitre étudie une composante essentielle de la chanson populaire, la "volonté de la reprise : la forme moyenne ne se préoccupe pas de créer, elle recycle ce qui a fait ses preuves". D'où la récupération de chansons américaines (Claude François en avait conçu et organisé une veille systématique), puis leur adaptation au marché français. Répétition, "Rehash" (désagrégé / réagrégé ?), disait John Lennon de la chanson en général (et non "réchauffé" comme on le traduit, ce n'est pas la même cuisine !). Le plagiat serait donc la règle mais comment le définir noblement ? Remarquable analyse de Philippe Chevallier que cet "éloge de la forme moyenne".
En résumé : rigueur et exigence. "Tout chez Claude François sonne juste" ; perfectionniste, de formation classique, batteur de jazz, il a le culte du solfège et de la partition (formation de chant, violon, percussion, batterie, tumba) qui aboutissent à une "maîtrise totale" du produit final (chapitre 2). En fait, Claude François s'avère "créateur de formes" : "ça s'en va et ça revient / c'est fait de tout petits riens / ça se chante et ça se danse, et ça revient, ça se retient" : définition de la forme chanson populaire ? Il y a encore beaucoup à faire pour comprendre le miracle industriel d'une chanson populaire à succès.
Octobre 2017

La chanson de Claude François est inséparable de l'industrie musicale : celle des microsillons 45 tours et du marketing qui les accompagne (cf. "SLC Salut les Copains", l'émission quotidienne, à 5 heures de l'après-midi sur la radio Europe 1 (1959-1969), puis le magazine mensuel du même nom (1962, qui vend 1 million d'exemplaires). Ce marketing de masse a laissé des traces : les fans de Claude François répondent toujours présents (tout comme ceux de Dalida) : Télé7Jours publie, en 2016-2017, 50 CD, "La collection officielle Salut Les Copains" (Polygram / Europe 1) et même un calendrier SLC (dont Claude François illustre le mois de décembre). Homme de média, Claude François racheta le magazine Podium en 1972...
People d'un côté, fans de l'autres. Marché rétro de la nostalgie : "Hier est près de moi" ("yesterday once more") avec "Every sha-la-la-la, every wo-o-wo-o".
Septembre 2017


Claude François sociologue ? Les textes des chansons sont plus sérieux qu'ils n'en ont l'air, à la première écoute ; ils en disent long : "Comme d'habitude" (devenu "My way" avec Frank Sinatra), dit la distance entre les petits matins quotidiens et les grands soirs du grand amour. "Misère du monde". Nous sommes en 1968 et Sheila chante le tube de l'été ("Petite fille de français moyen") tandis que Claude François chante "Le lundi au soleil" dans la grande ville ; rêve de "ne rien faire", nostalgie de la campagne (les foins, le raisin, "la ferme du bonheur"), moderne, actuel. "La chanson populaire pèche le plus souvent par excès de sérieux. Son tort est de toujours dire des choses de la vie", souligne Philippe Chevallier ;  "gravité dans le frivole", disait Baudelaire. Ce que retouve peut-être aujourd'hui la génération de ceux qui se sont fait alors "une certaine idée de la France" (1965) avec les succès de Stone et 2017Charden, Michel Sardou, Sheila...

Qu'en devient-il de ce mode de production et de distribution de la chanson à l'époque de la reproduction numérique, de YouTube, Spotify ou Apple Music ?
Le livre de Philippe Chevallier est un travail de philosophe. Rigoureux, volonté aboutie d'aller "aux choses mêmes" et de ne jamais abandonner "l'attitude d'absence radicale de préjugés" que réclamait Edmund Husserl.

Références
Juillet 2017


Adorno (T.W.), Einleitung in die Musik-sociologie, Zwölf theoretisch Vorlesungen, Frankfurt, Suhrkamp, 1962.
Benjamin (W), Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Frankfurt, Suhrkamp, 1936.
Bourdieu (P) et alUn art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965.
Grignon (C), Passeron (C), Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1989.
Hennion (A), Les professionnels du disque. Une sociologie des variétés, Paris, A-M Métaillié, 1981.
MediaMediorum, Pourquoi BobDylan est important
Hennion (A),Vignolle (J-P), L'économie du disque en France, Paris, Documentation Française, 1978.
Husserl (Edmund), Philosophie als strenge Wissenschaft, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1910 / 2009 (La philosophie comme science rigoureuse, PUF, 1989)
Kracauer (S), Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Frankfurt, Suhrkamp, 1937.

mercredi 22 juin 2016

La Voix humaine au téléphone


"La Voix humaine", Jean Cocteau, Francis Poulenc avec Denise Duval, film de Dominique Delouche, DVD (110 mn, avec deux films de Dominique Delouche dont "Denise Duval revisitée", 72 mn), Editions Ricordi, 2009, 17,14 €. English subtitles.

"La Voix Humaine" est une pièce en un acte de Jean Cocteau (1930), à partir de laquelle un opéra fut créé à l'Opéra Comique à Paris en février 1959 sur une musique de Francis Poulenc, interprété par Denise Duval, soprano, amie du compositeur qui la préféra à Maria Callas pour le rôle (cf. l'interview de Francis Poulenc par Bernard Gavoty). L'orchestre est celui de l'Opéra Comique, dirigé par Georges Prêtre.

Toute l'action se passe au téléphone. Cette pièce est un semi-monologue ; on ne voit et n'entend qu'un seul des deux interlocuteurs de la scène, une femme avec qui son amant vient de rompre (Denise Duval chante en play-back sur le film dont elle est l'unique actrice). Le personnage principal du film est donc le téléphone, mis ainsi en abyme.

Outre l'opéra (1970), Dominique Delouche a réalisé un documentaire consacré à une magistrale leçon d'interprétation donnée par Denise Duval (1921-2016), créatrice du rôle-titre, à Sophie Fournier, mezzo-soprano, accompagnée au piano par Alexandre Tharaud (1998).

En plus de son intérêt musicologique, historique, théâtral et pédagogique (mise en scène, direction d'acteur, leçon de chant), nous retiendrons surtout de cet opéra et du documentaire qui l'accompagne, la mise en évidence, involontaire, des particularités technologiques et médiatiques du téléphone et de leur évolution jusqu'au smartphone actuel. On est loin encore de la VoIP, de Skype, Facetime (Apple), Hangouts (Google) ou même WhatsApp et des casques Bluetooth. Le jeu de Denise Duval illustre les gestes de la personne qui téléphone, son hexis corporelle (maniement du combiné, expressions de la voix, du visage).

Tout d'abord, on observe les limites technologiques de la communication téléphonique : la technologie ne se laisse jamais oublier. En effet, pour communiquer, il faut passer par un intermédiaire, une "demoiselle du  téléphone", une de ces "ombrageuses prêtresses de l'Invisible", comme les appelle Marcel Proust, celles qui assurent la mise en relation avec les centraux téléphoniques ("j'écoute, j'écoute") ; il arrive aussi qu'il y ait plusieurs personnes simultanément sur la même ligne ("raccrochez !"), des coupures... Ensuite s'observe la lourdeur incommode d'un combiné peu maniable, encombrant qui reste relié par un cordon à une prise murale. Le téléphone se révèle un média "cool", de basse définition (low-definition), qui, selon Marshall McLuhan, demande une grande participation (interaction) : "the telephone demands complete participation" (Understanding Media, 1964) ; "La Voix humaine", sa mise en scène, le jeu de l'actrice, les décors même en témoignent.
Occasion aussi de rappeler combien la voix humaine a une histoire et que la prononciation change avec les générations, tout comme les prises de son. La voix date. Notons encore que les enfants d'aujourd'hui, nés avec le smartphone, ne comprennent pas grand chose aux images d'un téléphone du début du siècle avec ses fils, son cadran rotatif, son combiné et ses "demoiselles".

La proximité dramatique du lointain, cette étrange intimité qu'assure la technologie téléphonique sera aussi le thème d'une chanson de Guy Béart à propos des cabines téléphoniques ("Allô, tu m'entends", 1967, ici avec Dalida). Et puis, n'oublions pas : "Le téléphone pleure" par Claude François : "je suis si près de toi avec la voix" (1974).
L'intermédiation téléphonique a fait l'objet d'un sketch comique célèbre, "le 22 à Asnières" (Fernand Raynaud, 1955), emblématique du retard des équipements téléphoniques en France, jusque dans les années 1980.


N.B. "La Voix Humaine", reprise à Paris au Cabaret du Théâtre de Poche Montparnasse en 2016, avec Caroline Casadesus (cf. affiche supra), a retrouvé une actualité.