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samedi 17 septembre 2016

Le livre, entre auteurs et imprimeurs



Roger Chartier, La main de l'auteur et l'esprit de l'imprimeur, Paris, 2015, Gallimard, folio Histoire, 406 p. Index. Notes abondantes (80 p.)

Touche après touche, Roger Chartier retrace, l'histoire du livre avant le 18ème siècle, pour y distinguer la part de l'auteur et celle de l'imprimeur. Cet examen minutieux est riche d'intuitions et de suggestions pour penser le nouveau tournant pris au 21ème siècle par le livre, entre imprimerie et édition numérique.
Cet ouvrage au format de poche rassemble des contributions à l'histoire du livre que l'auteur a dispersées dans diverses revues, actes de colloques, livres collectifs. Il constitue une anthologie commode pour suivre, de cas en cas, la pensée de Roger Chartier, Professeur au Collège de France (Ecrit et cultures dans l'Europe moderne).
Le travail de Roger Chartier est indispensable pour analyser l'histoire de l'écrit en Europe, et donc l'histoire des médias. Pour exposer ses thèses, Roger Chartier choisit des moments particuliers de l'histoire, des pliures exemplaires où se révèle nettement la nature de l'écrit.

Intitulé "la main de l'auteur", un chapitre traite du manuscrit (codex) : archives littéraires, manuscrits d'auteurs, rares avant le 19ème siècle, manuscrits de théâtre des 16 et 17ème siècles ; se révèlent alors le rôle des copistes et des textes préparés pour l'imprimeur par les correcteurs et typographes.

Plusieurs développements sont consacré à la traduction, et à la relation du livre à la scène de théâtre : édition de livres de régies et copies d'acteurs (sorte de prompt book guidant la représentation) ; au centre de l'analyse, les œuvres de Shakespeare et de Cervantes. Roger Chartier étudie également le rôle de la ponctuation dans l'oralité, pour le passage à la scène.

Un chapitre est consacré au texte de Bartolomé de las Casas (1552) sur la colonisation espagnole des Amériques et la destruction des Indiens par l'esclavage et les travaux forcés (15 millions de morts selon Bartolomé de la Casas) : Brevísima relación de la destruyción de la Indias. Roger Chartier suit les traductions et les éditions de ce texte et ses utilisations variées au service de diverses causes politiques et religieuses (Montaigne y puisera).

Un chapitre est consacré aux préliminaires d'un texte, tout ce qui forme le paratexte, selon l'expression de Gérard Genette. Le paratexte comprend préfaces, avant-propos, avertissements, dédicaces, approbation des censeurs, autorisation d'imprimer, etc. La démonstration est menée à partir d'une édition de Don Quichotte : l'intervention de l'imprimeur s'avère primordiale.

La mémoire, "bibliothèque sans livre" ? Roger Grenier évoque à ce propos le rôle des "librillos de memoria", ces sortes de tablettes (writing tables), effaçables et portables, sur lesquelles on écrit avec un stylet et qui fait penser par leur format et leur mobilité aux tablettes actuelles et aux ardoises magiques d'autrefois, qu'évoque Sigmund Freud comme métaphore de l'appareil psychique ("der Wunderblock", 1925).

Les réflexions de Roger Chartier alimentent précieusement et subtilement l'analyse de l'évolution de l'écriture et du livre avec le numérique (voir Ecriture et lecture numériques). Plus que jamais l'histoire des médias éclaire leur présent.

dimanche 27 mai 2012

Auschwitz-Birkenau, lieu de mémoire ?

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Georges Didi-Huberman, Ecorces, Paris, 2012, Editions de Minuit, 74 p.

Les camps de concentration (Konzentrationslager) et d'extermination (Vernichtungslager) sont devenus lieux de mémoire. On les visite. Le tourisme s'en empare. Musées aussi, lieux de culture.
Birkenhau, a été décrété lieu central de l'extermination par l'administration nazie. Georges Didi-Huberman est allé à Birkenau (dit aussi Auschwitz II), lieu dont le nom évoque les bouleaux (die Birken), arbres légendaires de l'Est de l'Europe, arbres chers aux romantiques et aux amoureux. Parcourant ce lieu, appareil photo à la main, Georges Didi-Huberman dit ce qu'il y ressent, ce qu'il pense. Des membres de sa famille sont morts à Birkenau.

Le camp est aménagé pour les visiteurs, tourniquet, fléchage, sémiologie courante du tourisme. Baraquements transformés en stands commerciaux ou nationaux : "sensation pénible", note l'auteur. Le livre est parcouru par une lancinante question : comment faut-il se souvenir ? Comment éduquer ? Que disent, qu'enseignent aujourd'hui ces lieux. Quel acte de communication, d'inculcation représente une visite (il y a beaucoup de visites scolaires) ?
Que disent les photographies prises par l'auteur, que peuvent-des images montrer de l'inimaginable ? Que disent les photographies d'illustration pédagogique, insérées dans des documents et exposées sur des stèles, qui participent à ce lieu de mémoire ? "Faut-il donc simplifier pour transmettre ? Faut-il enjoliver pour éduquer ?" (p. 47). Questions que doit se poser l'institution éducative avec les historiens (les manuels scolaires sont des médias, redoutables) mais aussi les conservateurs de ces musées.
Georges Didi-Huberman analyse son malaise. Le lecteur n'est pas à l'aise non plus. Inconfort salutaire.

Penser après Auschwitz. Bien sûr. Mais on ne peut pas penser sans Auschwitz à l'horizon (cf. Adorno). Il faut penser Auschwitz. Comment ? Des directions ont été données. Il faut, notamment, "penser" la corruption de la langue allemande par le nazisme quotidien que des écrivains germanophones comme Celan, Améry, Klemperer ou Jelinek ont prise pour cible (cf. Lapsus télévisuel et corruption de la langue). Il faut "penser" l'organisation scientifique de l'extermination, sa logistique : la "participation" des "esclaves" aux entreprises industrielles (Krupp, IG Farben, BMW, Volkswagen, etc.). Il faut "penser" l'ordinaire collaboration ("travailler avec") sur laquelle cette extermination et cet esclavage ont pu compter, sans laquelle elle n'aurait pu avoir lieu. Défi lancé à l'éducation et aux médias. Défi relevé par l'oeuvre de Primo Levi (cf. notamment, Le Devoir de mémoire, Editions Mille et Une Nuits, 1995 ;  Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschiwtz, Gallimard, 1989).

Imre Kertész, prix Nobel de littérature, survivant d'Auschwitz, met ce défi au coeur des discours et essais réunis dans L'Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009, 277 p. ; en allemand, Die exilierte Sprache). Kertész évoque "L'angoisse de l'oubli" (p. 80) que partagent depuis toujours les survivants, ajoutant, plus loin (p. 153) que "la délivrance passe par la mémoire". Quel rôle peuvent jouer les médias dans cette mémoire ? Kertész l'évoque à propos du cinéma : il n'aime pas le film de Spielberg ("La liste de Schindler") mais salue celui de Benigni ("La vie est belle").
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dimanche 8 avril 2012

Trop de données ?

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David Weinberger, Too Big to Know: Rethinking Knowledge Now That the Facts Aren't the Facts, Experts Are Everywhere, and the Smartest Person in the Room Is the Room, 2012, 11,69 $ (kindle)

Trop d'informations et de données à notre disposition dont on ne sait pas la valeur (knowledge overload). Comment ces données sont-elles organisées (metadata), liées (hyperlinked) pour nous trouver, tomber sous nos yeux ? D'où nous sont-elles données ?
Le problème a-t-il pris une ampleur nouvelle avec la mise à disposition des conversations, des données personnelles (réseaux sociaux), avec la consultabilité, l'accessibilité de toutes sortes de documents (produits par les bureaucraties, les administrations, les laboratoires, les médias) ? Un tel constat ne semble  pas nouveau ; il est même au principe de la réalisation d'encyclopédies : au 2e siècle avant notre ère en Chine (huainanzi淮南子), au XVIIIe siècle (Europe)...
Chaque époque trie et met en avant des documents, définissant les savoirs importants, légitimes et leurs modes de classement. Les technologies d'accès semblent toujours en retard sur le volume des données qu'elles ont rendu accessibles.
L'ouvrage de David Weinberger, en bon généraliste et journaliste vulgarisateur, tente une synthèse des problèmes et solutions apportés par le Web. Il les énonce dans les termes de la koinè du Web mais, au moins, il nous épargne les pseudo données statistiques de rigueur et invite à penser Internet dans nos vies, depuis nos vies. Le livre a les inconvénients de ses qualités : on aimerait évidemment que certains points soient approfondis, mais ce n'est pas l'objectif.

Avec le Web, ce n'est pas seulement la quantité d'information disponibles qui s'accroît mais aussi les relatives commodités d'accès qui s'améliorent (restant inégales toutefois selon les personnes et les institutions) et surtout le nombre de personnes accédant à ces données. La scolarisation (dont l'apprentissage des langues) réduit les inégalités d'accès à l'écrit (or, "nous sommes gouvernés par des écrits", répète Pierre Legendre) ; le Web réduit les inégalités d'accès aux documents, aux informations, aux données. Ce constat étant dressé et illustré, mais non démontré, les objections sur les nuisances du Web étant écartées (le Web rend bête, etc. objections faîtes déjà à L'Encyclopédie), David Weinberger en vient à des questions plus difficiles, parmi celles-ci :
  • La sélection et la vérification des données (curation, rôle du modérateur) se heurte au volume des données à traiter. La presse, qui fut prompte à se lancer dans l'écriture partagée et l'interaction avec les lecteurs, fut aussi prompte à y renoncer (cf. le cas du wikitorial du Los Angeles Times cité par l'auteur, ou, plus récemment, le cas du quotidien 20 minutes bloquant les commentaires sur les assassinats politiques de Toulouse au nom d'une "charte de modération"). Ces situations soulignent que tout élément publié est un filtrat et que le filtre est la définition opérationnelle de ce qui est dicible ("politiquement correct"), à un moment donné, dans un lieu donné. Le Web n'a pas desserré la censure de l'expression publique.
  • La pensée formée par le livre au long format ("book-shaped thought", "long-form book") par opposition à la pensée issue du Web et des formats courts (d'allure doxographique). Peut-on penser sans les livres, sans que leurs caractéristiques techniques forment la pensée (début / fin, paragraphes, etc.) ? Par son ouverture, le Web exerce une tentation (distraction ?) ; tous les liens qu'il adjoint au savoir exposent, trament un savoir sans fin, un livre qui ne se ferme pas, s'écrit en continu, et tendrait vers une sorte de "grand livre du monde" galiléen. Le Web comme facteur d'irrésolution ?
    • Les publications scientifiques : avec ou sans comité de sélection (les pairs). Trop de science ? Les revues Nature et Science refusent 98% des articles qui leur sont soumis (sans compter l'auto-censure des auteurs). Risque de conformisme et de restriction de l'innovation. Tous experts, crowd science  ?
    • Reste l'exploitation de toutes ces données par le marketing : "Big data". La quantité croissante de données fait produire un saut qualitatif à l'analyse. Mais de cela il est peu question dans cet ouvrage.