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dimanche 18 décembre 2016

Brûler des livres, à n'en pas finir


Guenter Lewy, Harmful and Undesirable. Book Censorship in Nazi Germany, Oxford University Press, 2016, 269 p., Index, Bibliogr. Liste des abréviations et glossaire.

Brûler des livres n'a pas été un événement unique et spontané qui a présidé dans l'enthousiasme à la naissance du pouvoir nazi sur l'Allemagne. Ce fut au contraire une composante constante de la politique culturelle du Troisième Reich.
L'auteur décrit minutieusement l'organisation systématique de la destruction de millions d'ouvrages à laquelle ont collaboré, plus ou moins tacitement, la grande majorité des intellectuels allemands, du début (1933) à la fin (1945) du pouvoir nazi.
Pour durer, cette politique de destruction a bénéficié d'une solide institutionnalisation. Elle s'est épanouie dans une politique assidue de censure et de mise au pas des récalcitrants.

Guenter Lewy est Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis et spécialiste de cette période de l'histoire allemande (il est notamment l'auteur de The Catholic Church and Nazi Germany).
Son ouvrage, dont le titre reprend l'expression utilisée par les nazis pour qualifier les livres dont ils voulaient se débarasser, "schädlich und unerwünschten" (nocifs et indésirables), décrit la progressive banalisation du contrôle total de l'activité intellectuelle par les nazis. Commençant par un rappel de la situation dans l'Allemagne de Weimar et par la manifestation du 10 mai 1933 (die Bücherverbrennung), Guenter Lewy suit la mainmise rapide et systématique des nazis sur les livres et sur l'éducation. La nomination de Goebbels comme ministre de la propagande (Volkauflärung und Propaganda) en constitue une étape importante ; son ministère couvre les médias (presse, radio, musique, théâtre, cinéma et livre). Il crée la RSK (Chambre des Lettres, Reichsschrifttumskammer) qui va établir l'une des principales listes officielles des livres à bannir, liste qui sera mise à jour régulièrement jusqu'à la fin du Reich de douze ans : la RSK publiera encore des interdictions en février 1945. Un fichier préliminaire des auteurs juifs est établi par les services de Alfred Rosenberg ; il comprend 13 000 noms en 1944 (Handbuch aller jüdischen Autoren in deutscher Sprache) : à terme, une Bibliographie de 28 000 noms aurait dû en compter, selon ses auteurs, 90 000...

L'ouvrage montre les nombreuses rivalités de pouvoirs entre les diverses agences et administrations s'estimant responsables de la surveillance des livres : la RSK, la police (Gestapo) et la sécurité intérieure (SD, Sicherheitsdienst), le parti nazi (NSDAP) sans oublier Alfred Rosenberg, responsable nommé par Hitler pour l'idéologie. Ce désordre est manifestement entretenu par Hitler qui divise pour mieux régner. Bientôt, les librairies sont épurées ainsi que les bibliothèques publiques, les bibliothèques scolaires et universitaires, les bibliothèques de prêt... Les stocks des éditeurs sont détruits. Sont visés d'abord les auteurs juifs, communistes, ceux qui critiquent la guerre et la violence : les livres de Erich Maria Remarque (A l'Ouest, rien de nouveau) furent des victimes de prédilection de l'acharnement nazi... Par ailleurs, la censure interdit à certains auteurs de publier sans autorisation préalable, conduisant de nombreux auteurs à n'écrire que "pour le tiroir".

Il aura donc fallu une collaboration appliquée de presque toute la population allemande pour que réussisse une opération de purge politique et culturelle d'une telle ampleur. La responsabilité s'avère totale : toute l'Allemagne est devenue nazie en quelques mois ; on parlait d'ailleurs ironiquement des "Märzlinge", les convertis au nazisme du mois de mars - Hitler obtient les pleins pouvoirs en mars 1933 -. Guenter Lewy  évoque, dans son dernier chapitre, la contribution de nombreux auteurs au pouvoir nazi : opportunistes, ils en tirèrent nombre d'avantages, d'autant que l'émigration d'auteurs talentueux leur laissait beaucoup de place. Plusieurs centaines d'auteurs n'émigrèrent pas, s'en tenant à une pseudo "émigration littéraire intérieure" ("literarische innere Emigration") et assurant ainsi une publicité vivante pour le régime (Aushängeschild) : citons l'historienne Ricarda Huch (elle bénéficia, en 1944, d'un prix de 30 000 RM à l'instigation de Goebbels), le romancier Ernst Jünger (Orages d'acier, 1920), Ernst Wiechert, le poète Gottfried Benn, Gerhart Hauptmann, Erich Kästner et Hans Fallada (soutenus par Goebbels) furent de ces auteurs vivant plus ou moins avantageusement aux limites intérieures du nazisme. Le monde littéraire ne sort pas grandi de cette histoire, et notamment le monde littéraire allemand (le prix Nobel de littérature Günter Grass, moraliste s'il en fut, n'avouera que tardivement son passé de Waffen SS...).

Cet ouvrage de sciences politiques ne peut manquer d'inviter à réfléchir à l'histoire politique contemporaine : une démocratie peut rapidement basculer dans l'horreur et la destruction culturelle...

mercredi 17 février 2016

La presse au miroir d'une Histoire : le meurtre de Weimar


Johann Chapoutot, Le meurtre de Weimar, Paris, puf, 2015, 97 p. Bibliogr

Comment l'Allemagne a-t-elle succombé au nazisme ? Les explications globales sont multiples : l'expérience de la brutalité durant la guerre de 1914-18 (les tranchées, le gaz, etc.), l'humiliation qui fait suit au traité de Versailles, la crise de 1929, le chômage, la collaboration du grand patronnat.... En revanche, les démonstrations menées à partir de cas méthodiquement analysés sont rares. Johann Chapoutot approfondit dans ce livre le cas de l'assassinat par des membres des milices nazies (la SA.) d'un ouvrier communiste en Silésie. "Ce meurtre devint une affaire, et le fait un événement par la vertu du calendrier". Qu'est-ce qui fait qu'un "fait" passe de "divers" à "historique" ?

L'analyse de Johann Chapoutot est précieuse tant au plan des résultats que de la méthodologie mobilisée. Les sources originales répertoriées (une liste de plus de 6 pages) font surtout appel à la presse nazie, au quotidien Völkischer Beobachter dont Hitler est le seul actionnaire ("völkisch" est un terme de la langue nazie, difficile à traduire, qui renvoie à das Volk, le peuple, donc à populaire, populiste). Son sous-titre déclare sans détour son but : Kampfblatt der nationalsozialistischen Bewegung Grossdeutschlands (1920-1945), journal de propagande et "feuille de combat" des militants du parti nazi pour le "grande Allemagne", journal d'ailleurs issu d'un titre antisémite racheté par le NSDAP puis par Hitler.

Tout se passe comme si l'auteur reconstituait à partir de ces documents les raisonnements des acteurs nazis, raisonnements et argumentations dont la presse quotidienne nazie est à la fois le reflet, le témoin et l'acte, un performatif politique, en quelque sorte. Comment la SA (Sturmabteilung) de Ernst Röhm a forcé la main de Hitler, comment la convergence d'un crime et d'une législation d'exception conduisit à l'illégalité puis à la promotion d'une légalité nouvelle (que théoriseront bientôt Alfred Rosenberg puis, bien sûr, Carl Schmitt) ?
Du point de vue méthodologique, il y a dans ce livre beaucoup à retenir sur la relation entre presse et événement, "comment l'historien peut y lire, sous l'écume de l'actualité, les courants profonds de plusieurs histoires". Bien sûr, on ne peut que se demander ce qu'apporterait la confrontation avec la presse du parti communiste (KPD). Mais ce n'est pas ici le sujet.
En plus de la presse nazie, l'auteur illustre et complète son travail à l'aide de brefs commentaires sémiologiques de quelques reproductions d'affiches électorales des différents partis.

Superbe travail, concis, précis, informé, clair. Belle démonstration d'histoire et de science politique des médias.