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jeudi 11 juin 2015

Journalisme et presse : petites histoires d'une Grande Disruption


Mike Hoyt, Michael Shapiro, Anna Hiatt, Tales From the Great Disruption. Insights and Lessons From Journalism's Technological Transformation, Big Roundtable Books, 2015, 192 p, $9,99 (eBook)

Après bien des années glorieuses, la presse quotidienne américaine est confrontée depuis une trentaine d'années à une disruption continue et radicale, et qui va s'accélérant. Grande Disruption comme l'on dit Grande Dépression : rupture de modèle, de paradigme. La disruption commence subrepticement alors que la situation économique de la presse semble florissante et qu'elle vit de manière confortable. Insensibilisée, aveuglée, le presse ne percevra pas la menace tout de suite, refusera d'entendre les alertes ; les journalistes n'ont pas voulu admettre que leur métier était désormais un métier technologique et non plus un métier littéraire : "Newsroom Cassandras [...] were dismissed as cranks and geeks, people obsessed with computers and maybe a startup called America Online".
Les auteurs de l'ouvrage sont journalistes, ils essaient d'imaginer un diagnostic et des solutions, à partir d'études de cas variées,.
Les études de cas concernent surtout les salles de rédaction et les décisions stratégiques prises à propos des contenus. Pas de théorie mais une observation in situ : des journalistes enquêtent sur le journalisme. L'ouvrage est quelque peu romancé mais l'approche éclairante divulgue parfois l'aveuglement de ces spécialistes de la lucidité. Inévitable ?

La première étude concerne un quotidien régional, The Philadelphia Inquirer, propriété du groupe Knight Ridder. Réduction d'effectifs, érosion de la diffusion, baisse des revenus publicitaires : spirale fatale. La solution : "réinventer" ? Formatage des articles, graphiques, etc. (influence de USA Today). L'essentiel du débat est géographique : où mettre l'accent ? Local ou régional, centre ville ou banlieues ? Quant au national et à l'international, on les réduit de plus en plus, mais sans trop être sûr.  Comment savoir ? Interrogés par enquêtes, les lecteurs déclarent tout vouloir, illusion du marketing. "A paper within the paper" ? Une section locale à l'intérieur du journal... Mouvement inverse ? "Transcender la géographie" avec des articles non localisés... Maximiser tout cela sous contraintes, baisser les coûts et augmenter les marges, demandes que martèlent les actionnaires. Beaucoup de pragmatisme de tous les côtés, sans certitude ni direction claire, sans modèle, sans exemple à suivre. Le journal est pris dans la tourmente, sans boussole.

La seconde étude concerne également un quotidien régional, The San Jose Mercury News, le journal de la Silicon Valley. Ce cas est particulièrement intéressant puisqu'il s'agit du quotidien qui avait le mieux anticipé la révolution numérique, "The nation's most tech-savvy newspaper", disait Time magazine. Ce fut le premier quotidien à mettre tout son contenu en ligne et à publier ses scoops sur son site. Dès 1995, après le lancement de Mosaic Communications et de Netscape, navigateurs qui libéraient le journal de l'emprise d'AOL, l'accès au contenu en ligne fut payant (4,95 $ /mois) : les utilisateurs appréciaient particulièrement l'agrégation personnalisée d'infos (News Hound), les archives et les petites annonces. Le journal fut d'abord porté par l'expansion de la Silicon Valley mais bientôt d'autres titres couvrirent l'économie numérique et ses entreprises... Alors on revint en arrière, aux anciennes ornières et à un modèle économique connu, conservateur. Plus avec moins de moyens.

Les cas suivants concernent plusieurs titres : le Huffington Post, agrégateur de contenus publiés uniquement en ligne, faisant appel à des bloggeurs (racheté par AOL, puis par Verizon), le magazine Playboy qui s'estime entravé par Apple dont la boutique d'applis fonctionne comme gatekeeper : "Apple has, slyly and with great force positioned itself as a publishing tastemaker". Apple ne serait donc pas un distributeur neutre... mais en est-il ?
L'ouvrage traite enfin de la longue traîne des créations journalistiques reposant sur un format d'articles long (plus de 1 500 mots), définissant un "slow journalism" ; les sites repartent du contenu, du "plaisir du texte" tant pour les journalistes que pour les lecteurs. On évoque Narratively qui fit appel à Kickstarter pour son financement (crowdfunding),  The Commercial Appeal (Memphis), Longreads, Longform qui sélectionnent, archivent et distribuent les articles au format long. On évoque aussi des applis et services comme Pocket (Read It Later), Flipboard ou Evernote pour le stockage d'articles à lire plus tard.

Appli ny now (juin 2015)
Diagnostic ? Il est modeste et flou. Rien n'est clair encore, la disruption est toujours à l'œuvre...
Dans l'histoire de cette disruption, il est a posteriori facile de voir la cécité des acteurs, journalistes, actionnaires, gestionnaires. Leur inattention à l'essentiel est frappante. Par exemple, un tournant décisif a été assurément pris avec la perte des petites annonces au profit de sites spécialisés comme Craigslist ou Monster.com. Que pouvait le papier contre l'ergonomie technologique des sites ?
La seconde erreur fut de ne pas faire payer et d'adopter pour la presse en ligne un modèle "gratuit" fondé sur le tout publicitaire (no paywalls). Cette abdication sans raison a conduit la presse à se jeter dans la gueule des moteurs de recherche et la course au référencement. Au contraire, si The Wall Street Journal a pu rester payant depuis 1996, c'est en raison de la réputation de qualité de ses contenus, leur exclusive fiabilité (faire payer a même été qualifié un moment de "hopelessely un-webby !).
Pas de modèle économique efficace qui ne se fonde sur le produit, les articles, l'information, la qualité, donc les contenus. Au terme de leur analyse, les auteurs cherchent l'explication primordiale des problèmes de la presse dans les contenus plutôt que dans les formats ou les supports (portabilité, ubiquité). La tentation publicitaire subsiste : le New York Times revient à un modèle gratuit avec publicité pour son son appli nyt now.

Au cours de la lecture, des questions impertinentes émergent. L'une porte sur les enquêtes et les focus groupes : comment connaître les non lecteurs ? Les enquêtés ne savent pas ce qu'ils veulent, ou ne le disent pas... La seconde question concerne la pertinence pour l'économie des médias des prix Pulitzer tellement révérés par les journalistes : en quoi constituent-ils encore un indicateur de qualité de la presse ? Ne témoignent-ils pas surtout d'ethnocentrisme professionnel - comme les prix dans la littérature ou la publicité ?
Jamais, les auteurs ne questionnent radicalement la formation des journalistes (travailleurs de l'information !) dont on pourrait attendre désormais des compétences techniques voire mathématiques (data) ou gestion (cela ne saurait nuire !).
Ce travail pourrait être sous-titré "l'avenir d'une illusion"... Qui a entendu l'avertissement du journaliste Bob Ingle : "We think we are an institution - the last bastion against greed and corruption and government inefficiency. We are our own worst ennemies. We have forgotten how to compete, and we better learn damn fast because we're on Internet time" ? Il est déjà bien tard !

mardi 27 septembre 2011

Zola, les premiers enfants de la presse

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Zola journaliste. Articles et chroniques choisis par Adeline Wrona. Paris, Flammarion, 387 pages, Index, Chronologie, Bibliographie.

Zola journaliste reste d'abord l'auteur du fameux "J'accuse" publié à la une de L'Aurore (13 janvier 1898) pour conspuer l'injustice et défendre le capitaine Dreyfus. Les anti-dreyfusards ne lui pardonneront jamais :  lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon (4 juin 1908), un anti-dreyfusard blessera le commandant Dreyfus présent à la cérémonie.
Zola vit une période essentielle du développement de la presse : "Nous sommes tous les enfants de la presse" écrit-il dans Le Figaro en 1881, alors que naît l'école laïque et obligatoire. Zola rappellera que la presse populaire (Le Petit Journal) « a créé une nouvelle classe de lecteurs», qu'elle a « rendu un réel service : elle apprit à lire, donna le goût de la lecture» (1872).
Cet ouvrage couvre 40 années de journalisme. Comme Baudelaire et comme Gautier, Zola alterne une carrière de romancier et de journaliste, journalisme engagé et journalisme alimentaire : le roman ne paie pas son homme. Dans la presse, il fera tous les métiers, du service des expéditions (Hachette) à la chronique parlementaire en passant par la publicité littéraire, où il apprend beaucoup. En 1866, Zola devient journaliste à temps complet et collabore à de nombreux titres. Si la presse sauve la lecture, Zola estime toutefois qu'elle dévore les romanciers : « il n'y a plus de romancier. Le journal les a dévorés » (1868). Comme ses illustres prédécesseurs, Balzac ou Flaubert, Zola sera publié en feuilleton. Ce n'est qu'avec L'assommoir (1877) qu'il pourra commencer à vivre de son oeuvre littéraire.

Dans le journalisme, Zola voit une propédeutique à la littérature : « pour tout romancier débutant, il y a dans le journalisme une gymnastique excellente, un frottement à la vie quotidienne, dont les écrivains puissants ne peuvent que profiter ». La transition du journalisme à la littérature s'effectue, entre autres, par la publication des recueils d'articles (« la mise en volume est l'épreuve suprême pour les articles»). Faudrait-t-il appliquer cette proposition aux blogs ?
Zola perçoit le danger que représente le goût d'actualité, du scoop :« cette fièvre d'information immédiate et brutale, qui change certains bureaux de rédaction en véritable bureau de police" (juillet 1880) ; mais c'est aussi la presse qui permet le développement de l'affaire Dreyfus.
Zola fut à la fin de sa vie passionné de photo. On se demande quel reporter il eût fait.

Superbe travail d'Adeline Wrona, normalienne et enseignante au CELSA. Cet ouvrage, avec sa remarquable présentation, contribue, comme le Baudelaire et le Gauthier de la même collection, à la compréhension de l'évolution de la presse qui devient à la fin du XIXe siècle un lieu majeur de circulation et de partage des idées. Le volume comporte quelques belles illustrations et l'on peut y lire un Zola mal connu qui, par exemple, traite de la presse française pour un journal russe (page 224) ou encore du lectorat du journal (page 55).
Pour conclure, lisez donc ce beau texte publié dans le Corsaire, à la une, le  24 décembre1872 et qui vaudra à ce titre d'être interdit : "le lendemain de la crise" (p. 212). Quelle presse publierait aujourd'hui un article pourtant aussi actuel ?
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