Ida Ostenberg, Simon Malmberg, Jonas Bjornebye
et al.,
The Moving City. Processions, Passages and Promenades in Ancient Rome, Bloomsbury Academic, London, 2x015-2016, 361 p. , Bibliogr., Index, 35 €
Que peuvent apporter les travaux d'historiens de Rome aux réflexions des urbanistes contemporains ? L'ambiguité du titre "moving city", ville qui bouge, ville émouvante est tout un programme ?
Comment les habitants de Rome vivaient-ils leur ville ? Comment Rome était-elle parcourue ? Comment se lit une ville ? Quelle sémiologie peut rendre compte de la mobilité urbaine ? Des spécialistes de Rome, latinistes, archéologues, historien-nes de l'antiquité ont collaboré à cet ouvrage qui réunit 18 contributions consacrées aux déplacements à Rome, déplacements observés de différents points de vue par différentes disciplines.
La première partie évoque les déplacements des élites sociales et politiques dans la capitale, l'impératrice (Livia), les ambassades, délégations, dignitaires étrangers, les chefs militaires ; tous ces mouvements remarquables, rituels, sont mis en scène précisément ; ils sont effectués pour être remarqués, exhibant leurs escortes de licteurs et leurs costumes. Représentations des pouvoirs (
pompae), ces déplacements gèrent la visibilité sociale, la société du spectacle politique.
La seconde partie examine les déplacements tels que les ont traités la littérature et la langue latines : Horace (
Satires), Virgile, Properce, Ovide, Catulle... Diana Spencer analyse le traité de Marcus Terentius Varro sur la langue latine (
De lingua latina), auteur dont elle est spécialiste. Varro (116-27 avant notre ère) accordait une grande importance aux étymologies et étiologies des termes topographiques (
murus, oppidum, moenia, urbs, porta, via, vicus, forum, pinnae, etc.) et à la relation entre les termes (connotations, corrélations). On n'est pas si loin des hypothèses présidant au
clustering (
Natural Language Processing, NLP). Ces proto-
clusters, tout comme les déclinaisons, structures invisibles aux locuteurs, situent la géographie vécue par les Romains, ils l'inculquent aussi : pensons à la
rythmanalyse, notion empruntée à Henri Lefebvre et à sa poétique de la ville.
La troisième partie traite de processions et de défilés : processions religieuses chrétiennes, triomphes militaires et politiques (celui d'Auguste, ceux des généraux vainqueurs). Les itinéraires des processions s'imposent à la ville, la ponctuent d'églises et d'autels, construisant le plan du cheminement de pélerinages futurs.
Le dernier chapitre est consacré aux transformations de l'urbanisme, comment les habitants incorporent la géographie de leur ville et la redisent pas à pas dans leur déplacements ; capital structuré et structurant, la ville constitue un capital informationnel que mobilisent ses habitants, ses visiteurs dans leur vie quotidienne.
L'objectif global des différents chapitres de l'ouvrage est de mieux comprendre les déplacements en les analysant comme des interactions entre population et monuments (
cityscape). La ville détermine les déplacements par sa topographie et ses constructions. Les déplacements de la population relient les quartiers et les monuments. La ville se donne à lire. Cette approche par l'espace se substitue à l'approche traditionnelle qui mettait l'accent sur l'architecture et la topographie. Les déplacements sont à comprendre comme une communication : affirmation de pouvoirs, de hiérarchies, de concurrence, statuts. Par exemple, l'inaction, la lenteur se lisent comme signes de puissance, la vitesse trahissant souvent la faiblesse.
Malgré les apparences, l'actualité de ce travail multi-disciplinaire est indéniable ; il s'agit de rendre la grande ville, la capitale, intelligible.
On peut penser à la narration de Federico Fellini pour son film
Roma (1972), ou aux déambulations de Louis Aragon dans son roman
Le Paysan de Paris (1926), toutes reconstructions d'espace vécu (Armand Frémont, 1976).
Quelles idées fécondes de telles études qualitatives peuvent-elles suggérer aux travaux sur la ville intelligente (
smart city) mis en œuvre à partir de la data et de l'Internet des choses (
data driven) ?
Voici un grand livre, qui dépayse et dépoussière la réflexion sur la ville, assurément.