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dimanche 2 juin 2024

Lucrèce, relu. Autrement, et tellement mieux

Pierre Vesperini, Lucrèce. Archéologie d'un classique européen, Paris,  Fayard, 414p., Bibliogr, Index, 24€

Voici un grand livre sur un philosophe classique, écrit par un Professeur que l'on ne saurait concevoir plus classique (et normalien) mais aussi formidablement moderne. Tout d'abord, l'ouvrage multiplie les exemples, les références grecques et latines (dans la langue d'origine, surtout en notes).
Surtout, le livre est bien organisé, pédagogiquement. Tout d'abord, la Grèce vue de Rome : l'otium graecum pour Rome qui se perçoit comme "ciuitas erudita", ville savante (selon Ciceron). Puis viennent plusieurs chapitres dont l'un est consacrés au commanditaire du De Natura Rerum, Memmius, dont Lucrèce, poeta, est un "client".

"Lucrèce est périégète" (guide, qui décrit, raconte son voyage), déclare Pierre Vesperini qui souligne que l'ordre des thèmes abordés obéit à une logique selon laquelle chaque chose (res) évoquée fonctionne comme un prétexte (du grec πρόφασις prophasis, en latin, locus) qui provoque d'autres discours, qui, à leur tour, provoquent d'autres discours, et ainsi de suite (p.153). L'illustration, qui vaut démonstration, suit. Ce tissage des choses, leurs connections suivent des listes, des sous-listes non systématiques (on est dans le règne de "apesanteur taxinomique" !, p.170). L'auteur aussi parle du vertige qui peut saisir le lecteur, ou l'auditeur, à suivre "le dédale infini des bibliothèques mentales" que peut faire défiler cette pratique. Tout s'éclaire, et l'on comprend dès lors l'organisation du discours de Lucrèce...

"Lucrèce, quand il écrit, écrit pour l'oreille" (p.102) ; de plus, la lecture à Rome concernait seulement les passages les plus connus qui étaient d'ailleurs aussi, souvent, des passages enseignés par les "grammatici". "On lisait par extraits", affirme Pierre Vesperini (p.178), cette "lecture découpée" renvoyant à la pratique des " conversations lettrées". Et la conclusion s'impose : "Le De natura rerum n'était donc ni désordonné ni incohérent ; ses principes d'ordre et de cohérence n'étaient simplement pas les nôtres" (p. 181).
 Pour teriner, les chapitres X à XVI du livre sont consacrés à la postérité de l'oeuvre de Lucrèce jusqu'aux Lumières, puis bien au-delà, avec Henri Bergson (qui produit un petit manuel de lecture de Lucrèce) et même Bertolt Brecht qui l'a emporté en exil.
Chemin faisant, Pierre Vesperini émet des hypothèses qui débordent largement son objet d'études. Ainsi de l'hypothèse de l'opposition entre culture populaire et culture savante, opposition qui serait née des sociétés bourgeoises. Voilà qui demanderait (dans un autre ouvrage ?) d'amples démonstrations.

Au total, l'ensemble compte 291 pages de texte sur 412 pages. Donc, 30 % de l'ouvrage sont consacrés aux annexes : les notes, la bibliographie, l'index (des noms seulement, mais, et c'est dommage, pas des notions et concepts). La bibliographie ensuite, pertinente mais qui, parfois, mélange un peu tout. Cela dit, les notes sont toujours très riches, suggestives et bienvenues : elles constituent un outil de travail et d'approfondissement important.

L'ouvrage est de remarquable qualité, même si la conclusion est un peu rapide, allusive. Il s'agit d'une "archéologie" (cf. le titre de l'ouvrage) : elle retrace le voyage de l'oeuvre de sa naissance aux siècles récents. La première lecture fait défricher le sujet ; une seconde lecture permet d'en approfondir les conclusions. Reste que l'on voudrait en savoir plus sur la méthode et comprendre les intentions de l'auteur. Alors, il faut lire d'autres ouvrages de lui : j'ai attaqué par La philosophie antique, dont le traiterai prochainement.


mercredi 4 janvier 2017

Smart City ? Rome, ville intelligible



Ida Ostenberg, Simon Malmberg, Jonas Bjornebye et al., The Moving City. Processions, Passages and Promenades in Ancient Rome, Bloomsbury Academic, London, 2x015-2016, 361 p. , Bibliogr., Index, 35 €

Que peuvent apporter les travaux d'historiens de Rome aux réflexions des urbanistes contemporains ? L'ambiguité du titre "moving city", ville qui bouge, ville émouvante est tout un programme ?
Comment les habitants de Rome vivaient-ils leur ville ? Comment Rome était-elle parcourue ? Comment se lit une ville ? Quelle sémiologie peut rendre compte de la mobilité urbaine ? Des spécialistes de Rome, latinistes, archéologues, historien-nes de l'antiquité ont collaboré à cet ouvrage qui réunit 18 contributions consacrées aux déplacements à Rome, déplacements observés de différents points de vue par différentes disciplines.

La première partie évoque les déplacements des élites sociales et politiques dans la capitale, l'impératrice (Livia), les ambassades, délégations, dignitaires étrangers, les chefs militaires ; tous ces mouvements remarquables, rituels, sont mis en scène précisément ; ils sont effectués pour être remarqués, exhibant leurs escortes de licteurs et leurs costumes. Représentations des pouvoirs (pompae), ces déplacements gèrent la visibilité sociale, la société du spectacle politique.

La seconde partie examine les déplacements tels que les ont traités la littérature et la langue latines : Horace (Satires), Virgile, Properce, Ovide, Catulle...  Diana Spencer analyse le traité de Marcus Terentius Varro sur la langue latine (De lingua latina), auteur dont elle est spécialiste. Varro (116-27 avant notre ère) accordait une grande importance aux étymologies et étiologies des termes topographiques (murus, oppidum, moenia, urbs, porta, via, vicus, forum, pinnae, etc.) et à la relation entre les termes (connotations, corrélations). On n'est pas si loin des hypothèses présidant au clustering (Natural Language Processing, NLP). Ces proto-clusters, tout comme les déclinaisons, structures invisibles aux locuteurs, situent la géographie vécue par les Romains, ils l'inculquent aussi : pensons à la rythmanalyse, notion empruntée à Henri Lefebvre et à sa poétique de la ville.

La troisième partie traite de processions et de défilés : processions religieuses chrétiennes, triomphes militaires et politiques (celui d'Auguste, ceux des généraux vainqueurs). Les itinéraires des processions s'imposent à la ville, la ponctuent d'églises et d'autels, construisant le plan du cheminement de pélerinages futurs.

Le dernier chapitre est consacré aux transformations de l'urbanisme, comment les habitants incorporent la géographie de leur ville et la redisent pas à pas dans leur déplacements ; capital structuré et structurant, la ville constitue un capital informationnel que mobilisent ses habitants, ses visiteurs dans leur vie quotidienne.

L'objectif global des différents chapitres de l'ouvrage est de mieux comprendre les déplacements en les analysant comme des interactions entre population et monuments (cityscape). La ville détermine les déplacements par sa topographie et ses constructions. Les déplacements de la population relient les quartiers et les monuments. La ville se donne à lire. Cette approche par l'espace se substitue à l'approche traditionnelle qui mettait l'accent sur l'architecture et la topographie. Les déplacements sont à comprendre comme une communication : affirmation de pouvoirs, de hiérarchies, de concurrence, statuts. Par exemple, l'inaction, la lenteur se lisent comme signes de puissance, la vitesse trahissant souvent la faiblesse.

Malgré les apparences, l'actualité de ce travail multi-disciplinaire est indéniable ; il s'agit de rendre la grande ville, la capitale, intelligible.
On peut penser à la narration de Federico Fellini pour son film Roma (1972), ou aux déambulations de Louis Aragon dans son roman Le Paysan de Paris (1926), toutes reconstructions d'espace vécu (Armand Frémont, 1976).
Quelles idées fécondes de telles études qualitatives peuvent-elles suggérer aux travaux sur la ville intelligente (smart city) mis en œuvre à partir de la data et de l'Internet des choses (data driven) ?

Voici un grand livre, qui dépayse et dépoussière la réflexion sur la ville, assurément.

jeudi 16 juin 2016

Soft Power, euphémiser la domination et l'influence


Mingiang Li (edited by), Soft Power. China's Emerging Strategy in International Politics,  2009.  $13,05 (articles de Mingjiang Li, Gang Chen, Jianfeng Chen, Xiaohe Cheng Xiaogang Deng, Yong Deng, Joshua Kurlantzick, Zhongying Pang, Ignatius Wibowo, Lening Zhang, Yongjin Zhang, Suisheng Zhao, Zhiqun Zhu)

Cet ouvrage reprend, en l'appliquant à la politique culturelle chinoise, la notion de "soft power" (软实力). La notion a été élaborée par Joseph F. Nye dans son ouvrage Bound to Lead. The changing nature of American Power, publié en 1990.

Cette notion de science politique (international affairs) est confuse, voisinant avec un fourre-tout conceptuel mêlant des notions qui empruntent à l'idéologie (appareils idéologiques d'Etat, superstructure, légitimation), à l'impérialisme culturel, au colonialisme. En réalité, le soft power est une idée ancienne, classique, ânonnée depuis longtemps par des générations de jeunes latinistes : Horace déjà avait perçu le rôle de la culture dans les relations internationales quand il évoquait la Grèce, qui, vaincue militairement, brutalement, a finalement vaincu Rome par la culture et les armes, douces, de la langue, de l'éducation... ("Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti latio"Epitres, Livre 2). Par certains de ses aspects, la doctrine du soft power évoque celle du général russe Valery Gerasimov : “nonmilitary means of achieving military and strategic goals has grown and, in many cases, exceeded the power of weapons in their effectiveness".

Le soft power s'apparente à une sorte de "violence symbolique", peu perceptible voire invisible, tandis que le hard power est une violence brute, armée, évidente. A l'un, la séduction, le charme, la persuasion, l'attraction, l'admiration même ; à l'autre, la menace, l'intimidation, la force. Toutefois, la séparation des deux formes de pouvoir reste délicate. Un pouvoir doux peut se retourner : la puissance de certaines marques américaines et de leur marketing (branding) a déjà été dénoncée comme symptôme de domination économique (McDonald's, Coca Cola, Disney, Barbie, etc.).
L'esthétique chinoise (architecture, parfums, mode, cuisine, gastronomie, luxe. Cf. l'ouvrage dirigé par Danielle Elisseeff, Esthétiques du quotidien en Chine, IFM, 2016 ) peut s'apparenter au soft power...

En général, le soft power succède au hard power de l'économie. C'est une arme diplomatique. De ce fait, la participation aux organisations internationales relève aussi du soft power.

Quelles sont les armes du soft power chinois ?
La langue chinoise appartient aussi au soft power, tout comme l'éducation : mise en place du système de romanisation pinyin (拼音), implantation d'Instituts Confucius dans les universités, échanges internationaux d'étudiants. Les technologies linguistiques et les industries de la langue : la traduction automatique est essentielle dans cette perspective (le travail de Baidu, etc.), le but étant d'effacer les barrières linguistiques et d'étendre son marché.

L'ouvrage dirigé par Mingiang Li compte 13 chapitres. Les premiers étudient les discours et les documents officiels chinois sur le soft power et la stratégie qui s'en déduit (c'est aussi un outil de politique intérieure : voir le "Chinese dream", de Xi Jinping ). Dix chapitres traitent des forces et faiblesses du soft power chinois sous l'angle de la politique étrangère (notamment en Asie et en Afrique), de l'économie, de la culture et de l'éducation.
Rappelons que Xi Jinping, Président de la République chinoise, dans son livre The Governance of China (2015) consacre une partie intitulée "Enhance China's Cultural Soft Power" (Discours du 30 décembe 2013 devant le Bureau politique du PCC) ; il y évoque "le charme unique et éternel de la culture chinoise" et invite à réveiller l'héritage culturel de la Chine.

Trois questions ne sont pas abordées, et c'est dommage :
  • Le statut du discours multiculturel, tellement omni-présent : nous pensons notamment aux réflexions de François Jullien sur ce thème. Le discours sur le multiculturalisme (interculturel), et l'humanisme universaliste dont il se revendique, pourraient-ils n'être qu'un paravent du "soft power", une douce illusion ?
  • Où placer les pouvoirs du numérique qui semblent relever à la fois du pouvoir doux et du pouvoir dur, de même que la culture scientifique. Du point de vue chinois actuel, la culture traditionnelle, classique (confucianisme, taoïsme, etc.), relève également du soft power, ainsi que le sport et le divertissement (cinéma, jeux vidéo). La Chine met l'accent sur ces domaines (cfCinéma américain : Wanda, bras droit du Soft Power chinois) et sur les médias ainsi que sur le sport (en juin 2016, le distributeur chinois Suning prend une participation de 70% dans l'Inter de Milan, club de football professionnel). Les gouvernants chinois déclarent que la Chine est encore faible face à l'hégémonie culturelle américaine, qu'il s'agisse de programmes de télévision, de cinéma ou d'information (le rachat du South China Morning Post par Alibaba s'inscrit-il dans cette optique). Xi Jinping, dans l'un de ses discours (27 février 2014), déclare qu'il est nécessaire de faire de la Chine un pouvoir numérique (cyberpower, cyber innovation). C'est sans doute dans cette perspective qu'il faut comprendre la résistance aux armes nouvelles du soft power américain que sont Apple, Facebook ou Google (Netflix ?). L'Europe, en revanche, semble avoir choisi de ne pas résister...
  • Les réflexions théoriques chinoises questionnant la relation entre hard power et soft power ne concernent pas que les Etats-Unis et la Chine (on se souviendra des accords Blum-Byrnes de 1948, ouvrant le marché français au cinéma américain en paiement des dettes de guerre françaises). Le soft power apparaît comme une euphémisation des pouvoirs économique et militaire. La conversion de la domination militaire en domination économique puis en domination culturelle pourrait être analysée comme une conversion de formes de capital (cf. Pierre Bourdieu, sur la conversion de capital économique en capital culturel). La domination culturelle est meilleur marché que la domination militaire, plus acceptable, plus présentable aussi. Revoir à cette lumière l'histoire coloniale et, par exemple, l'histoire des relations américano-japonaises après 1945 (cf. Ruth Benedict, The Chrisanthemum and the Sword, 1946). Revoir aussi le rôle joué par l'ethnologie dans ces politiques.