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jeudi 9 août 2018

La sociologie des rêves : une rêverie de sociologue ?


Bernard Lahire, L'interprétation sociologique des rêves, Paris, éditions la découverte, 2018, 487 p. Index des noms d'auteurs, index thématique et conceptuel

On en rêvait, Bernard Lahire l'a fait, ou du moins il s'y est sérieusement essayé. L'introduction est titrée : "un rêve pour les sciences sociales". Le travail de Bernard Lahire, Professeur à l'ENS, colle de près à l'œuvre capitale de Freud, L'interprétation du rêve (Die Traumdeutung, 1900), dont il analyse la formation, les sources, les conclusions, le mode de production. Dont il pointe aussi - sacrilège ! - les limites, les erreurs.
Livre savant et copieusement documenté, muni d'utiles index et d'une bibliographie précise (20 pages, mais une seule référence à Jacques Lacan - cela va énerver !).
Lecture désormais indispensable pour qui s'intéresse à la formation de la pensée freudienne. Mais ce n'est pas notre propos. Ce qui retient notre attention, c'est la réflexion méthodologique qui accompagne systématiquement le cheminement de Bernard Lahire, qui ne manque jamais, en bourdieusien rigoureux, l'occasion de dégagements méthodologiques, épistémologiques.

Par exemple. Le psychanalyste et le sociologue ont en commun de recourir à l'entretien, plus ou moins directif, plus ou moins long ; et Bernard Lahire d'ironiser à propos de la séance de durée brève que pratiquait Jacques Lacan (cf. page 45 et note page 409). Or, justement, le premier problème commun est celui de la durée des entretiens et de la prise de notes. Quelle est la précision, quelle est la validité des notes du psychanalyste ? On sait l'exigence du compte-rendu de visite pour les médecins (cf. le nombre d'applications s'attaquant au problème de transcription médicale, MT). Souvent, le sociologue enregistre l'entretien, mais quels sont les biais et perturbations induits par la relation enquêteur - enquêté - appareil (sans parler de la caméra !) ?
Si la transcription n'est pas exacte, que vaut l'analyse du rêve qui est toujours, d'abord, une analyse linguistique du travail de transformation accompli par les rêves (Verarbeitung), les "opérations oniriques" (chapitre 11), les jeux avec les mots, la condensation, la métaphore, le déplacement, etc. Question clef, surtout si l'on admet, avec Jacques Lacan, que "l'inconscient, c'est un langage". De plus, que laisse-t-on s'échapper du discours du rêveur ? Le récit de son rêve par un analysant constitue un "texte" oral où les silences parlent, où les hésitations, les intonations contribuent à la signification globale, trahissant des émotions (body language, embodied cognition), etc. Il s'agit donc autant de signifiant que de signifié, les données propres à l'analyse relevant d'abord du signifiant avant de faire sens. Imaginons encore la richesse d'information que pourrait apporter l'analyse des transcriptions rigoureuses des récits de rêves réalisée au moyen des techniques de Natural Language Processing (NLP).

A lire.
Pour donner encore plus envie de lire ce gros ouvrage, citons une phrase de la conclusion, : "Les actes ordinaires de la vie sociale sont beaucoup plus travaillés qu'on ne l'imagine habituellement par nos inconscients socialement constitués, tramés par des analogies pratiques culturellement déterminées" (p. 433). Car comprendre les rêves, et comprendre les vies, relève pour partie de la même logique, des mêmes outils d'analyse. Pour le sociologue, le rêveur est un défi car, comme le soulignait déjà Héraclite, "les hommes éveillés ont un seul univers, qui est commun, alors que chacun des dormeurs s'en retourne dans son monde particulier". La sociologie n'a eu jusqu'à présent affaire qu'aux hommes éveillés... Bernard Lahire promet un second tome à son travail. Sera-t-il question des dormeurs / rêveurs ?

mardi 6 décembre 2011

En un clin d'oeil : le montage infini

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Walter Murch, In the Blink of an Eye. A Perspective on Film Editing, 2d Edition, Los Angeles, Silman-James-Press, 148 p., 1995-2001, 13,95 $.  Foreword by Francis Coppola.

Ce petit livre regoupe une quinzaine de conférences et articles de l’un des meilleurs spécialistes du montage (editing), suivis d’une longue postface consacrée au montage numérique. A Walter Murch, on doit le montage de “Apocalypse Now” (direction Coppola, 1979), de “The English Patient” (direction Minghella, 1966), “The Godfather III” (direction Coppola), il a aussi remixé “American Grafitti” (direction Georges Lucas, 1973). Expert indiscuté.
En plus d’une vision enchantée de la magie du montage, ces textes constituent, par petites touches, un manuel d’histoire économique du cinéma. Walter Murch fait bien percevoir la logique économique du passage au tout numérique, et d’abord la complexité de la période de transition qui s’achève actuellement (cf. Adieu 35). 
Beaucoup de notations sur l'esthétique du cinéma et la division du travail ("mass intimacy"). Les relations réalisateur / montage sont exposées avec finesse (“it is necessary to create a barrier, a cellular wall between shouting and editing”).
Plus profondément, Murch souligne l’homologie entre ce que recherche le monteur et la créativité inattendue (serendipity) née de rencontres fortuites, de plans inattendus. (p. 46). L’infrastructure commune à tout média numérique se déploie de chapitre en chapitre : l’infinie décomposition des contenus (une image est comme un mot, mais infiniment plus riche - écart qui mesure la distance entre lexical à tout faire et sémantique non formalisable). “You may not be able to articulate what you want, but you can recognize it when you see it”. Vanité de la revendication de "savoir absolu" des vendeurs de moteurs de recherche.
Murch décrit le film comme Freud décrit le travail du rêve (déplacement, condensation, etc.). Les coups d'oeil jetés sur les choses, les paysages, les gens lui semblent autant de montages (cuts) ; de gros plans en montage (cut), Walter Murch croit deviner "la nature acrobatique de la pensée même".
Tout petit livre, beaucoup de suggestions, d'idées à poursuivre, d'intuitions... Un grand professionnel.
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